Catastrophe annoncée.

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Chialer c'est bien, cela permet d'éliminer les trucs qui sinon ne sortent pas. Comme l'envie de vengeance, par exemple, que je dois oublier. Je finis par traverser la rue, il y a un troquet miteux en face de l'hôtel.

— Bonjour, vous avez des croissants ?

Le barman me tend une panière graisseuse avec quelques viennoiseries déjà desséchées, pendant que cinq paires d'yeux matent mon petit cul, derrière moi.

— Alors, ajoutez un espresso et un cognac. Ristretto, le café.

Je me retourne, les cinq quidams attablés plongent leurs regards dans des jeux à gratter ou une bière éventée.

C'est pas un jour à faire chier la soumise, ils comprennent de suite.

De retour dans la BM, j'appelle Nathalie, je dois être diplomate si je veux arriver à mes fins. Ce n'est pas pour moi, c'est pour Lounis.

— Maîtresse ? Nous devrions parler. Pouvez-vous prendre votre matinée ? J'arrive.

Sur place, je fais face à un bloc de glace, un iceberg. Elle ne montre qu'un masque impassible, sûre d'elle, comme toujours. Ma détermination faiblit aussitôt.

Je l'aime encore.

Je souhaite brusquement que tout s'arrange, que Lounis sorte du coma, que son père porte un t-shirt arc-en-ciel et embrasse son fils. Je suis d'accord pour vivre tenue en laisse et battue, déchue des droits qu'elle m'a accordés, punie, mais qu'on me rende ma Maîtresse Nathalie, celle d'avant. Comme si rien n'était arrivé.

— Maîtresse, tout est ma faute. Je ne mérite pas les efforts que vous faites pour moi. Permettez-moi de vous rester soumise.

— Et oublier ta traitrise ? Donne-moi une raison ?

Je tombe à genoux, la tête inclinée.

— Je vous aime, Madame. Et je crois que je compte pour vous, aussi. Il est encore temps de tout arranger. Il vous est possible de rattraper votre erreur, d'envoyer un démenti au père de Lounis. Il est innocent, punissez-moi à sa place, j'accepterai tout. Effacez le mal que vous avez fait.

La gifle est monumentale, et m'envoie au sol. Je parviens à me redresser, reste assise au sol, étourdie.

— Lounis est dans le coma après une tentative de suicide, par votre faute. Nous sommes responsables, Madame. Vous, encore plus que moi.

L'information la surprend. Elle me toise d'un air indéchiffrable. Elle est évidemment touchée par mon annonce concernant Lounis. Elle sourit imperceptiblement, sans me regarder, semble changer d'attitude, paraît perdre de sa rigidité.

— Tu dois te calmer, tu es hystérique, ma pauvre fille. Je veux bien en parler, mais posément. Je vais nous faire un thé, ne bouge pas.

Elle revient dix minutes plus tard, me tend une tasse.

— Bois, cela va te faire du bien.

Comme dans un mauvais film, la tête me tourne peu après, la tasse m'échappe des doigts. Je la regarde une dernière fois, debout devant moi, les murs se mettent aussi en rotation, je m'écroule sur le tapis avec un bruit sourd et mat.

...

La nuit est tombée quand j'ouvre les yeux. Elle m'a trainée dans la chambre, je suis toujours au sol, entièrement nue, une cage sur mon sexe. Et surtout attachée au cadre du lit, en utilisant la paire de menottes que nous avons achetée ensemble dans un sex-shop. J'avais ri quand elle avait mis ces bracelets doublés de fourrure sous mon nez au magasin, mais cette bonne humeur a disparu. J'ai un mal de tête incroyable, j'ai froid, je tremble. Alors, je l'appelle doucement, puis plus fort.

J'entends un verre qui se brise en tombant sur le sol de la cuisine.

Elle a bu, je le sais au moment même où elle entre dans la chambre. Elle ne titube pas, bien sûr, mais je le sais. Elle ferme la porte, la chambre est insonorisée, en vue de soirées coquines. Elle crie.

— Espèce de petite salope, que veux-tu encore ? Tu ne m'as pas fait perdre assez de temps ? Tu...Tu es une petite pute nocive. Tu donnes ton cul à tout le monde, alors que tu m'appartiens, tu sais ? Sans moi, tu n'es rien, tu entends ça ?

Elle s'approche de moi, me décoche des coups de pied dans les côtes. Les talons pointus de ses chaussures m'éraflent la peau, je saigne. Je me recroqueville en boule et cela démultiplie sa fureur.

— Comment ça ? Elle veut être punie, souffrir à la place de son amant, et elle refuse mes coups ? Je vais te dresser, ma petite chienne, tu vas pleurer pour quelque chose, tu vas me supplier, être enfin honnête avec moi.

Elle revient du salon, sa badine de cuir en main. Elle me rosse de toutes ses forces, au hasard. Je protège mon visage et mon sexe, les coups pleuvent sur mes épaules, mes jambes. Elle me pousse du pied, je bascule, elle frappe mes reins, mes fesses, mes mains. Elle joue aussi de ses poings, me tape la tête contre les barreaux du lit et le sol. Je hurle, je pleure, je la supplie d'arrêter, de ne pas me tuer. Les coups ont entamé ma peau et je suis couverte de sang.

Je me débats si fort que les menottes, heureusement des jouets pour adultes, cèdent, alors je rampe sous le lit.

Elle n'insiste pas et quitte la pièce en m'insultant, claquant la porte derrière elle.

...

Je ramasse mes affaires dans un coin de la chambre, je m'habille avec difficulté. J'ai mal partout, mon corps est zébré de traces profondes, ma joue me brûle, je saigne d'une oreille. J'arrive à contenir mes larmes difficilement, je dois m'assoir sur le lit pour reprendre des forces.

Je sors de la pièce en m'appuyant aux murs, mes mains laissent des traces sombres sur la tapisserie.

Nathalie est dans le salon. Elle fume une cigarette, assise devant une bouteille de rhum au trois-quart vide, hébétée.

— Pars ! Pars ! Je ne veux pas te voir ce soir, me dit-elle, avec un dédain qu'elle feint avec difficulté.

Je reste à la porte, un long moment. Mon corps me pèse, noyau de douleur.

— Nathalie, c'est la fin. Je vous aime tant... mais je ne peux plus. Je ne vous suis plus soumise.

Je ferme derrière moi la porte, sans bruit.

...

De retour chez moi, je me sers un whisky. Je suis extrêmement faible, je ne sais pas quoi faire. Si je me rends aux urgences, je vais être assaillie de questions. Difficile de faire croire que je suis tombée dans l'escalier. Je pense à Lounis, lui est à l'hôpital, je dois prendre de ses nouvelles, mais je ne me sens pas le courage ce soir. Je débranche les caméras. C'est fini, Nathalie.

Je ne trouve pas les clés pour retirer cette foutue cage, ce n'est pas la mienne, mais je l'ai déjà portée. Je dois avoir un double ici, où ? Je dois me laver, me soigner. Arrivée dans la salle de bain, je pose mon verre sur l'étagère, et je m'évanouis en tombant mollement au sol, pour la deuxième fois de la journée.

Je reprends conscience en pleine nuit. Le téléphone sonne, ce doit être elle. Je trouve enfin la clé pour me libérer, je me fais couler un bain. Mes blessures font des volutes rougeâtres dans l'eau chaude. Une fois démaquillée, je découvre un visage plus tuméfié que je ne l'imaginais. Je trouve les coordonnées de l'hôpital, me fais passer pour sa sœur, j'insiste. On finit par me confirmer qu'il n'est plus dans le coma. Toujours en réanimation, mais ses jours ne sont plus en danger.

Je pleure de joie, et de soulagement, aussi.

Je dors un peu, d'un sommeil peuplé de cauchemar. Je m'éveille en criant. Je cherche un docteur pouvant me recevoir aujourd'hui. J'en trouve un pas trop loin, je peux y aller à pied, masquée par un foulard, pour rester discrète.

Je lui raconte tout, ou presque, de ma situation. Du moins une version simple et crédible, j'ai besoin de lui. Oui, je suis de sexe masculin, et je vis avec une femme ; oui, elle est parfois violente. Je l'ai trompée, elle m'a battue. Non, je ne porte pas plainte, je suis consentant. Oui, c'est notre mode de fonctionnement, nous sommes adultes. Il m'ausculte, soigne ma peau, me donne des médicaments. Et un arrêt de travail, huit jours, je n'en aurai pas besoin.

De retour chez moi, j'écris ma lettre de démission, demandant à quitter l'entreprise sans période de préavis. Je place dans l'enveloppe les papiers de la voiture, ses clés. J'ajoute mon exemplaire du contrat signé, barré d'une mention au stylo rouge : Maîtresse révoquée. J'envoie le tout à la boite, à l'attention de Nathalie. En l'absence de sa petite secrétaire soumise, elle ouvre son courrier elle-même. La réponse arrive quarante-huit plus tard. L'entreprise accepte ma démission sans conditions. L'enveloppe contient aussi les clés de la BMW, avec un petit mot accroché : Pas besoin, elle est à toi.

Et mon propre exemplaire du contrat, celui que j'ai barré de ma main. La sienne a entouré d'un épais trait de crayon la mention imprimée Le présent contrat ne peut être moralement annulé que par décision commune des deux parties.

Elle a ajouté en dessous : Nous devons d'abord en parler, Léopold.

...

Je passe les deux mois suivants avec difficulté, mais avec l'aide inespérée du médecin de quartier, qui a rapidement pris de mes nouvelles. Une petite cure d'anti-dépresseurs me fait du bien. Nathalie m'a mise en copie cachée d'un mail qu'elle a envoyé, presque aussitôt, au père de Lounis. Elle s'accuse d'avoir inventé cette affaire de toutes pièces, et d'avoir produit des photos retouchées. Elle déclare que Lounis est son jeune amant et qu'il l'a délaissée. Elle a agi par jalousie, pour le punir et le regrette aujourd'hui.

Je décide de reprendre de nouveau le genre correspondant à mon sexe, et de quitter Paris quelque temps. Cela me coûte, mais je dois faire le point. Mon ancien employeur est d'accord pour que je récupère ma fonction à la rentrée, ils sont heureux de me voir de retour. Au moins, je compte pour quelqu'un, sur cette terre.

Dans une agence de voyage, on me propose un séjour un peu sportif, parfait pour réfléchir sur soi : huit jours de marche sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, sac au dos.

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