La nuit rouge
J'ai toujours pensé, c'est ironique, que je n'avais jamais eu la chance d'être malheureux. À l'époque je m'évertuais à ouvrir les esprits sur différents sujets engagés - de la politique, de l'écologie et beaucoup de partages d'idéologies alternatives - par le biais de mon travail d'artiste de Cirque. Mais malgré mes efforts, j'ai toujours senti que je ne touchais pas mon public aussi intensément que je l'aurai souhaité. Il est en effet beaucoup plus fort de parler du vécu et de jouer sur ses émotions véritables que de se construire une personnalité scénique - en clair de mentir, d'être acteur - pour parler d'un sujet qui relève de l'engagement. Alors comment parler de pauvreté tandi que je vivais dans l'aisance - voir dans l'opulence, même si je n'en avais pas le sentiment - d'un pays d'Europe, riche à souhait ; comment parler de la guerre et de ses réfugiés qui chaque jour vivaient la misère alors que ma France natale se nourrissait de ces même guerres tout en négociant avec ses voisins, par poignées de centaine, des femmes et hommes qui n'avaient plus ni maison, ni partie, et que l'on se refourguait comme de vieux déchets à enfermer dans des enclos immondes; comment parler d'écologie quand chaque jour je prenais ma voiture, une vieux tromblon diesel, pour traverser la France afin d'y jouer mes spectacles; comment, enfin, parler de révolution quand moi même je rechignais à mettre les pieds dans une manif parce que je pensais - à raison apparement - que ça ne changerait rien ?
Je parcourais donc le monde à la recherche d’un malheur pour qu’enfin je puisse m’exprimer sans arrières pensées autres que celle de partager. Car il s’agit également de ça, de partage, pas d’un don qui créer un sentiment de redevance, pas d’une imposition qui développe la méfiance et pas de moyens détournés - des métaphores et subterfuges - qui ne sont compréhensibles que pour ceux qui veulent bien le voir, et donc inutiles. Dans ces années là, ma vingtaine, j’étais d’un pessimisme malsain - dû à une conscience trop exacerbée de mon environnement couplée à une incapacité de faire abstraction - qui me poussait à penser que seule une catastrophe nous sortirait de la situation dans laquelle nous nous embourbions. Je réalise aujourd’hui combien j’avais raison. Et combien j’avais tort.
Il me faut vous parler de cette nuit là puisqu’elle est le commencement de ce cauchemar et que, j’en ai peur, je suis le seul à pouvoir le faire. Depuis quelques mois je vivais une vie simple, reclus dans le massif pyrénéen où j’avais une petite maison à flanc de montagne et où aucun voisin ne pouvait me déranger. J’étais donc partis ce jour là gravir ma montagne - je l’appelle ainsi puisque j’étais seul à vivre sur ce versant - et m’étant un peu trop attardé je décidai de dormir dans les hauteurs à l’intérieur d’une petite clairière. C’était une chaude nuit d’été qui me laissait voir un ciel étoilé des plus somptueux. J’avais avec moi de quoi manger et un peu d’alcool, je dis un peu mais c’était trop - je m’excluais pour noyer mon pessimisme et buvais pour noyer ma solitude -, de quoi passer une soirée exquise sous la voûte céleste et au milieu des arbres. Ce n’est qu’après avoir terminé ma première bouteille de vin que le ciel commença à s’assombrir, voilé par une espèce de gigantesque nuage noir qui s’élevait lentement depuis les vallées alentour. Intrigué, je décidai de gravir la centaine de mètres qui me séparait de l’orée de la forêt d’où je pouvais avoir une vue dégagée sur le problème - une autre bouteille à la main bien sûr -. Après quelques minutes je dépassai les derniers arbres et montai encore un peu. J’ai du mal à décrire les sentiments qui m’assaillirent lorsque je me suis retourné, une vague de peur mêlée à de l'incompréhension, un peu de curiosité également - que voulez-vous -. Tout autour de ma montagne s’étendait une marre de fumée noirâtre qui m’empêchait de voir en contrebas et, à travers ce bloc nuageux filtrait une lumière rouge-orangée que je ne pu m’empêcher de trouver belle. Ça et là, un trou dans l’épaisse brume me laissait observer un paysage de flammes si intense qu’il me semblait pouvoir en sentir la chaleur. Tout brûlait. Tout, j’en avais la certitude. Peut-être était-ce le caractère irréel de ce tableau qui me le disait. Peut-être était-ce cette part de moi qui avait toujours voulu que notre société s’effondre. Tout brûlait et moi, j’allai finir ma bouteille parce que je ne pouvais rien faire d’autre. J’étais bloqué ici et je préférais oublier. Oublier la fumée, oublier les flammes, oublier la Nuit Rouge.
Pyrénée, 4ème jour PI.
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