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— Vous n’êtes pas un tueur en série, Anna.

Assise dans le bureau de Catherine j’ai froid. Beaucoup plus froid que la dernière fois. Ou peut-être me suis-je enrhumée hier soir avec Claire. Catherine et moi devions nous revoir que la semaine prochaine mais à l’issue de cette soirée avec Claire, je me suis sentie contrainte de sauter sur mon portable afin de prendre rendez-vous en urgence. Jusqu’à hier, je n’avais encore jamais prononcé de tels mots. Si je les ai parfois pensés, il n’a jamais été question de les dire à voix haute. Après tout, parler, c’est avouer à demi-mot.

— Anna, vous comprenez ce que je dis ? Vous n’êtes pas un tueur en série.

— Je sais.

— Alors, pourquoi vous entêter à le croire ?

— Je ne sais pas.

— Ce n’est pas une réponse, Anna.

Catherine a le regard grave. Aujourd’hui, elle semble avoir abandonné son cahier sur lequel elle y aime écrire les secrets de ses patients. Aujourd’hui, c’est une simple conversation entre deux femmes.

— Le café n’est pas aussi bon que la dernière fois.

Elle sourit, car elle a fini par découvrir que le café est devenu mon arme de défense.

— Parlez-moi de cette première grossesse.

Depuis toujours, Papa ne rêve que d’une chose, c’est d’être grand-père. Il se hâte de voir courir nos enfants dans le jardin, de construire une cabane pendant les vacances d’été, de se promener à Disneyland et de leur apprendre à faire du vélo. Ma mère, au contraire, déteste l’idée de vieillir. Pour elle, être appelée « mamie » à un si jeune âge, c’est une insulte. Mais avoir des enfants, Louis et moi commençons à y penser, avant même d’avoir pris la décision de vivre ensemble. Ça aussi, c’est en projet. Peut-être que l’arrivée d’un bébé serait l’occasion pour nous pencher davantage sur la question. Louis et moi ne voulons pas secouer notre quotidien. Nous avons mis tant d’années à trouver l’équilibre parfait que nous tenons à le protéger. Et puis, Louis ne travaille pas, il écrit. L’arrivée d’un bébé ne lui permettrait plus cette liberté.

Papa décède à l’automne 2003. C’est le cancer qui est revenu frapper à notre porte. Il l’avait pourtant vaincu un an et demi plus tôt. Tous les deux, ils s’étaient promis de ne plus jamais se revoir, mais le plus féroce des deux n’a rien voulu entendre. Il s’est imposé de nouveau dans nos vies, plus fort et plus vorace que la dernière fois. Cette fois-ci, Papa n’a rien pu faire. Le cancer a gagné la partie en quelques mois, l’empêchant de connaître la joie de s’entendre être appelé « papi ».

Deux mois plus tard, Louis et moi emménageons ensemble. La disparition si soudaine de mon père nous a fait comprendre une chose : la vie défile bien trop vite. La vie, l’on pense parfois qu’elle est éternelle, surtout au cœur de notre vingtaine. On est jeune, on est en bonne santé, on est immortel. Mais nous ne sommes pas des livres et nous ne traversons pas les siècles et les époques avec tant de facilité.

Ce matin-là, je m’en souviens comme si c’était hier. Le ciel est d’un bleu éblouissant. Louis est encore couché, tandis que je suis prise de nausées. Je ne sais pas ce qui se passe mais je sais que depuis quelques semaines, nous essayons de devenir parents. Peut-être qu’on y est. Peut-être que c’est le grand jour. Je le réveille. Il grogne un peu, mais s’excuse dès que je lui demande de courir à la pharmacie afin d’acheter un test. Pendant ce temps, moi, je vomis.

Louis entre dans la salle de bain trente-neuf minutes et vingt-huit secondes plus tard. Je vois la tête qu’il fait à son arrivée. J’ai envie de rire mais je vomis une nouvelle fois dans les toilettes tandis qu’il se précipite sur la fenêtre pour aérer. Il me tend le test et me demande de faire pipi dessus, immédiatement. Mais je n’y arrive pas. Je n’ai pas envie de faire pipi.

— Oh, crois-moi que tu vas avoir envie !

Louis revient de la cuisine, trois bouteilles d’eau sous le bras.

— Maintenant, bois.

J’ai bu et j’en ai eu mal au ventre. Mais je parviens à uriner sur le morceau de plastique qui est censé nous prévenir d’un changement de vie immédiat. C’est fou comme le temps d’un instant, l’on reste perché à notre destin, celui qui ne tient qu’à une goutte d’urine.

Positif.

Je suis enceinte.

Louis tombe dans les pommes.

Moi, je vomis une nouvelle fois.

Catherine sourit. C’est plus fort qu’elle. Elle est accrochée à mes mots comme je le suis à ceux de Christophe Beaugrand lors du tirage du loto. J’ai toujours l’espoir que mes numéros soient tirés et de devenir millionnaire, sans rien faire.

— Louis est tombé dans les pommes ?

— Pendant plusieurs minutes. Il a toujours été ainsi, fragile. Et dire qu’il travaillait à l’usine, vous vous rendez compte ?

Catherine attrape son cahier sur lequel elle y fait glisser la plume de son stylo.

— Je suis certaine que vous possédez dans vos cahiers tout un tas de secrets.

— En effet.

— Ça ferait une chouette idée de roman, non ? J’en parlerai à Louis.

— Tant que vous ne me volez pas mes cahiers, ça ne me dérange pas. Sinon, comment s’est déroulé le début de votre grossesse ?

Les résultats sanguins sont vite venus confirmer l’arrivée imminente d’un semeur de troubles miniature. Louis est impatient. Moi, un peu moins. J’ai peur. Je n’ai pas la moindre idée de ce que je vais devoir faire à son arrivée. Je n’ai jamais porté de bébé dans les bras. J’ai toujours peur de les blesser, de les abîmer. Mais là, je ne pourrais plus refuser et sourire bêtement face à la mère qui me proposera de le porter, car la mère, elle sera moi.

— Tout se passera bien, ma chérie.

Louis s’est arrêté d’écrire pour quelques semaines. Il préfère passer son temps à mes côtés, à me sortir des phrases aussi bateau que celle-ci, à porter les sacs de courses, à m’ouvrir les portes, à nettoyer l’appartement et à me faire couler de bons bains chauds. Il n’a jamais autant pris soin de moi qu’en ce début de grossesse.

Au travail, je reste discrète. Personne n’est au courant et je souhaite que ça reste ainsi. Je ne tiens pas à ce que mes efforts pour changer de poste soient anéantis par une grossesse. On est toutes conscientes du destin des femmes enceintes dans de nombreuses entreprises.

Les semaines passent et déjà neuf semaines que je sens ce petit truc grandir dans mon ventre. Dans le miroir, je cherche la moindre évolution. Mais mon ventre refuse de grossir, malgré les cochonneries que je m’autorise à dévorer.

Tout bascule un dimanche matin. Voilà deux jours que je n’ai plus de nausées. Et je ne m’en plains pas. Déjà deux mois que je passe mon temps à vomir à la moindre odeur. Alors, avoir un peu de répit, c’est réconfortant. Louis est encore endormi. Il s’est couché tard car hier soir, il a décidé de reprendre l’écriture. Je ne lui en veux pas de ressentir un tel besoin. Je sais ô combien il en a besoin, surtout depuis quelques semaines. Un mal de ventre inhabituel m’oblige à me lever et rejoindre les toilettes. J’ai cette sensation de début de règles, celle que l’on déteste toutes. J’ai la surprise d’uriner du sang. Je crie. J’appelle Louis. Il ne comprend pas ce qui m’arrive et, entièrement nu, le visage encore endormi, il me retrouve dans la salle de bain.

Je pleure face à la vue du sang.

Je revois Justine le visage dans le pare-brise.

Je comprends que ce n’est pas normal.

Louis comprend à son tour.

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