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La pièce n’est pas si froide que dans mes souvenirs et le canapé est plus confortable que la dernière fois. Des photos recouvrent les murs. Certaines semblent appartenir à la psychologue, d’autres sont celles de ses patients. Je n’ai jamais compris que l’on puisse accepter d’afficher une part de son intimité sur un mur visible de tous. Il y a des choses que l’on ne devrait pas partager. Les photos en font partie.

— Bonjour Anna.

La porte se referme derrière Catherine qui entre dans la pièce.

— Vous avez refait la déco, dis-je.

— En effet.

— C’est mieux que la dernière fois.

La dernière fois, c’était il y a un an, presque jour pour jour.

— Je suis désolée de vous revoir, dit Catherine.

— J’espère au moins que votre café sera meilleur que la fois précédente.

Elle ne peut s’empêcher de sourire. Elle n’a jamais su résister à mon humour, même dans des circonstances aussi tragiques.

La première fois que l’on a fait connaissance, c’était l’année dernière, quelques heures après ma seconde fausse couche. Je n’avais pas la moindre envie de parler à une inconnue, mais le médecin m’y a contrainte. Malgré mes réticences, Catherine a su se montrer à l’écoute. Il fallut une bonne heure avant que je parvienne à prononcer un mot en accord avec mes sentiments, mais j’y suis arrivée. Mon père disait toujours : « parler, c’est avouer à demi-mot », et je ne souhaitais pas affronter cette vérité.

— Vous savez, c’est le cas d’une grossesse sur cinq, m’avait-elle dit à l’époque.

Je le savais, car le médecin ne s’était pas gêné pour me le glisser dans l’oreille entre deux piqures. Je me sentais pourtant si forte. En pleine santé, je débordais d’énergie et, d’après les analyses, mon taux d’HCG était plus élevé que la moyenne. Comme c’était le cas aujourd’hui, d’ailleurs.

— Il y a des choses qui ne s’expliquent pas, avait-elle fini par conclure.

L’année dernière, à l’issue de ce rendez-vous, j’ai demandé à rentrer chez moi. La clinique n’était pas l’endroit rêvé pour retrouver le moral. Dans les couloirs, des patients dans des états miséreux vous appellent à l’aide et l’on y croise ces femmes, au ventre rond, le sourire au bord des lèvres, et qui dégueulent de bonheur, partout, tout le temps. Je me rappelle que trop bien des jours qui suivirent celui de mon retour à la maison. Je n’étais plus la même. Je ne quittais le creux de mon lit que pour me rendre aux toilettes et dévaliser les placards de la cuisine. Quand le réveil sonnait, Louis se levait, m’embrassait, partait travailler. Moi, je n’attendais qu’une chose, que la nuit nous recouvre à nouveau de son obscurité.

— Comment allez-vous, Anna ?

Catherine a fait couler du café. Un vrai café, cette fois-ci. Pas le pipi de chat en sachet qu’elle a osé me servir la dernière fois.

— Ça va, dis-je. Mais ça ira mieux dans quelques jours.

— Comment va Louis ?

Je grimace, ce qui semble faire plaisir à Catherine.

— Si vous le croisez avant moi, n’hésitez pas à lui poser la question.

— Il n’est pas à vos côtés ?

— Il n’est pas encore au courant. J’essaye de le joindre depuis ce matin mais visiblement, monsieur est absorbé par l’écriture de son roman.

J’observe Catherine prendre quelques notes sur son cahier. Le bruit de son stylo qui vient titiller le papier me rendrait chèvre. Je ne supporte plus ce bruit. Plus depuis quelque temps.

— Vous lui en voulez ?

— Non, je ne lui en veux pas. Je suis passionnée par ce qu’il fait, bien sûr, mais parfois, j’ai le sentiment que tout ceci ne rime à rien.

— Je vois.

Mon regard se perd à travers la pièce. Il tente à tout prix d’éviter celui de Catherine qui est posé sur moi depuis plusieurs instants.

— Anna, racontez-moi votre histoire, celle que vous partagez avec Louis.

Avec Louis, c’est une évidence depuis le premier jour, depuis ce moment où nos regards se sont croisés. En 1997, j’entre à l’Université de Rennes dans laquelle j’étudie les Lettres. Cette Université, j’en rêvais. C’est donc avec joie que je quitte Metz, ma ville natale, pour rejoindre la Bretagne. Louis est en réorientation professionnelle. Fatigué par les heures passées dans l’usine de son père, il décide de réaliser son rêve : s’inscrire à la fac et suivre des études littéraires. C’est ainsi que nous nous rencontrons, le jour de la rentrée.

Louis est un peu plus âgé que la plupart des étudiants, mais ça ne me gêne pas. Bien au contraire. Et malgré ma profonde timidité, je suis la première à franchir l’autoroute et à m’installer à côté de lui.

Louis a ce petit quelque chose en plus, celui que l’on est incapable de définir, mais face à qui l’on est incapable de résister. Entre nous, c’est d’ordre cosmique. Nous sommes comme deux aimants attirés l’un vers l’autre. Pourtant, à son arrivée, Louis ne souhaite pas perdre son temps à se faire des amis, ou pire, à tomber amoureux. Il souhaite prouver à ses parents qu’il a fait le bon choix en quittant l’usine et pour cela, il se doit de travailler deux fois plus que les autres.

Je deviens son épaule, celle sur qui il se repose le temps d’une soirée, le temps d’un week-end. Je l’aide à organiser ses moments de travail et je lui apporte un soutien dans les matières qu’il a du mal à assimiler. En quelques semaines, nous tombons amoureux. À vrai dire, lorsque l’on me pose la question, je ne suis jamais certaine de la réponse. J’ai parfois le sentiment d’être tombée amoureuse de Louis ce tout premier jour, celui où il a franchi la porte de l’amphithéâtre.

Les mois passent. Louis rêve d’être écrivain et inspire à une grande carrière. Moins gourmande, je m’imagine dans une bibliothèque, entourée par de célèbres romans et de grands noms, tandis que les week-ends, je l’accompagnerais lors de ses tournées de dédicaces à travers la France.

Jusqu’en 2003, notre vie de couple reste aussi légère qu’une tasse de thé. Nous vivons chacun dans notre appartement respectif, nous n’envisageons ni de nous marier, ni d’avoir des enfants. C’est à la suite du décès de mon père que Louis et moi décidons d’emménager ensemble. Une manière d’honorer la mémoire de mon père.

Pour nos amis, « il était temps ! ». Pour nous, c’est une remise en question, car nous sommes un couple qui a besoin de temps. Beaucoup, de temps.

Louis peine à trouver un éditeur, mais continue d’écrire. Je l’encourage et crois en son nouveau roman. J’y vois du potentiel, un petit truc en plus que les autres n’ont pas. Moi, je travaille depuis trois ans à la bibliothèque municipale de Rennes. Je ne pouvais pas mieux rêver, bien que le travail ne soit pas aussi intéressant que je l’imaginais. Notre petite vie de couple prend forme, doucement, mais sereinement.

Ensemble, nous découvrons la vie d’adulte. C’est à l’aube de mes vingt-sept ans, un soir d’été orageux, que Louis me demande en mariage. Cette fois-ci, il n’a même pas de bague avec lui, mais il pense à m’épouser depuis si longtemps, qu’il s’en fiche. Allongés dans un hamac au fond du jardin de sa maison familiale, on imagine un monde dans lequel nous aurions des enfants. Louis en veut plusieurs. Une fille pour trois garçons.

— Elle sera ma petite protégée, comme ça, dit-il les yeux remplis d’amour.

Moi, je m’en fiche, mais je n’en désire pas plus de quatre.

— Quatre ? Autant en faire un cinquième.

— Mon poussin, si tu veux que mon vagin reste comme tu l’aimes, il va falloir revoir tes objectifs à la baisse.

Nous avons ri pendant dix minutes.

Je n’ai jamais rêvé d’une grande famille. Louis est fils unique, mais moi, j’ai une sœur. Philippine. Nous ne sommes que deux et pourtant, l’amour fraternel n’a jamais été ce qu’il aurait dû être, au grand malheur de nos parents. Je reproche à Philippine de tout faire pour me ridiculiser auprès d’eux, Philippine me reproche de n’avoir jamais été là lorsqu’elle en avait besoin. Aujourd’hui encore, malgré nos grands âges, rien n’a changé.

Quand Louis fait sa demande, ma tête est appuyée contre son torse. Le hamac tangue comme sur une mer agitée par le vent. J’en ai l’envie de vomir mais ses mots m’en dissuadent.

— Et si tu m’épousais, Anna.

Louis a le regard tourné vers le ciel. Au loin, l’orage gronde et enveloppe l’atmosphère de ses ondes romantiques. Ses mots sont sortis comme ça, sans que je ne m’y attende. Je reste bouche bée, perchée au son de sa voix.

— Est-ce que tu veux m’épouser ? répète-t-il, inquiet de mon silence.

— Oui, dis-je simplement.

À ce même instant, un éclair vient illuminer le ciel. Je ne crois pas en Dieu, mais peut-être que ce quelque chose qui existe par-delà le ciel vient de nous donner sa bénédiction.

La soirée se termine dans le hamac, sous une pluie battante. Nous savourons l’instant. Nous ne souhaitons pas qu’il s’arrête. L’on dit souvent des mariages pluvieux qu’ils sont synonymes de bonheur, mais qu’en est-il des demandes en mariage sous la pluie ?

— Je me suis visiblement trompée, dis-je, terminant ma tasse de café.

— De quoi parlez-vous ?

— De l’éclair. Si j’ai été couverte de quelque chose cette nuit-là, ce n’est définitivement pas d’une bénédiction. Trois fausses couches, je mérite la Légion d’honneur.

— Vous utilisez souvent l’humour pour vous protéger, n’est-ce pas ?

— Non.

Elle sourit.

— Vous parliez de vos hésitations en lien avec les projets de Louis.

C’est que rien ne lui échappe, à Catherine.

— Disons que… Louis et moi sommes ensemble depuis douze ans, plus ou moins. D’aussi loin que je me souvienne, il désire être écrivain. Et des romans, il en a écrit des tonnes. Mais aucun n’a su trouver son public. Ni même un éditeur, d’ailleurs. Je commence à croire que ça n’arrivera jamais et je ne sais pas comment lui en parler.

Des jours de doutes comme aujourd’hui, je ne peux que m’en vouloir. Depuis notre rencontre, je suis son admiratrice la plus intime. Je lis chacun de ses mots, chacun de ses manuscrits. J’encourage chacune de ses idées, chacune de ses envies. J’accepte ses humeurs changeantes au fil de la saison, celles qui dictent le rythme de nos journées, celles qui n’ont parfois pas d’explications.

— Je vois, dit-elle, les yeux concentrés sur la plume de son stylo qui gratte la surface du papier.

— Au fait, je vous le confirme : votre café est meilleur que la dernière fois.

— Vous voyez, une fois de plus, vous essayez de détourner l’attention sur autre chose.

— Non.

— Si.

— Un tout petit peu, alors.

Elle sourit.

— Peut-être devriez-vous penser davantage à vous.

— Je ne peux pas.

— Pourquoi ça ?

— Si je ne pense pas à Louis, qui le fera ? Certainement pas lui ! Lorsqu’il écrit, il en oublie même le besoin de boire et manger.

Assise sur un siège peu confortable dans le couloir de la maternité, j’attends que Louis daigne me répondre. Fut un temps où il répondait toujours, même lors de ses sessions d’écriture. Affronter cette épreuve seule, c’est la petite goutte d’eau qui fait déborder le vase. Je viens de perdre un troisième bébé. Et je suis seule face à moi-même pour surmonter cette nouvelle épreuve. Je suis furieuse. Pourtant, devant Louis, j’envisage de garder mon calme. La dernière fois, notre couple a failli ne pas survivre, et ça, c’est la dernière chose dont j’ai besoin aujourd’hui.

— Je vous dépose ?

C’est Catherine.

— Vous êtes sur mon chemin, ne vous en faites pas.

Le retour se déroule dans le silence. Je n’ai pas envie de discuter et Catherine ne souhaite pas prolonger ses séances au-delà de son bureau.

— Qu’est-ce que c’est moche par ici, dis-je tandis que la voiture se gare devant mon immeuble.

— Vous n’aimez pas votre quartier ?

— Non. Je l’ai toujours détesté. Mais que voulez-vous, avec un seul salaire, ce n’est pas comme si nous avions le choix. Merci Catherine, à la semaine prochaine.

L’appartement est d’un calme hypnotique. Louis n’est pas là, mais rien de surprenant. Je n’en attendais pas moins de lui pour le reste de la journée. Seule, je dévalise les placards de la cuisine. J’attrape toutes les tablettes de chocolat que je déniche dans le placard de la cuisine et me réfugie dans mon lit, devant un épisode de Desperate Housewives.

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