V.
Ce fut par des petits glapissements que les compagnons s’éveillèrent. Le Soleil ne s’était pas tout à fait hissé sur son trône. Augustin attrapa son couteau et chercha la source des bruits.
Junther, désarmé, fut réduit à le suivre à la trace, tandis que les rires se faisaient plus forts.
“Là, sur la biquette”, susurra son compagnon.
Des sortes de petits canidés, de la taille d’un porcelet, aux oreilles longues et dressées comme des voiles, se partageaient gaiement la dépouille de l’ovin. Leur pelage semblait un vêtement découpé dans la nuit, maculé de taches ocre, qui rappelaient des braises abandonnées sur un âtre.
Les deux Effreçois observèrent un instant cette foule de charognards joyeux, tentèrent de percer le secret de ces farces qu’ils paraissaient s’envoyer les uns aux autres, et puis ils se souvinrent que cela se faisait aux dépens de la seule nourriture qu’il leur restait.
Augustin tenta à nouveau son approche féline mais fut cette fois repéré de loin. Les canidés se gaussèrent de sa tentative, mais lorsque le marin fondit sur eux comme un aigle de feu, ils détalèrent sans demander leur reste.
La biquette empestait. Logés dans ses entrailles, des insectes parfois gros comme des cailloux se vautraient entre les intestins, les poumons, serpentaient ses os avant de s’échapper, repus.
“Qu’est-ce qu’on en fait ?” demanda Junther.
L’odeur lui avait méchamment rappelé l’époque des sièges d’Hostelnau et Nesshèmmes. La plupart des soldats avaient été traumatisés par l’hiver interminable. Lui, qui n’était pas frileux, avait plutôt retenu l’été torride qui lui avait succédé. La viande, à peine arrivée au camp, empestait déjà comme le pire des fromages. On avait beau dire, au moins, en hiver, l’air sentait bon.
Le pire était que jamais Junther ne pensa qu’on pusse subir une chaleur plus insupportable encore que celle qui s’était abattue sur les militaires. Et, pourtant, la Terre de Plomb faisait déjà reposer une chape d’air lourd comme un gros haltère, qu’on vous ferait porter en permanence. À chaque pas.
Au moins, les cloques s’étaient apaisées. Les deux amis cheminèrent en suivant le guano, toujours étalé devant eux comme un fil qui les reliait à la vie.
De toute la matinée, ils ne revirent aucun de ces chiens rieurs. Augustin en conclut que les petits malins avaient dû trouver un coin où la terre était plus meuble et s’y étaient installés de jolies maisonnées.
Et puis, vers midi, au prix de nombreuses enjambées sur les quelques tâches d’ombre laissées le long du sentier, les deux marins débouchèrent sur une vision angélique.
Non pas un, ni deux, ni cinq mais bien douze arbres en tout - les deux amis avaient compté à trois reprises - déployaient leur feuillage au-dessus de huttes à toits très bas, faites de terre noire accumulée en grosses bosses.
Fut-ce le sol un peu plus clément, ils se seraient agenouillés dans l’instant face aux puissances du ciel. La morsure de la roche chaude les poussa à préférer une prière intérieure, et à se chercher un point d’observation.
Ils trouvèrent un roc coupé sec, dominé par un autre beaucoup plus massif, et profitèrent de ce répit pour jeter un œil à l’endroit.
Faire la différence entre hutte et simple accident du paysage s’avérait difficile tant il leur fallait plisser les yeux, mais les deux hommes finirent par élever leur compte à vingt-et-une.
Plus surprenant que ce village de troglodytes sans montagnes était le silence qui planait au-dessus de ces habitations primitives. La langue asséchée comme une datte, Junther prit le risque de parler.
“Peuh-êhre qu’ils fonc-honnent comme les hiens hieurs ?
- Hm…” grogna Augustin, en faisant la moue.
Le marin saisit son couteau, serra le manche de toutes ses forces, pria quelque être céleste, et invita son ami à descendre. Ils risquaient l’évanouissement avant la nuit : ils le savaient l’un comme l’autre.
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