Chapitre 40 (troisième partie)

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En ces quelques jours durant lesquels Kyrian s'absenta d'Inverie pour se rendre auprès de Manfred, je demeurai donc chez nous. Kyrian avait souhaité que Roy l'accompagnât et je me doutais que le père et le fils parleraient de choses sérieuses durant ce voyage. J'appréciais la façon dont Kyrian se comportait avec lui désormais, le considérant comme un tout jeune adulte, mais sans lui imposer de responsabilités plus lourdes qu'il ne pouvait en porter. Ayant appris que j'avais signé la reddition du clan, Kyrian voulait aussi que Roy mesure les changements à venir. Nous-mêmes ne sachant pas encore exactement tout ce que cela allait engendrer, il fallait cependant que Roy y soit associé, préparé.

C'était donc le plein été et si nous n'avions eu tous ces soucis pour notre avenir en tête, pour le devenir du clan, nous aurions pu couler des jours heureux. Je devais bien reconnaître, d'ailleurs, que je profitais de ces journées avec un regard nouveau sur notre vie et notre monde. Je me sentais encore plus farouchement attachée à Inverie, comme un écrin précieux où nous pouvions demeurer. J'ignorais encore que la vie que nous mènerions dans les années à venir serait rude, difficile, qu'il faudrait lutter pour subvenir aux besoins de notre maisonnée qui s'agrandissait, année après année. Trois nouveaux enfants allaient voir le jour dans les mois à venir à Inverie, à commencer par l'enfant de Hugues et Bethany, puis celui de Clarisse et, enfin, le mien.

Car avec le retour de Kyrian, je n'avais pas tardé à porter à nouveau un enfant. Je m'en réjouissais autant, si ce n'est plus que pour les précédents. Il était une victoire sur la mort, sur les pleurs, sur les doutes. Une victoire sur les Anglais, aussi, indirectement, qui auraient pu me prendre mon époux.

Durant cette courte absence de Kyrian, je repris les rênes de la famille, et, en tout premier lieu, pour organiser la noce de Hugues et de Bethany. Hugues tenait à mettre Bethany à l'abri de tout risque, et surtout d'éventuelles revendications de la part de la famille de Julian. Elle avait laissé Dalcross aux bons soins de serviteurs dévoués et différents documents à un notaire. Elle lui avait aussi laissé une somme d'argent assez conséquente pour veiller sur le domaine durant son absence. Pour l'heure, il n'était pas question qu'elle y retournât, du moins, tant que les troubles dureraient et pas avant la naissance à venir.

Jennie et moi-même mîmes alors tout en œuvre pour cette noce. C'était étrange d'imaginer Hugues marié, mais j'en étais profondément heureuse pour lui et pour Bethany. Jamais je n'aurais pensé que la toute petite jeune fille que nous avions escortée à travers l'Ecosse des années plus tôt allait désormais faire partie de la famille, ou presque, puisqu'il n'y avait pas vraiment de liens de parenté entre Hugues et Kyrian.

Ce fut par un de ces beaux après-midis estivaux, alors que les enfants s'étaient rendus sur la grève avec Jennie et Hugues, que Kyle et deux paysans voisins s'attaquaient au défrichage d'une parcelle derrière le château pour y planter des choux pour l'hiver, que Bethany et moi-même pûmes échanger tranquillement, sans être dérangées. Nous avions pris place à l'ombre du grand chêne. Le matin-même, je m'étais entretenue avec le prêtre de notre village et je n'étais pas mécontente d'être parvenue à obtenir que la noce puisse se dérouler, même si Bethany était anglicane et non catholique. Ni Hugues, ni elle n'attachaient beaucoup d'importance à cela, mais pour le prêtre, il en allait autrement et il avait marqué quelques hésitations. J'avais dû user des bons arguments pour l'emporter et j'étais assez fière de moi, je devais bien l'avouer, et je pouvais partager cela avec ma jeune amie.

- Je suis bien contente que tout s'arrange au mieux, me disait Bethany. Je n'aurais voulu causer aucun souci... et me marier le plus simplement possible.

- Ce sera fait selon ton souhait, lui répondis-je. Vous aurez un beau mariage, Hugues et toi.

- Mais il ne sera pas tout à fait aux couleurs des Highlands, n'est-ce pas ? dit-elle avec une pointe de regrets. J'aurais tant aimé que les hommes puissent porter leurs couleurs, les voir tous en kilts ! Cela aurait été si joli et si... prestigieux. Tu m'avais fait tant rêver, Héloïse, tu sais, en me racontant combien tu avais été impressionnée par Kyrian pour vos noces !

Je souris à ces souvenirs : autant celui de mon mariage que celui du récit que j'en avais fait à Bethany peu après.

- Certes, mais ce serait vraiment imprudent de ressortir nos tartans, dis-je. Je crois qu'il vaut mieux éviter tout ce qui pourrait être pris pour une provocation.

- Oui, bien entendu. Et Hugues et Kyrian ont laissé les leurs à Dalcross. Ils ont décidé d'eux-mêmes de les brûler... même si je ne pense pas qu'on en vienne un jour à faire fouiller le château, ils ont estimé que c'était plus prudent.

- J'ai entendu dire dans la geôle de Fort William qu'un prisonnier avait été exécuté pour avoir gardé dans le fond d'une poche un petit morceau de son tartan, des couleurs de son clan... C'est effroyable de se dire que cela est arrivé ! soupirai-je.

- Qu'avez-vous fait des vôtres ?

- Nous les avons rangés dans des coffres. L'ordre reçu est seulement de ne pas les porter, pas de les détruire.

Bethany s'appuya un peu plus contre le dossier du fauteuil que l'on avait sorti pour elle. J'étais assise pareillement. Elle posa doucement la main sur son ventre arrondi. L'enfant naîtrait avant la fin de l'année. Elle se portait bien, pour l'heure. Et Clarisse accoucherait peu après. Cela ferait deux naissances à se suivre et je m'en réjouissais.

- Si j'avais imaginé, Héloïse... Quand nous nous sommes connues, te souviens-tu combien j'avais peur de l'Ecosse ? De traverser ce pays ?

- Oui, c'est vrai ! Je m'en souviens.

- Tu avais su me rassurer... et Kyrian aussi, d'une certaine façon ! Mais je ne pensais pas trouver le bonheur ici, surtout après mon mariage avec Julian. Hugues est si différent !

Je lui souris :

- Hugues est une des personnes les plus fidèles et les plus nobles que je connaisse, répondis-je. Quand il aime quelqu'un, il lui reste dévoué...

- Jusqu'à la mort, n'est-ce pas ? Si Kyrian était tombé à Culloden... il serait mort à ses côtés, tu le sais ?

- Oui.

- Et l'inverse est vrai également, ajouta-t-elle. J'en ai eu la preuve en la pleine nuit qui suivit ce jour funeste. Dire que c'était le jour de ton anniversaire...

- Quelque chose a protégé Kyrian et Hugues ce jour-là, j'en suis certaine, murmurai-je très émue. Et a veillé à ce qu'ils parviennent jusqu'à toi. Je n'aurais jamais pu imaginer cela... Plusieurs fois, j'ai pensé que Kyrian avait été blessé, sérieusement, et que Hugues avait pu le cacher et demeurait auprès de lui. Je ne pouvais penser que l'un et l'autre auraient été séparés, ni par la mort, ni par les blessures. Peut-être seulement s'ils avaient été arrêtés et alors conduits séparément vers un autre destin.

- Et ce fut finalement l'inverse qui s'est produit... Les blessures de Hugues étaient vraiment très graves et je pense qu'il s'était aussi considérablement affaibli dans leur fuite. Plus d'une fois, nous avons craint qu'il ne meure... surtout durant les premières semaines. Le médecin n'était pas très optimiste, même s'il s'efforçait de me le cacher. Je n'avais jamais vu de gens blessés et les seules personnes malades dont je m'étais occupé étaient mon oncle et ma tante, et cela n'avait rien à voir. C'était effrayant. Je crois que je ne pourrai jamais oublier cela. Mais, malgré tout, quelque chose me poussait à croire qu'il allait s'en sortir, que nous parviendrions à le sauver. C'était... comme une volonté ancrée en moi. Je ne pourrais mieux expliquer.

- Je comprends, lui souris-je.

Elle me sourit en retour :

- C'est... quand il a commencé à aller mieux, à ne plus avoir de fièvre non plus et à pouvoir rester éveillé un moment que les choses ont changé. Autant je n'avais pas été intimidée quand il était encore inconscient et qu'il fallait le soigner, autant c'était alors différent. Il avait conscience que je m'occupais de lui, avec Julia et le médecin, bien entendu. Un jour, il m'a pris la main et m'a regardée longuement. Il ne disait rien, il me regardait simplement. J'en ai été très émue. Il a fini par parler et me dire... qu'il resterait en vie pour moi. Et Laura. Mais que si je ne voulais pas de lui, il fallait le laisser mourir. Alors... je lui ai dit que je voulais qu'il vive. Pour moi et pour Laura.

**

Le mariage de Hugues et de Bethany fut le premier célébré à Inverie depuis la défaite. Il marqua un moment de réjouissances, mais révéla aussi à tous combien nous avions perdu : la cérémonie fut très sobre, respectant cependant le rite catholique, mais on n'entendit aucun air de cornemuse, on ne vit flamboyer aucune couleur. Tous les hommes portaient désormais des pantalons et les seuls tissus qui flottaient au vent étaient ceux des voiles ou des châles des femmes, et les mouchoirs que les enfants agitèrent au passage de la noce. Seule tradition que nous pûmes respecter et à laquelle Bethany souhaitait se plier, fut celle de l'échange des sangs. Ce fut Kyrian qui y procéda, comme pour Kyle et Jennie, et Bethany ne trembla pas quand mon mari lui entailla le poignet.

Nous organisâmes cependant un repas digne de ce nom et la fête dura deux belles journées. A cette occasion, Iona, Ana et leurs enfants, escortés par une petite troupe s'étaient joints à nous. Tous les petits cousins et cousines furent heureux de se revoir et je remarquai que Roy se montrait très protecteur de Kayane, que la fillette semblait apprécier aussi sa compagnie, bien plus que lorsque nous nous étions réfugiés à Dunvegan. A cette époque, Roy ne cessait de l'asticoter, comme il asticotait aussi Marie et d'autres filles de leur âge. Désormais, son attitude était différente et si j'avais mis cela sur le compte du retour de son père, je compris à l'occasion de cette noce qu'il y avait peut-être autre chose. Le temps et les années viendraient conforter cette impression et j'eus la bonne surprise d'entendre Iona m'assurer qu'elle avait ressenti la même que moi.

Le soir du mariage, alors que la fête battait son plein dans la cour du château, je m'étais assise un moment avec Iona et Bethany et nous parlions tranquillement. Iona semblait aller un peu mieux et m'avait fait part de toute sa joie et de toute son émotion à revoir Kyrian vivant. Elle me confia aussi le réconfort qu'elle avait ressenti quand Kyrian leur avait raconté la mort de Caleb et de Dougal. Bien que pénible et douloureux à entendre sur le coup, ce récit l'avait aussi considérablement aidée à faire son deuil. Elle pouvait désormais mettre des mots, des images aussi, sur la mort de son époux tant aimé. Elle trouvait ainsi un certain réconfort à savoir que sa dépouille reposait au milieu de ses hommes, que tous ceux du clan qui étaient tombés à Culloden seraient ensemble pour l'éternité, dans la mort, comme ils avaient été ensemble durant le combat. Cette façon de reprendre courage, de continuer à vivre, m'impressionna beaucoup et bien qu'ayant traversé moi aussi une grande période de doutes, je me demanderais souvent, en pensant à Iona, si j'aurais eu la force de réagir comme elle pour surmonter mon chagrin.

Nous étions donc toutes les trois assises sous le grand chêne, et alors que les invités festoyaient encore à table, que les enfants couraient partout, que Kyrian avait sorti un deuxième petit tonneau de whisky et que Kyle s'époumonait à raconter ses histoires, Marie et Clarisse se rapprochèrent de nous.

- Clarisse, dis-je, viens donc t'asseoir un moment. Tu as tellement donné pour cette journée, il est temps que tu te reposes.

- Je m'en voudrais beaucoup s'il t'arrivait le moindre souci, renchérit Bethany qui avait connaissance de la future maternité de Clarisse, même si celle-ci se voyait encore peu contrairement à celle de la jeune mariée dont le ventre était déjà assez rond.

- Merci, Mesdames, mais je vais bien, nous rassura-t-elle d'un sourire.

Marie et elle prirent place à nos côtés et nous formâmes alors toutes un petit cercle féminin, comme une bulle à l'écart des hommes et des enfants, petit groupe pour une fois un peu loin des autres réalités et concentré sur les nôtres. J'aurais aimé que Madame Lawry et Ana nous rejoignent, mais la première ne quittait la cuisine que pour porter un nouveau plat à la grande tablée et la deuxième parlait avec grand intérêt avec la suivante de Bethany, échangeant visiblement des conseils au sujet des jeunes enfants.

Je reportai alors mon attention vers notre propre discussion, Iona parlant de Kayane, puis s'inquiétant de la grossesse de Bethany. Mon amie avait bien profité depuis son arrivée à Inverie, comme si le bébé, sachant désormais sa mère en sécurité - et mariée - s'était mis à se développer à qui mieux mieux. Bethany nous révéla quelques similitudes avec sa première grossesse, se demandant si elle n'attendait pas à nouveau une fille, malgré son désir de donner un fils à Hugues. Ce fut à ce moment que Marie prit la parole et dit, de cette voix particulière qu'elle prenait parfois :

- Point de garçons à l'horizon. Et avant les prochaines moissons, trois filles viendront.

Un étrange silence plana sur nous toutes et alors que je commençai tout juste à avoir quelques doutes me concernant, je compris que l'enfant que j'attendais moi aussi serait une petite fille.

Les mois à venir allaient apporter confirmation des dires de Marie et une fois encore, j'allais me demander si elle n'avait pas le don de double vue, ce qui pouvait lui conférer cette aura particulière, mélange de crainte et d'appréhension pour ceux qui ne la connaîtraient pas bien ou pour tous les esprits enclins à croire aux fées des bois et aux sorcières, aux fantômes et aux spectres de la lande.

**

A mon retour de Dunvegan, Hugues et Bethany se marièrent. Héloïse, Jennie, Kyle et moi-même fûmes leurs témoins. Bethany étant anglicane, il fallut quelques arrangements avec le prêtre pour permettre leur union. Mais face à d'autres difficultés, celle-ci parut dérisoire.

Je me réjouissais, comme toute la famille d'ailleurs, de ce mariage. Il était temps que de bonnes nouvelles et quelques moments de fête puissent égayer notre quotidien. Même si nous pouvions nous reconnaître bien chanceux d'être encore tous en vie, que Kyle, Lorn, Hugues ou moi-même n'ayons pas été emportés par la répression.

La présence de Bethany à Inverie allait aussi, une nouvelle fois, me sauver la vie ou du moins, m'éviter la détention. Si Manfred avait obtenu la reddition de son clan et avait pu aisément prouver ne pas avoir pris part au soulèvement jacobite, ce n'était pas mon cas. Kyle, à l'image de quelques hommes de troupe qui avaient échappé au massacre, ne fut pas inquiété. Mais en tant que chef de clan ayant porté les armes contre la Couronne, ma situation était toute différente, malgré la reddition signée par Héloïse. Certes, je ne figurais pas parmi les grands chefs que la Couronne poursuivait encore. Si Lord Cameron était revenu sur le sol écossais, par exemple, il aurait aussitôt fait l'objet de poursuites. C'était le cas aussi de quelques chefs ou hommes de main qui avaient combattu. Certains demeureraient cachés de longues années avant de pouvoir obtenir une grâce. De mon côté, je ne me voyais pas vivre ainsi. Ma famille et tous ceux qui étaient sous ma responsabilité avaient besoin de moi. Je devais pouvoir reprendre au moins mon titre de chef de famille à défaut de pouvoir être laird de clan.

Il n'était bien entendu pas question de se rendre auprès des autorités de Fort William. Goûter au confort des cachots de ce sinistre endroit n'était pas dans mes intentions, aussi, après en avoir également parlé avec Kyle et Hugues, je décidais d'adresser un courrier à Lord Byron et un autre à Duncan Forbes, le plus haut représentant de l'Ecosse auprès du gouvernement britannique. C'était un homme qui s'efforçait au mieux d'amoindrir les effets de la répression et qui avait sauvé quelques têtes. Bethany rédigea des lettres de son côté, témoignant que je n'avais pas participé à la bataille de Culloden, mais, qu'en tant qu'ami, j'avais séjourné à Dalcross, dans sa propriété, au printemps 1746, après avoir abandonné l'armée jacobite dont je ne partageais plus les intentions. C'était bien entendu un mensonge, c'était un reniement aussi, mais c'était le seul moyen d'obtenir une certaine mansuétude. Nous dûmes attendre le printemps suivant et l'arrivée d'un représentant de la Couronne s'établissant désormais à Inverie pour connaître mon sort.

Mais donc, cette fin d'année 1747 qui avait vu nos retrouvailles fut aussi marquée par d'autres événements plus heureux comme la naissance de la deuxième fille de Bethany et première de Hugues, la petite Fiona. Viendrait ensuite l'enfant de Clarisse et de Lorn. Enfin, Héloïse était, elle aussi, à nouveau enceinte et cette vie à venir allait être comme une victoire sur le destin et un espoir pour nous deux.

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