Chapitre 33 (première partie)

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Fort William, mai 1746

- Où est Charles ?

La voix grave et autoritaire, d'un calme trompeur, de Luxley me répétait encore et toujours la même question. Et je répondis, une nouvelle fois :

- Je l'ignore.

- Très bien. Alors ? Où est ton mari ?

- A... Skye...

Une nouvelle gifle me frappa le visage et je retombai à terre. Un violent coup de pied m'atteignit au ventre et je crus défaillir.

- Sale petite menteuse ! Ton bâtard de mari est avec les Jacobites ! Je le sais ! Si tu crois que je n'ai pas mes informateurs... On l'a vu partir avec l'armée et on l'a vu revenir avec des fuyards.

Je ne répondis rien. Je me demandai simplement si Luxley ne confondait pas Kyrian et Kyle. Auquel cas, je devais encore plus lui faire croire qu'il se trouvait sur Skye. L'île me semblait un refuge et surtout, un lieu imprenable par les Anglais. Je n'imaginais pas encore qu'ils allaient tout dévaster et faire des Highlands un champ de ruines.

Luxley fit quelques pas autour de moi. Nous n'avions pas quitté le petit bureau où j'avais été conduite à notre arrivée au fort. Je n'avais vu personne d'autre depuis ce moment. A la clarté du jour qui commençait à décliner, j'en conclus que cela faisait des heures qu'il m'interrogeait. Je n'avais pas varié d'un mot. Je voulais gagner du temps, protéger Jennie, Kyle et les enfants. Je m'efforçais de ne pas penser à Alex, abattu comme un chien alors qu'il tentait de me défendre. Je m'en voudrais toujours de m'être débattue. Si je n'avais pas résisté... mais peut-être qu'Alex se serait quand même interposé. Peut-être que cela n'aurait rien changé.

Les yeux à demi-ouverts, je vis ses bottes parfaitement cirées se rapprocher de moi. Il marchait d'un pas lent, assuré. Pour l'heure, outre me poser les sempiternelles mêmes questions, il n'avait fait que me battre ou me gifler, me donner des coups au visage, dans le ventre, le dos. Coups de pied, coups de canne.

Il se pencha vers moi et me tira durement par les cheveux. Son visage était face au mien. Dans ses yeux sombres brillaient une flamme dangereuse et perverse. Dès l'instant où j'avais été faite prisonnière, je m'étais souvenue de ce qu'il avait fait à Jennie et je m'attendais à devoir, moi aussi, subir ses assauts de violence et de haine. Je ne savais pas si je serais capable de le supporter.

- Très bien, me cracha-t-il au visage. Tu te tais. Mais nous le trouverons. Votre prince de pacotille et tous ses alliés. Et s'il le faut, nous brûlerons chaque maison, chaque grange. Nous ratisserons chaque bosquet, chaque colline. Il ne restera plus rien de votre sale pays !

- Vous n'aviez qu'à ne pas y mettre vos sales pattes, si vous le trouvez si laid ! lançai-je avec force.

Une nouvelle gifle me renvoya au sol. Ne pas le provoquer. Je n'aurais pas dû le provoquer. Mais cela avait été plus fort que moi. Je ne pouvais pas ne pas lutter.

Il s'éloigna de moi et je l'entendis se servir un verre, puis déguster quelques gorgées. Cela devait terriblement le fatiguer que de frapper une femme sans défense. J'avais fermé les yeux et je m'efforçais de reprendre mon souffle, de faire abstraction de la douleur causée par les multiples contusions qui marquaient mon corps.

- Puisque tu les aimes tant, tes Highlanders, je vais t'envoyer les rejoindre... Et on verra alors si tu chantes toujours la même chanson !

Il ouvrit alors la porte et il cria :

- Gardes !

Des pas dans le couloir et deux hommes entrèrent à sa suite.

- Emmenez-la au cachot, avec les prisonniers. Quelques heures avec des brutes et des brigands qui n'ont pas vu une femme depuis des semaines...

Me tirant à nouveau par les cheveux, il me dit :

- A mon avis, ma jolie, tu vas me supplier bien vite de revenir te chercher... Et tu parleras, crois-moi !

Les soldats me soulevèrent comme un fétu de paille et me traînèrent avec eux. Je ne cherchai pas à résister, à lutter. Je ne savais pas où ils me conduisaient. Tout ce que je savais, c'était que ce ne pourrait être pire que rester avec Luxley et que plus il y aurait de distance entre lui et moi et mieux ce serait pour moi.

Même si je n'avais pas encore idée de ce que pouvait être un des cachots surpeuplés de Fort William.

**

Au bout d'un couloir sombre, un des soldats ouvrit une lourde porte ferrée. Une odeur assez forte parvint à mes narines et j'eus du mal à distinguer ce que la lueur des torches me montrait. Il me poussa en avant et dit simplement, avec un ton qui se voulait ironique :

- Passez une bonne nuit, My Lady !

Et la porte se referma sur moi.

Je distinguai des silhouettes. Je perçus des raclements de pieds. Puis je sentis des mains me toucher, me palper. Je frémis de la tête aux pieds quand l'une empoigna mes fesses et les pétrit avec force. Je tenais à peine debout après les coups infligés par Luxley et je n'aspirais qu'à une chose, m'asseoir dans un coin et dormir. Je n'avais même pas faim alors que mon dernier repas remontait au bout de pain et à l'écuelle de soupe du matin.

Une voix grave, avec un accent très prononcé que j'identifiai comme un accent du nord, car il me rappelait celui de Kyle, se fit entendre à mon oreille :

- Ben, dam... Y nous gâtent, les gars ! Une donzelle qu'on nous envoie ! Et bien charnue en plus ! Avancez donc qu'on voit un peu vot'minois !

Et il (ou un autre ?) me poussa vers le centre de la pièce. Quelques torches l'éclairaient, projetant plus d'ombres que de lumière sur le sol sale et les murs suintants.

- Mais elle boite, la coquine ! Montre-nous donc tes jambes qu'on voit ça d'un peu plus près !

- Ne me touchez pas ! lançai-je maintenant que j'avais repris mes esprits et que je pouvais distinguer au moins une bonne vingtaine de silhouettes autour de moi. Je suis Lady Héloïse d'Inverie, l'épouse de Kyrian MacLeod !

Peut-être que ce nom ne leur dirait rien, mais au moins, je voulais affirmer avec force qu'ils n'avaient pas à faire à n'importe qui. Et que je ne me laisserais pas faire non plus. Toute la force que j'avais gardée et dont je n'avais pu user face à Luxley, j'allais m'en servir maintenant.

- Une lady ! Rien que ça !

Et un rire gras ponctua ces paroles, mais il fut bien vite interrompu par une autre voix, avec un accent que j'identifiai bien mieux et dont les échos m'apportèrent une vague espérance. C'était un homme de par chez moi qui parlait là :

- Taisez-vous, bande d'ignares ! Lady Héloïse ! Approchez, que je vous voie mieux.

Il y eut quelques murmures, mais les ombres qui m'entouraient s'éloignèrent. Je fis quelques pas et je sentis que les hommes autour de moi devenaient hésitants, presque craintifs. Celui qui avait parlé et interrompu leurs commentaires graveleux était-il leur chef ? Voudrait-il se servir en premier ? Prenant une profonde inspiration et puisant dans tout mon courage, je continuai à avancer vers lui.

Il se saisit d'une des torches qui était accrochée au mur et l'approcha de mon visage. Je distinguai à peine ses traits : un visage barbu, des cheveux plutôt clairs, châtain peut-être ou blond foncé - difficile à dire en ce lieu sombre -, un regard assuré. Mais déjà la lueur de la torche s'éloignait de lui et se rapprochait de moi. Je clignai un instant des yeux, mais les rouvris bien vite.

- Grand Dieu ! C'est bien vous ! Mais que faites-vous donc ici ?

Avant que j'aie pu répondre, il se tourna vers les autres et la lumière de la torche balaya tout le cachot.

- A genoux, hommes d'Inverie ! A genoux, hommes de Glencoe ! A genoux, hommes de Mull, de Kilchoan, d'Invergarry et d'Oban ! A genoux !

Et il fut le premier à poser genou à terre, devant moi, et à incliner la tête. Stupéfaite, je vis tous les autres, un par un, faire de même, sans protester. Puis celui qui était donc visiblement le chef se redressa et me fixa à nouveau :

- Vous allez devoir me raconter ce que vous faites ici.

- Qui êtes-vous ? demandai-je d'une voix hésitante.

Je perçus un mince sourire à sa réponse :

- Vous ne me reconnaissez pas ?

Je secouai la tête en signe de négation, mais il poursuivit :

- Je le comprends. Vous ne m'avez vu qu'une seule fois, il y a longtemps... Vous m'avez peut-être oublié, Lady Héloïse, mais moi, je ne vous ai pas oubliée. Et je n'ai pas oublié que moi et ma famille, nous vous devons la vie.

Je penchai la tête, légèrement de côté, toujours dans l'expectative.

- Rappelez-vous d'un jour d'automne, sur le chemin entre nulle part et Strathan... Une famille à l'abandon, errant vers la mort.

Mes yeux s'ouvrirent en grand.

- Je suis le garçon auquel votre époux avait donné un grand pain à partager entre nous. Mais grâce à vous, nous avons pu avoir un toit, un abri. Un champ à cultiver. Ma mère, mes frères et mes sœurs ne sont pas morts de faim, grâce à vous. Je suis Torquil, de Glendessary.

Je le fixai, entre étonnement et soulagement. Heureuse de savoir que lui et les siens s'en étaient bien sortis. Je me souvenais avoir demandé à John Delaery de leurs nouvelles, lors de ses premières visites. Il m'avait alors assuré que cette famille, réfugiée du clan des Campbell, n'avait pas démérité de l'aide que nous lui avions apportée et que tous les enfants avaient survécu. Cela m'avait suffi et je devais bien reconnaître que je n'avais pas souvent pensé à eux ces dernières années, ayant suffisamment de préoccupations comme cela.

La peur que j'avais éprouvée au cours des dernières heures reflua et je sentis soudain que tout vacillait autour de moi. Torquil reposa d'un geste sec la torche sur son support et me soutins alors que j'allais m'évanouir. Les hommes agenouillés se relevèrent et l'un d'entre eux l'aida à m'amener jusqu'à une planche de bois solidement fixée dans un des murs.

- Vous êtes pâle... Avez-vous mangé, au moins ?

- Pas... depuis ce matin.

Il cracha un juron et aussitôt, sans même qu'il ait émis la moindre remarque, un des prisonniers cogna violemment à la porte en criant :

- La soupe !

Avant que je comprenne ce qui m'arrivait vraiment, je me retrouvai avec un bol fumant entre les mains. La soupe était grossière, mais elle s'avéra fort réconfortante pour mon estomac qui criait famine et mon corps endolori. Les prisonniers mangeaient en silence, les uns assis à même le sol, les autres debout, parfois appuyés contre un mur. Torquil restait debout près de moi. J'avais compris qu'aucun des hommes présents ne me ferait de mal, n'essayerait même pas de me toucher. Et il veillerait à ce qu'aucun ne me manquât de respect, ni par le geste, ni par la parole, j'en avais l'intime conviction.

Tout en mangeant, Torquil m'expliqua succinctement les raisons pour lesquelles il se trouvait là, ainsi qu'une partie des prisonniers. Quelques-uns étaient des brigands, mais finalement, fort peu. La plupart étaient des hommes qui avaient quitté l'armée jacobite alors qu'elle remontait vers le nord et qui avaient été arrêtés par des patrouilles anglaises. Quelques-uns étaient des paysans, accusés d'avoir caché ces mêmes rebelles. Lui et deux autres avaient un parcours un peu différent : il avait quitté Glendessary cinq ans plus tôt, alors qu'il avait à peine vingt ans, pour faire partie de la petite troupe de soldats que John Delaery avait montée pour protéger la frontière avec le clan Campbell. Mais il n'avait participé à ces patrouilles que durant une année environ, avant de se faire enrôler par le chef d'une troupe de la Garde, au service des MacKenzie. Tant qu'il s'agissait de batailler contre Campbell, quelles que soient les couleurs, il était prêt à y aller. Il avait été arrêté avec ses deux compagnons quelques semaines plus tôt, fin mars, avant même la bataille de Culloden. De ce que je compris, il avait été dénoncé. Il pensait que des hommes de Campbell étaient derrière tout cela.

Alors qu'il mentionnait l'armée jacobite, je demandai si, parmi les anciens soldats de cette armée, certains étaient allés vers le nord. Aucun des prisonniers présents n'avaient participé à la terrible bataille, mais ils en avaient entendu parler. Je les sentis hésitants à me livrer ce qu'ils en savaient. L'un d'eux se lança pourtant :

- Je faisais partie d'une petite escouade qui remontait vers le nord, commença-t-il. Nous avions reçu l'ordre de nous regrouper vers Inverness. Nous allions par les collines, en groupes plus ou moins fournis. Certains avaient pu rester près de leur laird, d'autres étaient plus éparpillés. J'étais un de ceux-là. Nous avons été interceptés par une patrouille à hauteur de Fort Augustus, sans jamais avoir pu trouver trace de l'armée jacobite. Nous avons été emprisonnés un moment là-bas, et là, nous avons été rejoints par des prisonniers, après la bataille. Ils y avaient participé. Ils nous ont dit que cela avait été une véritable boucherie. Que les Anglais achevaient même les blessés, sans aucune pitié. Il paraît que beaucoup de lairds sont morts. Mais je n'en sais pas plus, My Lady, ajouta-t-il presque en s'excusant.

Ces propos ne faisaient que confirmer ce que j'avais déjà entendu dire. Et, bien entendu, cet homme ignorait tout de ce que Kyrian et Hugues avaient pu devenir. Lui poser la question était inutile. Je m'abîmai alors dans le silence, lorsque Torquil s'assit sur les talons, face à moi, et me dit :

- Maintenant, vous allez nous dire comment vous, vous avez atterri ici. Comme se fait-il que l'épouse de mon laird se trouve dans une geôle de Fort William ?

Je racontai brièvement ce qu'il était advenu. Je tus cependant la participation de Kyrian à la rébellion, mais tous s'en doutaient. Et, bien entendu, je ne fis pas mention de Kyle, et encore moins de Bonnie Prince Charlie. J'avais confiance en ces hommes : après tout, ils étaient des Highlanders eux aussi, mais s'il prenait l'envie à Luxley de les interroger, moins ils en sauraient et moins ils pourraient en dire. Torquil m'interrompit peu, mais à la fin de mon récit, il émit une vraie sentence :

- Vous savez des choses que vous devez taire. Et vous faites bien. Mais, demain, Luxley reviendra vous chercher et il vous fera parler. Vous ne pourrez pas lui résister. Ou il vous fera terriblement souffrir. Cet homme est capable du pire.

- Je sais, dis-je simplement en repensant à Alec, Jennie et Alex.

- Vous ne pouvez pas rester ici. Nous allons vous faire évader.

J'ouvris des yeux ronds. M'évader ? Comment était-il possible de s'évader de Fort William ? Pourquoi ne s'évadaient-ils pas, eux, si c'était possible ?

- Ce n'est pas le chemin le plus agréable qui soit que l'on va vous faire suivre, dit-il avec un petit sourire. Mais c'est le seul qui existe et qu'il soit possible d'emprunter sans que l'alerte soit donnée trop vite. Mais il va falloir vous reposer un peu avant. Padraig !

- Oui, Torquil... émit une voix lasse.

- Débrouille-toi pour rendre les excréments les plus puants possibles. D'ici quatre heures, il faut que cela devienne irrespirable ici.

- Bien, bien... marmonna le dénommé Padraig.

Torquil ne répondit pas aux quelques grognements émis par le groupe, mais continua en interpellant un autre de ses compagnons :

- Fillan ! Prépare-toi à sortir d'ici, gamin ! Et Ted, apporte une couverture pour Lady Héloïse.

L'instant d'après, je me retrouvai étendue sur le banc, un plaid me recouvrant d'un peu de chaleur. Epuisée par toutes les émotions que j'avais éprouvées au cours de la journée, ignorante du plan qui avait germé dans l'esprit de Torquil, je m'endormis comme une masse.

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