Chapitre 14
Les journées passent et j’entre rapidement dans une petite routine avec les cours. Ils sont tous intéressants et j’apprends de plus en plus de choses sur mon pouvoir et Ocmundi. Nous avons une bonne ambiance dans notre classe. Nous nous entraidons entre tous si quelqu’un a un problème. Je n’ai plus reparlé à Walter depuis le cours de magie. J’ai croisé son regard plusieurs fois et cru voir du regret mais pas plus. Je ne suis pas fâchée, mais j’ai peur. Ces gauchers qui ont supposément perdu la tête à cause de leur retard m’inquiète vraiment. Dans les pires des cas, je m’enfuie et rentre à Chino Hills, pensai-je. Ils pourraient me trouver cependant, voir me tuer. Non, Ocmundi et la société SAME sont bienveillants. Je suis persuadée que ce monde est correct. Nous avons des lois, un système bien organisé, une école qui nous forme, des opportunités professionnelles mais ce n’est pas le monde des bisounours non plus. La possibilité de mourir dans le Tournoi l’a prouvé. Je m’efforce de me concentrer sur le présent et accompagne Jessica à la bibliothèque. Elle va réviser avec Scott. Je suis un peu surprise. Nous attendons à l’entrée devant les grands escaliers. Je remarque qu’elle se retouche les cheveux et son rouge à lèvres.
– Est-ce qu’il y a quelque chose entre vous ? Je ne peux m’empêcher de demander.
– Quoi ? Non, rien de la sorte. Qu’est-ce qui te fais penser ça ?
– Tu te retouches le maquillage depuis tout à l’heure.
Elle fronce les sourcils.
– Je n’ai pas le droit d’être présentable ? Il m’a proposé son aide si j’avais besoin de quoi que ce soit et je lui demandé de réviser ensemble. J’ai pensé que les connaissances d’une personne en deuxième année peuvent s’avérer utiles.
Elle est irritée. Son accent écossais est ressorti.
– Oui bien sûr. Je veux juste te prévenir et t’épargner…
– Nous allons à la bibliothèque Raquel, elle dit avec un soupir. Il est charmant et drôle et je ne suis pas intéressée. Je suis bien consciente des inconvénients d’une relation entre gauchers d’éléments différents. Crois-moi.
Elle fait allusion à mon histoire avec Jim. Je ressens un pincement au cœur. Je hoche la tête.
– Oh Raquel, je suis désolée. Je n’ai pas voulu te blesser. Je suis vraiment désolée.
– Non, c’est moi qui suis désolée. Je suis un peu frustrée mais ce n’est pas ta faute. C’est génial que tu ailles réviser avec Scott.
En parlant du loup, Scott arrive avec une pile de livres sous le bras.
– Awrite ! Comment ça va ?
Jess éclate de rire. Je n’ai pas compris le premier mot.
– Où as-tu appris ça ? Elle demande.
– J’ai mes méthodes. Il hausse les épaules. Salut Raquel.
Je lui fais la bise et nous prenons le couloir qui mène à la bibliothèque.
– Quelqu’un peut m’expliquer ce que veut dire awrite ?
– C’est de l’argot écossais. Ça veut dire salut, elle explique.
– Oh. Je comprends. Je répète le mot dans ma tête.
Jessica nous enseigne comment bien le prononcer et nos rires résonnent. La bibliothécaire nous demande de nous taire et je lui adresse un regard d’excuse. Je laisse Jess et Scott seuls et vais m’assoir à une table. J’adore ici. C’est magnifique. Le bois lustré, l’odeur des livres, les parchemins, les voutes. Après deux heures à écrire deux dissertations et résoudre des activités, je peux enfin poser mon stylo. Je masse ma nuque endolorie. La sonnerie de mon téléphone sonne soudainement. Des visages se tournent vers moi. Je range mes affaires en vitesse, chuchote un mot d’excuse et sors. C’est Sue. Un sourire étire mes lèvres et je me précipite au terrain. L’après-midi est assez tranquille, je peux donc profiter d’un peu d’intimité. Je pose mes affaires en vrac et réponds à l’appel.
– Salut ! Je suis tellement contente que tu m’aies appelé, j’exclame.
– Hey. Comment ça va ? J’avais envie de prendre de tes nouvelles.
– Je viens de sortir de la bibliothèque. J’ai fini deux dissertations. Je ne sais pas ce que je vais faire du reste de l’après-midi. Et toi ?
– Moi ? Rien de nouveau. Tu sais Chino Hills n’a pas changé. (Je ricane). En revanche, Madison…
– Quoi Madison ?
– Je crois qu’elle s’est trouvé un petit copain. Il joue dans l’équipe de football.
– Sans blague ? Raconte-moi tout, j’exige.
D’après sa description, je me souviens vaguement de lui. Notre lycée était très grand après tout. Will traverse le terrain, il me salue de la main et je lui retourne le geste.
– Enfin, il est gentil et c’est ce qui compte. On va le voir jouer vendredi soir, elle finit.
– C’est top. Je suis un peu nostalgique j’avoue. Vous me manquez.
– Toi aussi tu nous manques Raquel. On pense toujours à toi.
Je mordille ma lèvre inférieure avec une envie de pleurer. Je ne leur ai pas raconté ce qui s’est passé avec Jim et j’aimerais tant pouvoir. J’aimerais pouvoir leur raconter de mes nouveaux amis ici, d’Ocmundi, de tout. Mais je ne peux pas.
– Je ne veux pas être triste alors je vais raccrocher, je dis d’une voie faussement gaie.
– Ouais il ne faut pas. Ton lycée sportif est cool, tu as de nouveaux amis, tu as tout Raquel.
Je doute de ça.
– Garde un œil sur Ben pour moi.
– Oui madame. Tu me le répètes tout le temps. Il se porte bien.
Je hoche la tête, rassurée puis lui dis au revoir. Je ramasse mes affaires et vais au dortoir. La joie que je ressens après l’avoir entendue ne va pas gâcher ma fin de journée. Je refuse. L’idée de courir me revient en tête. C’est décidé. J’enfile une tenue de sport et commence par m’échauffer en faisant le tour du terrain puis le tour du campus. Mes poumons et muscles crient par l’effort mais je pousse et sors d’Elementa. J’ai envie d’aller en ville. Je parcours les rues et ruelles d’Occidens, observe les commerces, les bâtiments, maisons. J’aperçois une école primaire je crois. Je suis des panneaux et me retrouve après en direction de l’Arbre. Mon souffle se stabilise. Je suis concentrée sur mes pas, ma cadence, mes mouvements. Je me sens presque comme à la maison. J’atteins la grande prairie et la silhouette de l’Arbre m’apparait. J'eu un sursaut la première fois que je le vis mais sa présence me réconforte désormais. Il ne ressemble pas à l’arbre dans mes rêves. La musique à mes oreilles crée une bulle autour de moi mais je ressens soudainement une présence derrière moi. Les poils de ma nuque se hérissent. Je fais volte-face. Jim. A dix mètres environ. Il me suit ? Qu’est-ce qu’il fait là ? Je fronce les sourcils et continue ma course. Je tourne à gauche et entre dans des herbes hautes. J'accélère mais mes pieds décollent brusquement du sol. Je crie. Mon dos percute un torse. Une main m'entoure la taille mais je la pousse. Je me retourne, le souffle coupé et enlève mes casques.
– Qu’est-ce qu’il te prend ? Tu as utilisé ton pouvoir contre moi ?
– Non, je l’ai utilisé pour te faire venir à moi, il répond. Il croise les bras. – Tu m’évites.
– Je ne t’évite pas, je mens. Je suis occupée. J’essaie de m’intégrer et de m’habituer à mon nouveau quotidien et…
– Ce sont des excuses, il me coupe. J’ai bien vu que tu t’es intégrée alors ce n’est pas le problème. Ocmundi est ton monde désormais. Ce n’est pas la question. Je voulais parler avec toi.
– Parler de quoi ? Je... Nous sommes incompatibles Jim, on ne peut pas continuer toi et moi.
Je vois sa pomme d'Adam bouger. Je détourne le regard, un nœud dans la gorge. Il se tourne, les mains dans ses cheveux.
– Je voudrais au moins arranger les choses. Je ne veux pas que ce soit inconfortable ou gênant entre nous.
Je hoche la tête.
– Moi non plus. Je marque une pause avant de continuer. – Je te remercie de m'avoir accompagné en tant que messager. Je… je suis désolée pour cette embrouille.
Son visage se décompose.
– Raquel, attends…
– Tu sais quoi ? je l’interromps. Je ne suis pas encore prête pour arranger les choses comme tu dis. J’ai beaucoup de choses en tête. J’ai découvert les Aneique et je digère ma prochaine transformation.
– Je comprends et c’est pour ça que je veux être là pour toi.
Je secoue la tête.
– Non, je ne peux pas être amie avec toi. C’est trop tôt pour moi. Respecte ça.
Son regard s’ancre au mien. N’insiste pas s’il te plait, pensai-je. Je me retrouve momentanément à Chino Hills, le jour où il arriva. Il finit par hocher la tête.
– Merci, je murmure.
Il me dévisage un instant de plus, puis fait volte-face et part. Mes yeux suivent le mouvement de son dos. Je m’assois et m’allonge sur l’herbe. Je ressens un bref soulagement malgré les palpitations qui cognent dans ma poitrine. […]
Le lendemain, je savoure un steak avec une purée de pommes de terre avec les filles à la cantine. Will s’est joint à nous. Il est assez proche de Walter si bien que Georgia commence à poser des questions sur lui malgré mon avertissement. Je lui lance un regard en biais qu’elle choisit d’ignorer. Nous ne sommes pas très discrètes. Will s’il l’a remarqué, il n’en dit rien. Walter est bien né ici d’une famille de gauchers. Il ne s’inscrit pas dans le groupe des gauchers ou gauchères comme nous, choisis pour la transformation par notre intelligence, force ou esprit. Non, lui vient d’une grande famille d’Occidens. Son père travaille au Conseil comme il me l’a mentionné et sa mère est médecin. Il a aussi un grand frère et retourne parfois chez lui les week-ends.
– Il est un peu réservé mais une fois que tu le connais, il est sympa, dit Will. Il est très ambitieux. Il m’a raconté dès la rentrée comment il veut travailler au Conseil comme son père et avoir un haut poste.
– Mieux vaut l’avoir comme ami que comme ennemi alors, plaisante Jenny.
Je souris malgré moi. Je peux facilement imaginer Walter comme ennemi. Mon instinct me dit que quelque chose cloche chez lui, peut-être parce qu’il est réservé. Nous sommes interrompus par une figure qui traverse la cantine. Je prends une seconde à discerner la personne. C’est Emurio, le président du Conseil. Je ne l’ai plus revu depuis ce premier jour avec Jim. Mes camarades continuent à discuter comme si de rien n’était, moins bruyamment cependant. Jim m’a expliqué comment Emurio est assez proche des élèves d’Elementa. Il salue quelques profs, échange des poignées de main et parle avec certains élèves, des seniors. Puis il s’approche de notre table.
– Il vient, dit Georgia.
– Je sais, je murmure.
Je me tiens raide comme un piquet. Il porte un pantalon chino noir, une chemise blanche et un pull noir dessus. Le symbole des Terrans y est brodé à gauche.
– Bonjour Raquel, comment vas-tu ? il demande.
– Bonjour monsieur. Très bien merci, je dis malgré ma nervosité. Je me permets de vous présenter mes amis. Jenny, Georgia, Jessica et Will.
Ils se dépêchent tous de lui serrer la main et de lui dire bonjour monsieur, des sourires aimables sur leurs lèvres.
– Je suis désolé d’interrompre votre déjeuner mais tu es convoquée au Conseil Raquel. Enfin, je te convoque.
Je suis prise de court un instant puis hoche la tête.
– Bien sûr. Je finis rapidement de manger puis j’y vais.
– Parfait. Le rendez-vous est à 13 heures. Bonne après-midi.
Il part avec un sourire charismatique sur les lèvres.
– Qu’est-ce que tu as fait pour que le président du Conseil te convoque ? demande Will.
– Rien. Je ne sais pas pourquoi il m’a convoqué.
– Tu crois que…
Jess me laisse entendre que c’est peut-être pour le fameux retard.
– Il aime bien avoir un rapport proche avec les élèves, il va peut-être le faire avec nous tous. Je hausse les épaules.
Les filles comprennent que je ne veux pas parler du retard devant Will et ne disent pas plus. J’ignore combien de personnes le savent. Ça ne me gêne pas mais toute cette histoire de perdre la raison si.
– Je veux savoir tous les détails sur le Conseil en tout cas, dit Will avec un sourire.
– Promis.
Je finis de manger rapidement puis vais au dortoir. Je me lave les dents et me tresse les cheveux. J’enfile mon manteau et sors, le cœur battant. Je me souviens du chemin pour aller en ville. Une fois arrivée, je suis les indications qui mènent à la rue principale. Les élégantes façades du Conseil m’apparaissent. Je gravis les quelques marches et me dirige à un comptoir.
– Vous devez être Raquel Davis, me dit la dame.
– Oui c’est ça.
– J’appelle la personne en charge, elle viendra vous chercher.
Je hoche la tête, la boule au ventre. Une dame de quarante ans environ vêtue d’une blouse blanche, les cheveux attachés vient me chercher comme prévu. Elle s’appelle Dorothy. Nous prenons un ascenseur et montons jusqu’au quatrième étage. Les portes s’ouvrent sur des couloirs en marbre noir. Une grande fenêtre dans le hall donne sur la rue. La décoration est assez élégante mais sobre. Des plantes sont posées aux coins des fenêtres ou sur les quelques tables présentes. Dorothy m’emmène à une salle blanche. Je plisse les yeux face à la lumière.
– Nous allons réaliser quelques tests pour voir si tout va bien, elle explique.
Mes yeux observent rapidement les machines.
– D’accord. Est-ce en lien avec mon retard ?
Elle sourit.
– Tu es perspicace. En effet, c’est pour ton retard. Nous voulons juste examiner ton corps et ton habilité. Assieds-toi, je t’en prie.
Je m’assois sur la table d’examen. Je me triture les mains. Elle tapote sur son clavier.
– Vous vous appelez bien Raquel Davis, 17 ans, venez de Chino Hills, yeux verts, cheveux bruns, taille un mètre soixante et vous êtes une Fuocan ?
– Oui.
– Très bien.
Elle me fait enlever les chaussures puis m’allonger. Elle procède à un examen classique. Elle me prend la pression. J’écarquille les yeux face à une lumière qui m’éblouit. Elle me palpe certaines parties puis me fait une prise de sang. Je grince des dents. J’ai rarement été malade dans ma vie. Je n’ai donc pas trop l’habitude des environnements médicaux si on peut le dire. Ensuite, elle me demande de montrer tout ce que je sais faire avec mon élément jusqu’à présent. Je lui montre et elle prend note. Elle me fixe mon aura rouge autour de mon bras gauche.
– Qu’est-ce que tu ressens lorsque tu utilises ton pouvoir ?
– Je ressens de la chaleur monter jusqu’à ma poitrine, mon cou. Elle va jusqu’à mon bras et après je sens aussi des picotements dans les doigts.
Elle hoche la tête. J’espère que c’est une bonne réponse.
– Nous allons terminer avec un scanner de ton cerveau. Cela va prendre seulement dix minutes.
– J’ai cru comprendre que j’allais voir euh… Emurio ?
– Tout à fait. Après cet examen, vous allez pouvoir le voir.
Je suis un peu rassurée. Tous ces examens me rendent nerveuse. Le scanner est rapide est sans incident.
– Je laisse Emurio vous expliquer les résultats, d’accord ?
– Oui, merci.
Dorothy me mène à une autre chambre, celle-ci normale et non blanche comme un laboratoire. Je m’assois sur un canapé anthracite. Emurio toque puis entre. Il me donne un sourire rassurant.
– Tu as l’air apeurée. Je suis désolé que tu n’aies pas su pour les tests. Rassure-toi, il n’y a rien de vraiment anormal.
Il s’assoit à côté de moi, à l’autre bout du canapé.
– Les résultats immédiats sont le scanner. Est-ce que tu as des connaissances sur le cerveau d’un gaucher ?
– Non. Il est différent des droitiers ?
– Oui. Les cerveaux des gauchers ont souvent un cerveau plus symétrique. Le cerveau est composé d’un hémisphère droit et d’un hémisphère gauche. La différence avec nous, c’est que nous sommes plus flexibles dans la répartition des fonctions cérébrales. Nous utilisons plus les deux hémisphères. Cette caractéristique peut se traduire en une plus grande créativité, une meilleure combinaison entre logique et créativité etc. Je pense que tu sais que les gauchers jouissent d’une réputation d’être intelligents, non ?
Je hoche la tête.
– Une autre conséquence est l’adaptation à un monde pensé et conçu pour des droitiers. Nous représentons seulement un 10% de la population mondiale. Donc nous devons souvent adapter notre motricité ou habitudes, souvent avec des objets comme les ciseaux, souris d’ordinateur ou l’écriture. Sur ce point, Ocmundi est un monde conçu et pensé pour les gauchers. Ton cerveau est normal. L’unique élément qui peut poser des questions est que ton hémisphère gauche est très dominant ce qui est assez rare.
– C’est par rapport à mon retard ?
J’ai la gorge sèche.
– C’est un signe oui. Est-ce que tu as des questions ?
J’en ai milles, pensai-je. Je me redresse.
– Quelqu’un m’a dit que je suis la première personne avec un retard depuis longtemps.
– En effet.
– Cette personne m’a dit que les gauchers qui ont présenté un retard dans le passé ont perdu la raison. Est-ce vrai ?
Son visage se ferme.
– Puis-je savoir qui t’a dit ça ?
– Je ne préfère pas.
Il crispe ses mâchoires.
– Je comprends. Ces informations sont confidentielles. Nous n’aimons pas partager des données sensibles mais je vais vous expliquer. C’est vrai que certains ont perdu la raison mais cela ne veut pas dire que vous allez la perdre aussi. Nous avons gardé sous surveillance ces personnes-là historiquement parce qu’on ne sait pas pourquoi ils ont cette anomalie. C’est une précaution. Est-ce que vous comprenez ?
– Oui.
– Vous ne devez pas paniquer, rien de la sorte. Ce rendez-vous est une première approche. Puis-je vous offrir à boire ?
Je suis décontenancée face au brusque changement de conversation.
– Un thé s’il-vous-plait.
Il sort. Je prends mon téléphone en hâte et tape sur le contact de Jessica. Non. Ce sont des données confidentielles, il a dit. Il revient, une tasse fumante à la main. Merde. Je le remercie.
– Comment vont vos cours ? Vous vous y plaisez à Elementa ?
– Oui, j’aime beaucoup. Les cours sont très intéressants. J’avoue avoir été surprise par les Aneique et le Tournoi.
Il rigole doucement.
– Je peux imaginer. C’est un thème assez sensible pour les étudiants. Je ne doute pas que votre transformation sera réussie.
J’inspire avant de demander une question qui me taraude l’esprit.
– Je voulais vous poser une question à propos de l’incompatibilité entre gauchers, j’exclame.
– Un autre thème sensible pour les étudiants. Il sourit.
– Y a-t-il des mariages arrangés ?
– Non. Auparavant oui, nous faisions des mariages arrangés surtout parmi les familles plus influentes d’Ocmundi. Aujourd’hui nous ne le faisons plus évidemment. Certains politiciens voudraient l’établir à nouveau pour rendre les choses plus faciles.
– Plus facile ?
– Cela évite des drames. Je suis conscient que cette caractéristique peut être très douloureuse. Je suis moi-même tombé amoureux d’une gauchère d’un élément différent à l’époque.
J’essaie de cacher mon choc face à sa révélation.
– Pour le bien de notre société, nous déconseillons ce genre de relation.
– Qu’est-ce qui se passe si un couple décide de rester ensemble ?
– C’est le cas de certaines personnes. Nous les appelons les déchus en langage familier. Déchu parce que plus un gaucher élémentaire passe du temps avec cette autre gaucher ou gauchère, plus tu perds ton pouvoir jusqu’à n’en plus avoir. En général, ces couples occupent des fonctions primaires ou vont vivre à la surface.
Je serre la tasse entre mes mains. Des déchus ? C’est horrible. Horrible de ne plus pouvoir utiliser ton pouvoir mais aussi d’être qualifié de la sorte.
– Pourquoi vous demandez ? Vous êtes en couple avec votre messager ? Je vous le déconseille Raquel.
Je hoquète de surprise. Toujours ce mot. Déconseiller.
– Jim ? Non, nous ne sommes pas en couple. C’était par pure curiosité.
Je m’efforce de répondre malgré le nœud dans mon estomac.
– J’ai cru voir qu’il y avait quelque chose entre vous. Jim Clark est un très bon élève vous savez. Ce serait dommage que son apprentissage soit compromis.
– Oui.
Je bois une gorgée de mon thé, incapable de dire un mot de plus. La conversation a pris un tournant gênant.
– Sous mon mandat, j’encourage néanmoins la recherche d’un remède. Quelque chose qui soit capable de mitiger les effets de l’incompatibilité. Plusieurs couples se prestent comme cobayes. Si jamais vous êtes intéressée, dites-le-moi.
Le rendez-vous est terminé. Il prend congé et je peux revenir à Elementa. Je m’en vais, l’esprit en ébullition. Je prends mes affaires et rejoins le cours d’Histoire. Les filles et quelques camarades m’adressent des regards interrogateurs. Je sens Walter me dévisager aussi. Il n’a pas été très malin en me révélant le destin de ces gauchers. Ce sont des données confidentielles. Je soupire et fais abstraction de la conversation avec Emurio. Le cours dure presque trois heures alors nous faisons une pause de dix minutes. Les filles se lèvent rapidement et nous sortons au couloir.
– Alors ?
– Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?
Je lève une main pour apaiser la situation.
– Ils m’ont fait un contrôle médical, ils ont examiné mon élément et ensuite ils m’ont fait un scanner du cerveau.
– Et ? presse Jess.
– J’ai eu une conversation avec Emurio après. En gros, je ne présente rien d’anormal si ce n’est qu’une différence dans mon cerveau. Les gauchers utilisent les deux hémisphères en général et moi j’utilise plus le gauche. C’est mon hémisphère dominant.
– C’est grave ? demande Jenny.
– Non. Il m’a dit que je ne vais pas forcément perdre la raison mais c’est obligatoire qu’ils m’examinent parfois pour avoir un suivi. Le plus étrange c’est ce qu’il m’a dit.
Je me penche et leur raconte sur les mariages arrangés, comment Emurio est tombé amoureux lui-même une fois et comment il pensait que j’étais avec Jim. Je finis par dire que certains couples se prestent en tant que cobayes pour des remèdes.
– Waouh. Je ne m’attendais pas à ça, avoue Georgia.
– Des mariages arrangés ? Nous ne sommes pas au dix-huitième siècle, dit Jess. Elle croise les bras.
– Tu veux en parler à Jim ? demande Jenny.
– Oui. Je pense qu’il est temps d’avoir cette conversation avec lui, même si je la redoute.
– Tu veux lui proposer d’être cobaye ? demande Georgia.
– Non. Je ne sais pas. Je n’en sais rien.
– Vous en parlerez et tout ira bien, me rassure Jessica.
Elle passe un bras autour de mes épaules. Nous reprenons le cours et je mâchouille nerveusement le bouchon de mon stylo. Une partie de moi ne fait pas confiance à Emurio et ses remèdes. Qui sait s’il y a des effets contraires ? C’est très probable. Je ne vais pas me faire des illusions. Nous allons discuter et c’est tout. Je défais ma tresse et passe les doigts en travers. La sonnerie retentit et je sens mon pouls cogner à mes temples. Je ramasse mes affaires et arpente le couloir. Je ne connais pas l’emploi du temps de Jim évidemment. Je monte d’un étage et le cherche du regard. Je passe devant une porte et tombe nez à nez avec Scott.
– Hey ! Salut Raquel.
Il me serre dans ses bras et je souris.
– Salut, contente de te voir. Tu sais où est Jim ?
Il ne me répond pas puisque sa figure émerge de la classe au même moment. Ses yeux trouvent tout de suite les miens. Toute sa clique est là : Ernesto, Douglas et Ruby aussi.
– Salut Raquel, me dit Jim.
Il se penche pour me faire la bise. Je sens son parfum.
– J’ai vu que tu as parlé avec Emurio, des problèmes avec le président ? ironise Douglas.
– Non, je réponds avec un rire nerveux. Nous avons discuté, rien de plus.
Nous commençons à descendre le grand escalier. Jim est à mes côtés. Nos bras se frôlent. Je me sens revigorée. Nous arrivons au hall d’entrée. Je me tourne face à lui.
– Est-ce qu’on peut parler ?
Il hoche la tête.
– Quand tu veux, il me répond.
– Okay. Cette après-midi ?
– D’accord. Est-ce que tu as déjà été au temple ?
– Il y a un temple ?
Il éclate de rire face à mon air étonné.
– Ouais il y en a un. Tu dois sortir d’Elementa puis suivre les indications. On se donne rendez-vous là-bas d’ici une heure ?
C’était décidé. Je les salue puis rejoins le dortoir. Les filles ne sont pas là. Elles ne sont jamais là. Que pourraient-elles faire ? A part la course, je ne suis pas une personne qui adore le plein air. J’aime bien passer du temps chez moi. Je décide de garder l’uniforme, je ne veux pas en faire trop. Je me brosse les cheveux et retouche un peu mon maquillage. La chaleur présente dans mon estomac remonte à ma poitrine. Je suis trop nerveuse. Il a dit dans une heure mais me promener me fera du bien. Je sors et suis les indications des panneaux qui se situent juste après les portes d’Elementa. J’opte pour une promenade dans la Grande Forêt avant d’aller au temple. Je me perds une fois, panique puis aperçois un panneau et retrouve le chemin. L’herbe crisse sous mes bottes. Le temple est magnifique. Entièrement de jade, il se camoufle à la perfection dans la forêt environnante. Il présente des caractéristiques similaires à un temple romain. Des escaliers mènent à de grandes colonnes. On peut entrevoir l’intérieur à travers deux grandes portes qui sont ouvertes. J’ai très envie d’entrer mais c’est mieux d’attendre Jim. Un vent froid secoue les branches. Je frisonne. Mes mains effleurent la pierre. C’est la première fois que je vois ce matériau de ma vie. C’est très joli. Est-ce ici où ils vénèrent leur déesse Gaia ? Je m’assois sur une des marches et attends. Mon esprit ressasse les phrases que j’ai préparé en boucle. Jim surgit quinze minutes après mon arrivée. Il a changé de vêtements : il porte un jean foncé, des baskets et un pull bleu marin. Il m’approche les mains dans les poches. Son regard est indéchiffrable. Je me lève, habitée d’une fébrilité.
– Salut, je dis.
– Salut.
– J’ai trouvé le temple. Il est très joli. Un peu loin cependant.
Il hoche la tête avec un léger sourire.
– Comment tu te sens ?
– Bien, je réponds trop vite.
– Tu as parlé avec Emurio ? Je m’en veux d’avoir loupé ça.
Je triture mes mains.
– Techniquement il m’a convoqué au Conseil. Ils m’ont fait quelques examens pour évaluer mon retard.
Ses yeux s’écarquillent en surprise.
– Et alors ? Ils ont trouvé quelque chose ?
– Non, seulement une différence dans mon cerveau. Ecoute, je sais que ça n’a pas été facile entre nous depuis que nous sommes arrivés à Ocmundi. Je voulais enfin avoir une discussion avec toi. Civile.
– Moi aussi.
Ses yeux sont rieurs. Je lui raconte mon rendez-vous avec Emurio, les mariages arrangés, les déchus et les remèdes. Il passe une main dans ses cheveux.
– J’étais au courant pour les déchus. Un prof nous l’a expliqué l’année dernière. En revanche, je ne savais pas qu’on réalisait des mariages arrangés.
– Je voulais te demander si… si tu voulais peut-être…
– Raquel, j’ai envie d’être avec toi avec ou sans les remèdes. C’est ce que j’essayais de te faire comprendre tout ce temps.
– Mais on ne peut pas s’embrasser ni faire quoi que ce soit, je dis incertaine.
– Je sais et c’est dur. Mais je préfère être à tes cotés sans t’embrasser que ne pas l’être. Je n’arrête pas de penser à toi, il murmure.
Mes yeux trouvent les siens et je frisonne.
– Et les remèdes ?
Il se frotte la nuque, hésitant.
– Je n’ai rien contre mais je trouve étrange qu’Emurio te l’ai proposé sans préavis. Les scientifiques recherchent un remède depuis un siècle et aucun ne marche concrètement à ce que je sache. C’est confidentiel. J’ignorais même que des couples se prestent comme cobayes, il avoue.
– Oui. Je ne sais pas si je fais confiance à Emurio non plus.
– On peut y réfléchir.
Il m’effleure le visage et je recule imperceptiblement.
– On peut se toucher. L’incompatibilité concerne tout acte sexuel et s’embrasser.
Je hoche la tête, le cœur battant. Je me noie dans le bleu de ses yeux. Il noue ses mains au miennes. Une partie de moi sait que ce n’est pas une très bonne idée de prendre ce chemin avec Jim. Je peux me blesser. Mais j’ai envie d’être avec lui. Il approche son visage du mien, effleure ma tempe de ses lèvres, puis ma mâchoire, mon cou. Il finit par poser ses lèvres sur mon cou. Mes yeux se ferment. A contrecœur, je pose mes mains sur son torse et le pousse doucement. Son cœur bat fort.
– Je préfère prendre un peu de distance parce que j’ai très envie de t’embrasser, je dis.
– Tu as raison, il répond, la voix rauque.
Il dépose un baiser sur ma joue puis me prend la main. Nous entrons au temple et je ressens une telle joie d’être avec lui. Le temple s’ouvre sur un grand hall. Des plafonds hauts, sols brillants, quelques voutes. Un bassin d’eau clair trône au centre. L’eau se reflète sur les murs. Il y a au milieu une statue de presque deux mètres de hauteur. C’est une femme habillée d’une robe longue flottante, accroupie, une main posée sur le sol. Ses cheveux sont ornés de fleurs, feuilles, branches et son autre main tient un bouquet. Son visage semble serein et son regard semble absorber tout ce qu’il l’entoure. Une petite plaque au pied inscrit « Terra Mater ». Mère nature.
– C’est Gaia ? je chuchote.
– Oui, c’est notre déesse, il répond en se penchant.
Je m’extase devant la beauté de la statue. Elle représente parfaitement l’image que je me faisais d’elle. La nature personnifiée féminine. J’observe comment sa main touche la terre à ses pieds. C’est étrange comment les Terrans ont subi des discriminations d’après Rolz, si la déesse d’Ocmundi est tellement liée à la terre, pensai-je. Nous faisons un tour puis entamons le chemin de retour à Elementa. Je suis obnubilée par lui, par la sensation de l’avoir proche de moi, de ma main dans la sienne. Nous échangeons des regards, des mots, des rires.
– Je regrette ne pas avoir profité plus de ta compagnie à Chino Hills, il dit soudainement.
– Pourquoi ?
J’ai envie d’entendre sa réponse.
– Nous étions seuls. On pouvait faire ce qu'on voulait. Les deux.
Je hoche la tête. Je n’ajoute rien. Il m’accompagne jusqu’à mon dortoir. Je ressens la fatigue de la journée sur mes épaules et je n’ai qu’une envie : être dans mon lit.
– Merci pour m’avoir accompagnée.
– Le plaisir est pour moi. On se voit demain ?
– On se voit demain.
Le sourire aux lèvres, il s’en va. Il se retourne une fois et mon ventre se serre de la plus délicieuse des manières.
[…]
Plus tard le soir, je raconte tout aux filles. Jessica et Jenny me soutiennent dans ma décision mais Georgia est plus sceptique.
– Si tu te sens capable d’être dans une relation avec lui avec tout ce que ça implique, alors soit, dit Jess.
– Je ne peux pas te dire ce que tu dois faire, dit Georgia avec un petit sourire. Mais fais attention. Avec Jim et Emurio.
– Je sais. Merci.
Je l’enlace. Je les apprécie vraiment. Être à Ocmundi sans elles serait difficile.
– Tes yeux brillent, commente Jenny. L’amour.
J’éclate de rire.
– Je ne suis pas niaise.
– Attends un peu, dit Georgia.
Je m’endors l’esprit léger.

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