IX.
Pire qu’une enclume. Les deux marins avaient longtemps dû traîner le croulant, après qu’il eut découvert le cadavre grignoté par la vermine dans la gorge. Comme un chat dans sa litière, il labourait le sol de ses mains squelettiques.
Ses complaintes s’étaient égarées dans l’air bouillant, dans la garrigue qui était apparue quelques lieues au nord du cadavre, puis sur les parois des arbres grassouillets, au milieu des nuées de moustiques.
C’était comme si ses poumons étaient une poche d’air infinie. Ce qui au départ avait agacé les deux marins, au point qu’Augustin dut être retenu de faire taire l’ancien, les fascinait désormais.
Un souffle à s’attirer tous les spectateurs des Saints Duchés. Les petits bourgeois à la recherche d’occasion pour flamber leur capital, les aristocrates intrigués par cette créature venue d’un autre monde… Cela sentait bon comme des bourses dégueulantes.
La voilà, la vraie paie. Junther jubilait, Augustin tentait de se réfréner.
“T’es sûr qu’il y a pas une clause qui dit que les hanselards vont le saisir ?
- Une clause impliquant des hommes à la peau noire ? Impossible.
- Mais non, gros malin ; une clause incluant des prisonniers.
- Qui a parlé de prisonnier ?”
Le blondinet lança un sourire digne d’un chien rieur. Il reposa le bras du vieillard à terre, et le détailla du sommet du crâne au nombril.
“Hein, mon vieux, y’a que des princes qu’on escorte ici, n’est-ce pas ?”
L’intéressé posa ses billes ambrées sur son visage avant d’aussitôt retourner à ses sangloteries. Dans l’air chaud et poisseux, l’haleine des marins ricanant semblait toute fraîche.
Ils saisirent à nouveau le peau-noire par les épaules et continuèrent à remonter la piste.
Les pirates étaient passés sur la jungle comme un troupeau de sangliers. Derrière eux, un cimetière de plantes fauchées au sabre, la boue retournée comme dans une porcherie. On aurait presque pu les traquer les yeux bandés.
Si la jungle n’offrait qu’une eau boueuse de temps à autres, elle se montrait généreuse en nourriture. Il suffisait de tendre le bras, et des fruits de la taille d’un crâne vous tombaient dans la main.
Junther et Augustin s’habituèrent à suer comme les clients d’un sauna. A leur grande surprise, ce fut le vieillard qui eut du mal à supporter le climat. Souvent, sa poitrine était prise de respirations spasmodiques ; alors Junther et Augustin s’arrêtaient et le laissaient s’allonger contre un arbre. Perdre l’autochtone revenait à perdre espoir.
Dans un enfer pareil, une fièvre suicidaire pouvait bien vite arriver.
Trois jours durant, les marins piétinèrent fanges, lianes et colonies d’insectes inconnus. Et puis, imperceptiblement, la terre retrouva sa capacité à avaler de l’eau. La mer de boue s’assécha, remplacée par de grands couloirs de terre à peine humide, ponctuée de flaques marronasses. Le toit végétal fut également percé à son tour de rayons du Soleil.
Ha, ce démon carbonisateur ne leur avait pas manqué le moins du monde. Cependant, le vieux peau-noire reprit du poil de la bête à vue de nez, aussi cela atténua le désappointement des deux Effreçois.
Au terme des trois jours, ils tombèrent sur une vision digne du plus fou des mirages. Ils durent se frotter les yeux à plusieurs reprises, s’assurer de ne pas avoir perdu la tête, avant de se rendre à l’évidence.
Les traces des pirates s’arrêtaient au pied d’une forteresse.
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