VI.
Si les huttes n’avaient été parées de rares trous triangulaires, taillés régulièrement, les marins auraient cru qu’il s’agissait de colonies formées par des fourmis excentriques. Aucun bruit ne s’échappait de l’intérieur, pas la moindre porte n’indiquait un accès. Et vu la fermeté de la terre séchée, impossible d’élargir un trou pour s’y faufiler.
Les deux amis serpentèrent longtemps le village, au prix de pas toujours plus lourds, et puis, alors qu’il était au bord de l’épuisement, Junther remarqua quelque chose.
Une trace de sang séchée.
Aussitôt, Augustin le rejoignit et s’empressa de remonter la piste. Le Soleil frappait de plus en plus fort. La sueur, dès qu’elle se formait sous les aisselles, séchait immédiatement.
En suivant la piste du sang, les deux amis atteignirent une gorge ombragée, prise entre deux falaises.
“H’est… un… pièhe ?” demanda Junther.
Augustin haussa les épaules. Les marins s’engagèrent à pas lents, et découvrirent bientôt une foule de vautours, réparties en cercle dans un coin de la gorge.
Junther maudit le sort pour lui avoir fait lâcher sa carabine pendant la tempête. Il ne se sentait pas de saisir un caillou et d’atteindre sa cible, si bon tireur qu’il fût.
Dès qu’ils arrivèrent entre les bras de la pierre froide, les deux hommes tremblèrent de plaisir comme après l’amour. Dans nos contrées battues par la pluie et le vent, on ne sait pas ce que c’est de sentir ses propres tripes rôtir à l’intérieur de soi.
La plupart des vautours, les laissés pour compte, s’enfuirent en voyant ces deux étrangers s’approcher comme des pantins mal articulés. Seuls restèrent les plus gloutons.
Augustin sursauta en découvrant de quoi se composait leur repas.
Un homme, face contre terre, régalait une joyeuse équipe de charognards. Sa peau avait dû être gangréné par un mal propre à cette terre. Noire comme le charbon, noire comme le pelage des chiens rieurs, noire comme cette terre elle-même.
Aucun cours n’avait mentionné une telle maladie. Si son corps avait disposé d’assez d’eau, il se serait assurément mis à pleurer.
Augustin, d’un geste pataud, envoya voler son poignard sur un vautour qui lui tournait le dos. L’animal s’enfuit d’un battement d’ailes las, suivi par ses compagnons de festin.
Les deux marins se retrouvèrent seul face au damné. Un homme plutôt svelte, habillé légèrement dans des étoffes d’apparence ferreuse. Sur son flanc droit pendait une grosse gourde cintrée d’un fil en son centre.
“Pièhe ? demanda Junther.
- Ohible…” souffla Augustin.
Le marin passa sa langue sur ses lèvres, ramassa un caillou et l’envoya voler sur le corps. Aucune réaction.
“Je hais éhayer…” marmona-t-il.
Junther eut envie de le retenir, mais la chaleur l’avait complètement débilité. Il se contenta de grogner et de s’asseoir en tailleur. L’un d’entre eux devait se sacrifier, et, au fond, il remerciait son ami.
Ce dernier s’approcha calmement du corps, comme s’il s’apprêtait à l’entraîner dans les enfers avec lui. Il ramassa son couteau, coupa la sangle qui reliait la gourde aux épaules, et ouvrit le bouchon.
Douce odeur florale. Quelques arômes d’épices, camouflés derrière. Ses yeux se mouillèrent. Il approcha, tremblotant, le goulot de ses lèvres, et porta le liquide à ses lèvres.
Un pur délice. Impossible pour lui d’en décrire en détails le goût, tant cela était exotique. Il avala une, puis deux gorgées, et s’assit à son tour en face de son ami.
Il fallait attendre.
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