Lénaïc regardait obstinément le fond de son verre de bière, peu désireux de croiser le regard de ses amis Charlie et Enzo assis en face de lui dans une taverne animée de Centralia. Au fond de lui, le jeune homme savait que ses compagnons avaient raison, mais la vérité n’en était pas plus facile à entendre.

Après avoir laissé Séréna absorbée par la lecture d’un livre sur l’union des Arcanes de l’Âme et de l’Esprit, les deux Guetteurs avaient décidé de prendre une soirée de repos en compagnie d’Enzo. Après cette semaine de formation intensive, sans parler des évènements survenus depuis que le Rêveur Noir et Astrid s’en étaient pris à leurs Tisseurs de Rêves, ils estimaient l’avoir bien mérité.

Mais, Lénaïc comprenait à présent qu’il s’agissait ni plus ni moins d’un traquenard pour le forcer à parler de ses sentiments envers la Tisseuse de Rêve dont il avait la charge.

Ce n’était pas la première fois qu’ils avaient cette conversation. Charlie l’avait déjà mis en garde maintes et maintes fois. Il savait que ce qu’il ressentait pour Séréna, ce qu’il avait ressenti pour elle dès l’instant où il avait découvert la jeune femme au travers de ses rêves, mettait en danger ses serments et sa position de Guetteur.

Il avait essayé de se convaincre avec un succès moyen que c’était seulement de l’admiration et du respect. Mais, maintenant que la Terranéenne était ici à Centralia, après l’avoir veillée alors qu’elle était entre la vie et la mort, et après qu’elle ait osé défier la Reine Estrella en personne pour lui, Lénaïc était certain qu’il devait bien compter un peu pour Séréna. À présent qu’il était avéré qu’elle avait du sang Centralien dans les veines, la question de la rupture de serment devenait plus facilement contournable.

Les parents de Lénaïc étaient morts quand il était encore enfant. Il avait grandi chez un oncle et une tante qui avaient déjà élevé trois enfants partis depuis longtemps et n’avaient pas été forcément ravis d’avoir un autre jeune garçon à charge. Il avait tracé son chemin assez seul et entouré de peu d’affection.

Ses aptitudes pour la magie, largement supérieures à la moyenne, lui avaient assuré une place à l’Académie de Magie une fois son Diplôme Général en poche. C’était là-bas qu’il avait fait la connaissance de Charlie et Enzo. Ces derniers étaient plus âgés que lui, mais l’Académie avait un système de parrainage pour l’accueil des nouveaux élèves et c’est ainsi qu’ils étaient devenus amis.

Les Lamoril étaient déjà en couple à l’époque. Enzo avait demandé Charlie en mariage peu après que la jeune femme ait brillamment accompli le Rite des lueurs Sélénites et Lénaïc avait été l’heureux témoin de leur union. Il considérait ses amis comme la famille qu’il avait perdue. Pourtant, ce soir-là, il se serait fort bien passé de la leçon désagréable qu’ils essayaient de lui faire entendre.

- C’était une erreur depuis le début de t’enticher d’elle Lenaïc, reprit Charlie. Je sais que tu n’as pas envie de le reconnaître, mais c’était voué à l’échec.

Lénaïc soupira, levant finalement les yeux vers ses amis.

- Je sais Charlie, je sais... Mais, c’est plus facile à dire qu’à faire. Tu sais ce que c’est, Enzo et toi, vous êtes des âmes sœurs. Je... croyais que c’était Séréna pour moi.

- Écoute, on comprend ce que tu ressens, répondit Enzo en posant sa main sur l’épaule de Lénaïc. Mais, Séréna est dans une position très délicate. Et, toi aussi, comme Guetteur. Tu dois penser à ta mission, à ce qui est le mieux pour elle, et pour le Monde Central.

- C’est justement parce que je pense à elle que je me retrouve dans cette situation, dit Lénaïc en secouant la tête, un rictus amer aux lèvres. Je veux ce qu’il y a de mieux pour Séréna et si ça signifie devoir prendre mes distances... Je le ferai, même si ça me déchire le cœur.

- Ce n’est pas seulement une question de ce que tu ressens pour elle, Lénaïc, continua Charlie après avoir pris une gorgée de sa bière. C’est aussi une question de pouvoir et de responsabilité. Tu as un rôle à jouer et tu ne peux pas te laisser distraire par tes sentiments.

- J’en suis bien conscient, murmura Lénaïc, les yeux fixés sur la table, les mains serrées autour de son verre. C’est juste que... Quand je la regarde, lorsque je vois tout ce qu’elle est capable de faire, comment elle défie les attentes... Je ne peux pas m’empêcher de l’admirer. De vouloir être là pour elle.

- Et tu peux l’être en tant qu’ami, comme Guetteur, fit Enzo en acquiesçant doucement. C’est peut-être là que tu lui seras le plus utile. En veillant à ce qu’elle reste en sécurité, en l’aidant à naviguer dans ce monde qui est encore nouveau pour elle.

- Je suppose que vous avez raison, admit finalement Lénaïc, ses épaules s’affaissant sous le poids de sa résignation. Je vais prendre du recul, pour elle, pour Centralia. C’est le moins que je puisse faire.

– C’est tout ce que nous pouvons faire, dit Charlie en souriant tristement, comprenant la douleur de son ami. Faire ce qui est juste, même quand c’est difficile. Séréna a besoin de toi, de nous, pour être fort pour elle. Elle a des batailles plus grandes à mener.

Lénaïc resta un moment silencieux, puis finalement hocha la tête, l’acceptation pesait lourd dans son cœur.

- Pour Séréna alors. Pour son bien et pour l’avenir de Centralia.

Il leva son verre avec un sourire forcé aux lèvres.

- Aux responsabilités.

Charlie et Enzo levèrent leurs verres en écho, unis dans leur soutien à leur ami.

- Aux responsabilités, répétèrent-ils, conscients du poids de leurs mots.

Charlie reposa son verre, échangeant un regard complice avec Enzo avant de reprendre la parole :

- Lénaïc, il y a autre chose que tu dois comprendre. Séréna... elle éprouve des sentiments pour quelqu’un d’autre.

- Tu parles du Prince Armand, n’est-ce pas ? interrogea Lénaïc en fronçant les sourcils. Son cœur se serra. J’avais remarqué leur... complicité. Mais je pensais que...

- Tu pensais que c’était passager ? Que tu avais une chance ? coupa doucement Charlie. Séréna et le Prince ont une connexion spéciale, c’est évident. Si tu veux vraiment le meilleur pour elle, tu dois accepter cette réalité.

Lénaïc resta silencieux, digérant les mots de Charlie. La vérité faisait mal. C’est alors qu’il ressentit un frémissement étrange dans son lien de Guetteur avec Séréna. Comme si elle Rêvait. Mais c’était impossible. Elle prenait correctement la potion de Zélie, Charlie s’en était assurée chaque soir. Et pourtant...

- Ça ne va pas, dit-il en se redressant.

Mais, Charlie se méprit sur sa réaction et posa sa main sur celle de Lénaïc dans un geste de soutien.

- Tu seras toujours important pour elle en tant qu’ami et protecteur. Tu as un rôle crucial à jouer dans sa vie, ne l’oublie pas.

- Non... Enfin oui, bredouilla Lénaïc, pourtant il ne s’agit pas de ça. Elle est en train de Rêver ! Elle a matérialisé son esprit sur une Lune, je le ressens par le lien.

- Mais, c’est impossible, s’exclama Enzo. Vous disiez qu’elle ne pouvait pas rêver de cette façon. Pas avec le médicament de la guérisseuse.

- Sauf si elle ne l’a pas pris, dit sombrement Charlie. Lénaïc, tu lui as dit qu’on allait sortir ce soir. Je ne voulais pas parce que j’avais peur qu’elle se sente frustrée de ne pas pouvoir se joindre à nous, néanmoins, elle s’est montrée étrangement conciliante... Et, le professeur Sylbaria m’a prévenue qu’elle allait également s’absenter ce soir... Par les arcanes ! Elle nous a eus !

Lénaïc bondit et sortit précipitamment de la taverne. Dès qu’il eut atteint la rue, il se proclipsa immédiatement vers l’Académie. Il était normalement impossible de se proclipser dans l’enceinte de l’établissement. L’édifice était bardé de défenses magiques. Une exception avait été concédée pour l’arrivée de Charlie et Séréna puis pour l’entraînement de la jeune Terranéenne, mais Lénaïc ne bénéficiait pas de ce privilège.

Il atterrit donc dans le hall du vieux manoir et se mit à courir vers l’aile des professeurs, Charlie et Enzo sur ses talons. Il était très tard et ils ne croisèrent personne dans les couloirs. Un sentiment d’urgence prédominait désormais dans le lien qui unissait Lénaïc à Séréna. Cette magie qui liait le Guetteur à son Tisseur de Rêve, permettait au premier de savoir lorsque le second Rêvait afin de le rejoindre sur sa Lune pour veiller sur ses songes.

Ce même lien que Lénaïc n’avait pas pu utiliser pour localiser Séréna lorsqu’elle avait disparu avec Armand tant la peur qu’éprouvait la jeune femme étouffait son pouvoir. Que le lien fasse l’objet d’une résurgence précisément à cet instant demeurait inexpliquable pour Lénaïc, mais avait le mérite de tomber à pic.

Il accéléra dans la dernière ligne droite et se rua dans la chambre de Séréna. Il la trouva étendue sur son lit endormie. Mais, la puissance qu’elle mobilisait pour déployer sa magie des Rêves était telle que de la lumière s’échappait de son corps, formant un halo scintillant autour d’elle.

Lenaïc ne pourrait jamais se proclipser jusqu’à l’esprit de la jeune femme à temps. Les portails de proclipsion étaient fermés, seuls ceux ouvrant sur le front étaient ouverts et solidement gardés.

Le temps pour lui de sauter de Lune en Lune jusqu’à elle et il serait trop tard. À l’instant où leurs ennemis allaient ressentir la puissance de son pouvoir si loin de Centralia, ils allaient fondre sur elle, et même avec sa nouvelle maîtrise, Séréna n’était pas prête à leur faire face seule.