Chapitre 38 (deuxième partie)

9 minutes de lecture

Château d'Inverie, juillet 1747

Nous quittâmes donc Dunvegan au début du mois de juin. J'espérais encore trouver des nouvelles de Kyrian ou de Hugues en revenant chez nous, mais cet espoir fut vain. Je découvris par contre que Bethany m'avait adressé au moins deux courriers, et vraisemblablement plus comme elle y faisait référence, mais seules ces deux lettres avaient pu me parvenir. Elle me disait son inquiétude à notre sujet face aux troubles et espérait que nous nous portions tous au mieux. Elle m'implorait aussi de lui donner de nos nouvelles ce que je fis sans tarder, sans savoir qu'elle avait déjà pris la décision de quitter Inverness et qu'elle ne recevrait jamais cette lettre.

La vie reprit son cours : il le fallait. Après cette année difficile, sans guide, subissant les fréquentes incursions anglaises toujours accompagnées de destructions, il fallait aussi songer à nourrir les hommes. Les paysans retournèrent dans leurs champs, la peur au ventre de se retrouver face à des soldats. Il n'y avait plus de paix, plus d'ordre et plus aucune morale.

Me sachant de retour à Inverie, plusieurs chefs de village revinrent me voir. Je leur fis part des lourdes décisions que nous avions dû prendre et tous partagèrent mon amertume. Certains eurent du mal à comprendre que j'aie pu signer la reddition, d'autres l'acceptèrent plus aisément. Je les encourageai tous à tenir bon, à reprendre le travail de la terre, à s'occuper de leurs bêtes. La survie serait à ce prix. Et, bien entendu, je relançai avec entêtement la culture de pommes de terre, y compris tout autour du château. Nous avions pu constater combien celles que Manfred avait fait planter autour de Dunvegan nous avaient été précieuses au cours de l'hiver précédent. Il allait en être de même dans les années à venir, limitant la disette pour tous ceux qui se trouvaient sur les terres d'Inverie. Et je remercierais bien souvent Kyle d'avoir suggéré à Kyrian d'en faire pousser par chez nous.

Sans surprise, les enfants retrouvèrent leurs marques, reprirent leurs jeux. Les beaux jours n'incitaient plus à demeurer au château, même le matin, pour y apprendre à lire, à écrire et à compter. Ils partaient en vadrouille durant des heures, même si j'avais bien fait la leçon aux aînés de ne pas aller trop loin : j'avais toujours la crainte de voir des troupes anglaises revenir, même si j'avais signé la reddition du clan. Les premiers temps, d'ailleurs, je les obligeai à accepter la présence de Lorn avec eux.

Sans surprise aussi, Tobias avait fait découvrir les lieux à Eilidh. Ils étaient inséparables et j'appréciai beaucoup l'attitude de mon fils avec elle, comme avec Lowenna d'ailleurs. Il n'était pas sans me rappeler Manfred, par ce sens aigu de la générosité, par ce souci constant des autres. Si Roy savait être généreux, Tobias était, en plus, vraiment attentif à ses proches. Eilidh était une enfant facile, souriante, gentille. Elle possédait un accent un peu différent de celui qui était parlé par ici et, même en vivant avec nous de nombreuses années, elle le conserverait toujours un peu. Elle s'était habituée à Inverie comme elle s'était habituée à Dunvegan, s'émerveillant de ce nouveau lieu de vie. En voyant toute notre petite troupe d'enfants, bien souvent je penserais que se trouvait là toute notre espérance et ce qui nous faisait tenir debout, envers et contre tout.

Cela faisait quelques jours que nous étions de retour lorsque je me décidai à profiter d'un après-midi calme pour le passer dans le bureau. J'y retrouvai là les livres de comptes, les différents documents traitant des affaires du clan. Tout cela n'avait plus d'existence légale et j'y rangeai aussi l'acte de reddition remis par Lord Byron. Même si cela me faisait mal de le classer avec les autres papiers, j'y voyais aussi une protection : en cas de visites intempestives des autorités anglaises, je pourrais toujours apporter la preuve de notre bonne volonté de nous plier aux directives de la Couronne.

Je ne pus cependant retenir mes larmes en me plongeant dans les derniers livres de comptes d'Alex. J'y revis son écriture soignée, y relus sa précision, son souci de clarté. Il m'avait laissé là un vrai trésor concernant la vie quotidienne du clan et s'il m'avait fallu, seule, organiser la prochaine collecte des fermages, j'aurais pu m'appuyer sur ce livre en toute confiance. Mais il ne devait pas y avoir de collecte cette année, ni les suivantes : c'était désormais les collecteurs d'impôts du roi qui allaient se charger de relever les taxes, et elles seraient lourdes sur nos épaules.

Songeant à tout cela, un peu anéantie par le poids des responsabilités qui m'incombaient désormais et qui étaient bien différentes de celles que Kyrian m'avait laissées, je décidai d'écrire à François. J'avais finalement pu le faire de Dunvegan et j'avais pu recevoir de ses nouvelles au début du printemps. Il m'exprimait là le soulagement de toute la famille à nous savoir en vie, même si nous n'avions pas de nouvelles de Kyrian. Il m'encourageait à garder confiance, à prendre soin de moi et des enfants. Il était heureux aussi de savoir Kyle à mes côtés et ne manqua pas de me rappeler combien le géant du nord était fiable et combien je pourrais m'appuyer sur lui dans les difficultés. La lettre de François était très longue. Il m'y donnait aussi des nouvelles de toute la famille, y compris de nos cousines. Il m'envoyait aussi un autre mandat, conséquent, me rappelant de ne pas hésiter à lui demander à nouveau de l'argent si le besoin s'en faisait sentir. Mais je n'avais pas les moyens de faire changer ce bout de papier en espèces sonnantes et trébuchantes et j'allais le garder précieusement avant de pouvoir envoyer un homme sûr à Glasgow. Je ne pouvais compter que sur Lorn et sur Kyle pour cela et il n'était pas question de leur demander de quitter Inverie en ce moment.

La lettre de François s'accompagnait aussi d'une lettre plus courte de mon père. Je fus bouleversée par ses mots, par son soutien, par sa tendresse. Il me demandait de lui réécrire bien vite et de lui parler des enfants, de les lui décrire le plus précisément possible afin de pouvoir s'en faire une idée, de les imaginer grandir, jouer, parler et même dormir. Je choisis alors soigneusement ma plume - c'était une de Kyrian -, et j'entamai ma réponse. Ce serait la dernière lettre qu'il lirait de moi, car il allait décéder dans le courant de l'été.

Je rangeai aussi dans le bureau mon journal. J'y ajoutai là quelques lignes, pour marquer notre retour à Inverie.

**

Le soir du solstice, nous restâmes tous assis sur le muret à contempler le coucher du soleil. On avait l'impression qu'il ne voulait pas toucher la mer, qu'il ne voulait pas plonger dans les eaux. La nuit serait la plus courte de l'année. La journée avait été belle, un peu chaude, et les enfants s'étaient rendus à la plage pour se baigner. Ils retrouvaient là aussi d'autres compagnons, enfants des villageois et des pêcheurs. Je les y avais rejoints en fin d'après-midi, avec Kyle et Jennie.

La guerre avait changé Kyle. Sur ses épaules reposait la charge masculine de notre famille, alors qu'il n'était même pas de ce clan, comme moi j'étais étrangère, à l'origine. L'avenir des hommes, des femmes et des enfants des terres d'Inverie reposait, en cette période troublée, entre les mains d'un homme du nord et celles d'une femme venue de France. C'était une situation particulière. Mais ce n'étaient pas les responsabilités qui effrayaient Kyle, ce n'étaient pas elles, non plus, qui l'avaient changé. Il était plus grave, se mettait parfois plus facilement en colère contre les enfants, même si cette colère retombait tout de suite. Quelque chose le rongeait, je le savais. Et je me doutais bien de quoi il s'agissait : il s'était senti inutile. Il n'avait pas accompagné Kyrian et Hugues sur le champ de bataille. Il n'avait pas lutté à leurs côtés. Il n'avait rien pu faire pour les sauver ou au moins leur épargner une mort atroce. Il n'avait pas pu empêcher mon enlèvement par Luxley et même si mon aventure s'était bien terminée, il s'en voulait de ne pas avoir pu me protéger alors que Kyrian lui avait confié cette mission. Ce n'était pas lui, non plus, qui avait tué Luxley. Et, très certainement aussi, s'en voulait-il d'avoir laissé Jennie seule au moment de l'accouchement et de ne pas avoir été là, au moins pour voir sa fille et nous soutenir dans cette épreuve. Même s'il n'y était pour rien.

C'était difficile pour un homme comme lui de faire face à ce sentiment de culpabilité et plus encore, parce qu'il devait subir la loi des vainqueurs et se plier aux nouvelles directives. Lui aussi avait dû abandonner le tartan et cela n'avait pas été facile. Nous avions remisé dans un grand coffre nos couleurs et nos emblèmes. En rangeant les tartans de Kyrian qu'il avait laissés dans notre chambre, je n'avais pu m'empêcher de songer avec tristesse que ces couleurs qu'il avait lui-même choisies, ce tartan un peu différent de celui de Skye, n'avaient pas eu cours bien longtemps.

Après le coucher du soleil, nous couchâmes les enfants et Clarisse m'accompagna un moment dans ma chambre. Depuis notre retour à Inverie, elle venait ainsi, chaque soir, s'occuper de moi. Même si j'étais capable de me préparer seule pour la nuit, j'appréciais sa présence. C'était pour nous deux un petit moment d'échange. Souvent nous parlions des enfants, du travail qu'il y aurait à faire le lendemain, des tâches que je pourrais confier à Lorn dont l'aide et la présence s'avéraient très précieuses. Sans avoir les qualités intellectuelles d'Alex, il prenait petit à petit sa place pour l'intendance du château, à défaut de pouvoir le faire pour tout le clan.

- Vos cheveux commencent à bien repousser, Madame, me dit Clarisse en me coiffant. Je m'en réjouis.

- Il faudra encore au moins une bonne année, si ce n'est deux, pour qu'ils retrouvent leur longueur. Mais je t'avoue que cela avait quelques côtés pratiques, d'avoir les cheveux courts.

- Mais ce n'était vraiment pas joli !

Je souris doucement : elle et moi n'avions vraiment pas le même avis sur cette question.

- Madame, reprit-elle, je voulais vous dire quelque chose. Je voulais que nous soyons de retour à Inverie pour cela.

- Oh, et qu'y a-t-il ? demandai-je très curieuse.

- J'attends un autre enfant.

Je me retournai vivement, me relevai tout aussi vite et la pris dans mes bras.

- Oh, Clarisse ! Quelle merveilleuse nouvelle ! J'en suis si heureuse !

Elle me sourit en retour et répondit à mon étreinte. Puis elle reprit :

- Je... Je craignais un peu de faire comme Lady Jennie. Vous ne savez pas, mais... mais j'avais perdu un bébé en arrivant à Dunvegan. Je pense que je me faisais tellement de soucis pour vous et nous avions eu tant de peur avec les soldats et... et toute la précipitation de notre départ.

- Je comprends. Lorn le sait ?

- Oui. Il est très heureux aussi. Même s'il était prêt à n'avoir que nos deux enfants.

Je souris : je reconnaissais bien là le réalisme et la simplicité de Lorn, mais aussi son amour profond pour Clarisse. Une fois encore, je me sentis heureuse pour elle.

- Il faudra l'annoncer aussi à Jennie, dis-je.

- Oui, bien sûr. J'espère qu'elle... hésita-t-elle à poursuivre.

- Elle en sera contente, tu sais. Je suis certaine que cela lui fera très plaisir.

Elle hocha finalement la tête, puis acheva de me coiffer. Je la laissai alors repartir. Je restai un moment assise devant la coiffeuse, fixant mes mains. Les deux bagues les ornaient toujours et je sentis une larme poindre en les regardant. Comme Kyrian me manquait ! Pourrais-je vivre encore longtemps, des années, sans lui ? Je ne parvenais pas à imaginer quel sort avait été le sien, quelle horreur il avait vécue pour ses derniers instants. Cela me semblait inimaginable. Je portai mes mains à mon visage et m'appuyai ainsi un instant, les coudes plantés dans la table.

Je finis par me relever et gagnai la fenêtre de la chambre pour admirer les dernières lueurs du jour le plus long de l'année. Le ciel était encore teinté d'ors et de pourpres. Le spectacle était magnifique et je me sentis un peu rassérénée. Il me restait mes enfants. Il me restait mes proches, Clarisse, Jennie et leurs époux, leurs enfants. Et il me restait Inverie et l'Ecosse, et cela, ni le roi Georges, ni Cumberland le boucher, ni Lord Byron ne pourraient me l'enlever.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Pom&pomme ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0