Chapitre 1 - Cafétéria

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Je me goinfre comme un porc. Chaque matin je me cache dans un coin de la cafétéria pour ne pas être vu. Et je me tape deux bagels géants. Il y a du guacamole et du Philadelphia que je répands sur mon pain troué. Mais le summum est la pile de "lox" américain, ce saumon fumé au rabais que j'empile sur mon assiette. Le restaurant, situé au 40ème étage, sent bon le café frais et les pâtisseries. Les meubles scandinaves sont du dernier cri. Le style architectural est ce que j’appelle “récréation pour adultes” avec des chaises suspendues et des poufs colorés sur lesquels personne ne s’assoit.

Les baffles encastrés dans le plafond jouent la playlist "happy hits" de Youtube, en ce moment c’est “The Loco-Motion” de Kylie Minogue qui est censée nous mettre tous de bon entrain pour commencer une journée parsemée de feuilles de calculs et de slides. Il y bien longtemps que plus personne ne crée quoi que ce soit d'intéressant dans les grandes boîtes technologiques américaines. Il doit y avoir des départements secrets qui bossent sur les dernières avancées en matière d’intelligence artificielle. Mais je ne sais pas où ils sont.

Nous avons récemment annoncé en grande pompe le déploiement de trois mille cyborg humanoïdes chez nos clients. Ils pourront bientôt remplacer votre caissière de supermarché, votre agent de sécurité et vos contrôleurs de train, entre autres métiers d’avenir. Je peux vous garantir que parmi les quatre mille personnes dans mon gratte-ciel situé dans une ville de troisième catégorie du sud des Etats-Unis. Personne n’y travaille. Les milliers d’âmes payées à prix d’or ne font que des spreadsheets et des Powerpoints, les plus diligents font de l’analyse de données sans beaucoup de valeur ajoutée.

Je lève les yeux de mon festin dégoulinant. Tout le monde est seul à sa table, une fourchette dans la main et smartphone dans l’autre. Je remarque deux types chacun assis absorbés par le contenu de leur téléphone. Ils ont tous les deux mon âge. L’un deux très propre sur lui a le crâne rasé. Dans la trentaine, on a pas le crâne rasé par plaisir, à un moment de sa vie il a fait le choix d’assumer sa calvitie et cela ne lui va pas trop mal. L’autre, en revanche, s’accroche misérablement à ce qu’il reste de sa jeunesse. Il a fait pousser sa frange qu’il rabat avec du gel sur l’arrière de sa tête. Il ne bluffe personne, sauf peut-être sa propre personne. Son combover ressemble à un toupet mal ajusté. Il n’y a vraiment aucune dignité à faire semblant. J’imagine que tout le monde doit se moquer de lui dans son dos. Sa femme lui dit surement “mais non je te jure ca te va très bien”. Je ricane, puis je me ravise. Écoutez tous l’expert parler de dignité, celui qui se cache pour s’empiffrer.

J’enfourne deux grandes bouchées de saumon, et je me rappelle que j’étais très maigre quand j’étais adolescent. Je m’étais juré de le rester. Je voyais mes cousins et d’autres adultes changer de jeunes hommes sveltes à des hommes aux visages bouffis. C’est peut-être dans les gènes. Quand est-ce que j’ai cessé d’apprécier mon reflet dans le miroir? Je ne sais pas exactement, mais il y a longtemps que je laisse pousser ma barbe pour cacher les bourrelets de mon menton.

— Hey. What’s up?

Je lève les yeux. Ça valait bien la peine de se cacher. Chris, mon collègue, vient m’emmerder de grand matin.

— Ca va et toi? Demande-je

Living the dream. La war room de Woodstock s’emballe. On est encore à -52 de weekly O/I. Pendant ce temps BELBRU et AUSMEL attendent toujours leurs IPF. Les commerciaux ont déjà vendu et signé les contrats. On est déjà à deux mois de retard sur le CLOUDSCHED. Et on n'est pas encore sorti du pétrin.

J’ai plus ou moins compris ce qu’il m'a dit, mais je fais semblant. Je réponds avec le même ton pour me donner une contenance.

— T’as demandé à Mike s’il allait revoir le SCHED? On peut toujours passer par Graystone au lieu de Woodstock. GMT peuvent livrer n’importe où, suffit juste de les prévenir à l’avance. Je crains que tu manques de temps quand même. Du moment que le leadership est courant, après tout, ce n'est pas de notre faute si GSS n’est pas capable d’assurer un truc aussi simple.

Il a l’air complètement absorbé par ce que je lui dis. Il semble tout à fait aggravé pour un problème qui franchement n’en vaut pas la peine. Deux mois de retard pour qui? Comme si nos clients pouvaient se fournir chez quelqu’un d’autre. J’ai du mal à comprendre si c’est la culture américaine de la soumission à l’autorité ou simplement son avarice qui parle. Je devrais le savoir, notre paye est multipliée par trois lorsqu’on livre à l’heure. Je coupe court à notre dialogue pour retourner à ma masse organique de combustible. Je termine mon assiette jusqu’à la dernière miette. Je me lève et débarrasse ma place. J’amène ma vaisselle vers les bacs de rangement quand j’aperçois les jumelles.

Elles se ressemblent trop pour ne pas être jumelles. Elles sont toutes les deux incroyablement belles. Comme d’habitude, elles ont enfilé leurs jambes interminables dans un legging noir ultra moulant. J’ai toujours trouvé leur visage un peu bizarre, une symétrie parfaite et la seule différence notable, l’une d’elle a un point de beauté sur le côté droit de sa lèvre supérieure. Elles portent toutes les deux un t-shirt à l'effigie de l’entreprise qui serrent leurs poitrines imposantes. Elles sont toujours ensemble, je ne les ai jamais vues séparées. Des sœurs qui bossent au même endroit? Dans le même département? A priori ça n’est pas impossible. Loin de moi l’idée de me jeter des fleurs, mais la boîte recrute quand même les meilleurs talents disponibles. Enfin, ils ont déjà fait une erreur en m’embauchant, je suppose que tout est possible après tout. C’est dans ces moments qu’on se demande quand même si les recherches du Dr Mengele auraient abouti à quelque chose d’intéressant. Sur leur passage tout le monde leur dit bonjour et elles lancent des grands sourires en retour. Elles semblent même connaître les employés par leurs prénoms. Je ne leur ai jamais parlé. J’ai une peur maladive des très belles femmes. J’en ai pourtant sauté quelques-unes. Avant de tourner le coin, vers les ascenseurs, l'une d'elle me dévisage, son expression, ses yeux vides me donnent l’impression qu’elle a entendu mes pensées, ai-je parlé tout haut? Je quitte rapidement la grande salle et je me retourne une dernière fois pour vérifier qu’elle ne me suit pas. Son regard tient toujours le mien et pendant un moment j’aurais juré que son cou s'était étiré et sa tête avait tourné à un angle impossible pour suivre ma trajectoire. J’ai dû rêver. Vous ai-je dit que j’avais une peur bleue des belles femmes?

La playlist joue maintenant Moves like Jagger des Maroons 5, la chanson et ma session boulimique matinale me donnent envie de dégueuler, mais je me retiens de justesse dans l’ascenseur bondé.

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