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— Salut Anna. 

C’est Fatima, ma collègue à la bibliothèque. 

— T’as une p’tite mine aujourd’hui. Ça va pas ? 

C’est toujours ce que l’on aime entendre à notre retour au bureau après quelques jours d’absence. Puisque je ne suis pas d’humeur, je ne lui réponds pas. Je me contente de sourire bêtement. Après tout, que pourrais-je répondre ? Je lui aurais bien demandé de fermer sa gueule mais je l’aime bien, malgré tout. 

Ici, à la bibliothèque, personne n’était au courant pour ma grossesse. Certaines femmes attendent trois mois pour en parler, d’autres quelques semaines, moi, je préférais attendre le sixième mois. Appelons ça l’expérience. Pour Fatima et mes autres collègues, c’est une grippe qui est à l’origine de mon alitement. C’est tout ce que j’ai su trouver comme excuse. 

Ce soir, je retrouve Catherine. Non pas à la clinique mais dans son cabinet personnel, celui qu’elle occupe à quelques rues de la bibliothèque. C’est Louis qui m’y emmène. Après le drame de la semaine dernière, il tente de se faire pardonner. Il a même cessé d’écrire. Il préfère passer ses journées à mes côtés, à me couvrir de cadeaux et d’amour. 

Je dormais déjà lorsqu’il est rentré. Le claquement de la porte m’a réveillée. En plus de ne pas avoir été présent pour le pire moment de la journée, il a osé me réveiller après des heures passées à attendre le sommeil. 

— ANNA ? ANNA, T’ES OÙ ? 

J’ai attendu qu’il me trouve. Notre appartement n’étant pas bien grand, il n’allait probablement pas rencontrer beaucoup de difficultés. Il est entré dans la chambre et s’est écroulé aux pieds du lit. Je l’ai rarement vu pleurer ainsi. Cette grossesse, nous y avons cru tous les deux, autant que les médecins. 

Après mille excuses, Louis est venu se coucher et s’est allongé contre moi. Nos mains ne se sont pas quittées de la nuit. 

— Je vais trouver un travail, m’a-t-il soufflé dans le creux de l’oreille. Un vrai travail, je te le promets. 

Voilà dix ans que Louis ne travaille pas. Il se contente de passer ses journées à écrire dans un café, dans un parc, ou dans un bureau aménagé chez ses parents. Ce n’est qu’avec mon seul salaire que nous vivons, ainsi qu’aux quelques aides sociales dont il bénéficie. Nous ne possédons qu’une voiture, car une seconde serait impossible à gérer financièrement. Nous n’achetons que ce qui est nécessaire pour notre quotidien, comme les gourmandises pour le chat, du saucisson, et quelques livres. De mon côté, je parviens à épargner un peu. Depuis petite, j’ai toujours tendance à imaginer le pire. Alors, j’anticipe. Surtout depuis l’année dernière où notre couple s’est retrouvé au bord de la falaise.

J’entre dans mon bureau. Depuis l’année dernière, je suis chargée de mission à la bibliothèque de Rennes. Ce n’était pas prévu. Grégoire, le directeur, envisageait de donner le poste à Fatima qui travaille ici depuis vingt ans. Mais au dernier moment, c’est vers moi qu’il s’est tourné. Je n’ai pas pu refuser. 

Je dispose de mon propre bureau. Il est un peu en bazar, mais c’est ainsi que je l’aime bien. À la maison, tout comme dans ma vie, j’aime quand tout est à sa place. Je n’aime ni la poussière ni le désordre. Quand Louis déplace l’un de mes bibelots, je le devine depuis l’autre bout de la pièce. Quand le soleil tape sur les vitres, il n’a pas le temps de mettre la saleté en valeur, car elle a déjà été nettoyée. La litière de Bowie, elle est robotisée. Les crottes sont ramassées automatiquement toutes les quatre heures. Oui, j’aime l’ordre et l’organisation. J’aime être prévoyante et anticiper. C’est d’ailleurs tout le problème de mes grossesses. Il m’est impossible d’enjamber l’avenir et ses péripéties, de prendre de la distance sur les évènements à venir avec un peu d’avance. 

— Bonsoir Anna. 

C’est la première fois que j’entre dans le cabinet de Catherine. Il est bien plus joli qu’à la clinique. Il est plus chaleureux, plus réconfortant. Et dans un coin de la pièce, j’aperçois une machine à café. Une vraie, machine à café. 

— Comment allez-vous aujourd’hui ? 

— Ça va. J’ai repris le travail ce matin. 

— Parlez en moi, de votre travail à la bibliothèque. Je suis curieuse d’en savoir plus. 

Je me souviens du jour où j’ai déniché l’annonce sur Internet. C’était un vendredi après-midi. Il pleuvait et le canal Saint-Martin était à deux gouttes de sortir de son lit. Mes études terminées, je me devais de travailler. Mais je ne savais pas où chercher et quoi chercher. Je souhaitais simplement travailler avec les livres. Avec eux, on peut contempler le silence pendant des heures, échapper à une réalité qui devient trop difficile à supporter. Mais surtout, les livres ont le pouvoir de traverser les époques. Ils sont immortels. L’Épopée de Gilgamesh remontrait au IIIe millénaire avant J-C. Ça représente je ne sais combien de siècle et d’année. Je ne sais pas pour les autres mais moi, cette idée de l’immortalité me passionne. 

Pendant mes études, j’ai la chance d’effectuer un stage à la bibliothèque de Rennes. Ce n’était rien de passionnant, mais c’était suffisant pour me donner cette envie de poursuivre dans cette voie. C’est par hasard que je suis tombée sur une annonce. C’était sur Facebook. L’une de mes professeurs y partageait un lien sur lequel nous pouvions postuler. Je n’ai pas attendu une minute de plus et j’ai foncé. C’était l’occasion que j’attendais depuis si longtemps. Le soir même, j’étais appelée pour un entretien et deux jours plus tard, je signais mon premier C.D.D. 

— C’était rapide. 

— Oui, mais je pense avoir été la seule candidate. Le comble, c’est qu’il s’agissait d’un contrat pour remplacer une femme enceinte. C’est-à-dire le seul truc que je ne parviens pas à faire correctement. 

— Vous êtes trop dure avec vous-même Anna. Mais continuez, je vous en prie. 

Le CDD débouche sur un second contrat et à la suite du troisième, j’ai obtenu le CDI tant convoité. Le soir même, je me souviens avoir sauté dans les bras de Louis et d’avoir fêté ça dignement. Le travail en lui-même n’était pas très intéressant. Je rangeais les livres que les clients rapportaient, étiquetais les nouvelles entrées et dépoussiérais les étagères de temps à autre. Mais je m’en fichais. J’étais entourée de mes livres préférés et rien que pour ça, j’étais la femme la plus heureuse du monde. 

Grégoire a commencé à s’intéresser à mon profil. Il me voyait rester tard le soir et m’observait pendant mes pauses déjeuner que j’utilisais pour lire. C’est l’avantage de travailler dans une bibliothèque. Nous sommes entourés de livre que l’on ne connait pas et comme un enfant qui entre dans un magasin de jouets, on a envie de tous les essayer. 

— C’est ce qui a fait la différence avec votre collègue, vous pensez ? Votre sensibilité face aux détails ? 

— Peut-être. Et puis, je suis plus jolie que Fatima, ça aide peut-être un peu.  

Catherine sourit. 

— Bien, la prochaine fois, j’aimerais que l’on aborde votre première fausse couche. Habituellement, je n’annonce pas à mes patientes le sujet que l’on abordera dans le futur, mais avec vous, c’est différent. Je préfère que vous puissiez vous préparer. 

Je n’ai déjà pas envie d’être à la semaine prochaine. 

Louis est à la maison. Il est concentré sur son ordinateur. Non, il n’écrit pas, il cherche du travail. Je crois qu’il aimerait m’offrir davantage de temps pour moi. M’ôter un poids de mon épaule. J’ai envie de le remercier et pourtant, je n’y parviens pas. J’ai contre lui une rancœur de plus en plus perceptible. Je pourrais presque la toucher du doigt. Je décide de ne pas le déranger et d’aller m’installer sous la couette devant la suite de Desperate Housewives. 

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