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Claire m’a donné rendez-vous dans le centre-ville de Rennes. Je ne l’ai pas vu depuis quelques semaines. Mademoiselle était en vacances au Mexique. Elle y aurait rencontré le grand amour sur une plage de Cancún. Claire, je la connais depuis bientôt quatorze ans, depuis le jour où j’ai emménagé à Rennes.

**

Rennes, il y a quatorze ans

Il pleut.

Mon père a toujours détesté conduire sous la pluie, mais il a insisté pour m’emmener depuis Metz. C’était soit ça, soit le train. Je n’allais tout de même pas dire non. Nous sommes arrivés en fin d’après-midi. La propriétaire de l’appartement nous attendait devant le bâtiment que je m’apprêtais à découvrir pour la première fois. Mon père a même lâché une larme en entrant.

— T’es une grande fille maintenant, a-t-il murmuré entre deux sanglots.

Une heure plus tard, nous ressortons plus légers de mille-neuf-cents francs, plus lourds d’une paire de clés.

La pluie n’a pas cessé. Elle continue de s’abattre sur la Bretagne avec joie et volonté. Le ventre vide, mon père décide de m’emmener au restaurant. Il y en a un tout près d’ici qui lui a tapé dans l’œil en arrivant. Mais il n’a pas le temps d’allumer sa cigarette qu’il se retrouve le cul par terre, la main droite dans une crotte de chien encore chaude. Il a glissé sur une plaque d’égout. Je ris. C’est plus fort que moi. Mon père, lui, est bien moins hilare. À deux doigts de vomir par l’état de sa main, il ne parvient plus à se relever.

— Est-ce que ça va ?

Une jeune femme promenant son chien se précipite sur nous. Elle semble aussi jeune que moi. Sa longue chevelure rousse serait identifiable depuis l’autre côté de la ville. Et sa voix me fait penser à celle de Kate Blanchett : grave et affirmée.

— J’ai une voiture. Je peux vous emmener à l’hôpital, si vous le désirez.

Mon père refuse, car il ne souhaite pas se rendre à l’hôpital. Cela remuerait trop de mauvais souvenirs, d’après lui. Mais très vite, il se rend à l’évidence. Il s’est cassé quelque chose. Le résultat tombe quelques minutes après notre arrivée aux Urgences. Mon père a le coccyx fracturé. Un vrai champion. Comment vais-je pouvoir l’annoncer à ma mère ? À ma sœur ? Elles vont s’inquiéter, bien que les médecins ne le soient pas pour un sou.

— Un peu de repos forcé pour quelques semaines, le temps que vos os se remettent en place, et vous serez sur pieds !

Ce n’est qu’une fois installé dans son lit d’hôpital que mon père s’autorise à rire. Je mets ça sur le dos des antidouleurs.

— Bon, et moi dans tout ça, je fais comment pour ce soir ? Je rentre à pied ?

— Tu n’as qu’à demander à cette charmante jeune fille, répond mon père.

Claire s’est tout de suite proposée. Elle vit tout près de chez moi et s’apprête à faire sa rentrée dans la même Université. C’est drôle comme le destin fait bien les choses. En arrivant devant la porte de mon immeuble, Claire s’excuse d’une voix gênée :

— Je suis désolée pour la crotte. J’ai oublié les sacs et je n’ai pas…

Je pars dans un fou rire incontrôlable que Claire ne comprend pas.

— Mais… C’est à cause de moi que ton père est tombé, non ?

Je lui précise qu’il n’a pas glissé sur la crotte, mais à côté, et je la remercie au passage pour cette image qui me restera gravée pour le restant de mes jours.

**

Il n’y a pas grand monde dans les rues aujourd’hui. Tant mieux. Ces derniers temps, je n’ai envie de voir personne. Au travail, je lutte pour ne pas envoyer promener les clients qui me demandent si l’on possède tel ou tel ouvrage. L’autre jour, j’ai tout de même eu le droit à :

— Mais enfin, comment ça vous « ne savez pas » ? C’est votre boulot, non ? À quoi est-ce que l’on vous paye sinon ?

J’ai eu envie de lui faire avaler deux ou trois encyclopédies du rayon dans lequel nous nous trouvions, mais je suis restée calme. J’ai affiché mon plus beau sourire et inspiré longuement avant de lui répondre :

— En effet madame, je ne suis pas payée à grand-chose, mais vous comprenez, mon patron me paye surtout pour supporter les imbéciles. Bonne journée.

Je m’installe à la terrasse d’un bar. Claire n’est pas encore arrivée. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas pris un tel moment pour moi. Quand Claire m’a envoyé un SMS ce matin, je n’ai pas hésité un instant. Tant pis pour le travail.

— Vous prenez quelque chose ? me demande la serveuse.

— Non, merci. J’attends quelqu’un.

Claire est toujours en retard. J’ai beau lui répéter que je déteste ça, il n’y a rien à faire. D’ailleurs, elle en a même raté son avion pour rentrer de Cancún. Elle a été contrainte d’attendre jusqu’au lendemain, en plus de payer un nouveau billet.

— Salut ma chérie.

Le câlin dur plusieurs secondes. Dans ce câlin, j’y sens de la joie pour s’être retrouvées, de la compassion et de la tristesse pour l’arrêt de ma grossesse. Quand je lui ai annoncé la nouvelle par téléphone, Claire a pleuré autant que moi. Ensemble, nos larmes sont comme la bière, elles coulent à flots. Quelques heures suffiraient pour que l’on se déshydrate et termine aux Urgences. J’imagine la tête du médecin à notre arrivée en soins intensifs, déshydratées, car trop pleuré.

— Alors, le Mexique ? C’était comment ?

— Je n’ai jamais fait autant l’amour de toute ma vie.

Autre chose à savoir sur Claire : elle adore faire l’amour, partout, tout le temps.

— Et j’ai rencontré l’amour.

— Ah oui ? Et il s’appelle comment ? Fais-moi rêver ! Gustavo ? Emilio ? Jesus ?

— Il s’appelle Maxime.

Je pouffe un rire gêné.

— Il est né dans le Morbihan.

Sur la plage, Maxime était son voisin de serviette. Un petit corps sec et musclé recouvert d’un slip de bain étroit et coloré, Claire n’a pas su résister.

— Et il est monté comme un tau…

— Bref, dis-je à l’arrivée de la serveuse.

Claire me raconte le reste de ses vacances. Elle me montre les photos qu’elle pense faire agrandir. Depuis très jeune, Claire se passionne pour la photographie. Elle est douée. L’une des meilleures de sa génération, d’ailleurs. Elle a exposé dans quelques galeries et reçu plusieurs récompenses. Elle a le nez pour immortaliser ce que le commun des mortels ne voit pas, le petit détail qui fait toute la différence. Quand j’y pense, mon quotidien est entouré d’artistes.

— Et Louis ?

Quand on parle d’artistes.

— Comme d’habitude. Fidèle à ce qu’il a toujours été.

Claire lève les yeux au ciel. Elle n’a jamais été un grand soutien de Louis.

— Il s’est décidé à trouver un boulot, un vrai.

— Comme disait ma grand-mère, il n’est jamais trop tard, lâche-t-elle. Il a enfin compris que sa carrière de romancier ne décollera probablement jamais. Et pour le bébé, vous continuez d’insister ?

Avant de sortir de la clinique, l’autre jour, le médecin a tenu à s’entretenir avec moi. Il souhaitait discuter des méthodes annexes que nous pourrions essayer. Mais encore sous le choc de la veille, je me suis écroulée dans ses bras et me suis promis de ne plus jamais retomber enceinte.

— Non, je ne pense pas.

— Mais pourquoi ?

— Car j’en ai marre de tuer mes bébés.

Claire a les yeux tourmentés par la dureté de mes mots. Elle ne s’attendait pas à une bombe pareille. Moi non plus, je ne m’y attendais pas. Mais voilà le sentiment qui me dévore les entrailles depuis une semaine.

Trois bébés.

Trois bébés que mon corps n’a pas souhaité garder en vie. Si ce n’est pas un tueur en série, je ne sais pas ce qu’il est d’autre.

— Mais enfin, Anna, tu dis n’importe quoi !

Peut-être.

Peut-être que je déraille.

Peut-être que je ne sais plus à quoi je sers, ce pour quoi j’existe.

Peut-être que oui, que je dis n’importe quoi.

Peut-être que je suis folle.

Peut-être que je deviens folle.

— Tu devrais en parler avec Louis.

Peut-être qu’elle a raison. Mais pour l’instant, c’est trop tôt. Je lui en veux toujours de ne pas avoir été présent.

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