Chapitre 1 : La preuve par l'image.

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La lumière bleue de l'écran faisait trembler les objets sur la table comme des fantômes indécis. Philippe s'était habitué à vivre dans cette clarté froide, entre les disques durs externes empilés comme des briques d'un mur invisible, les câbles qui serpentaient comme des racines cherchant une terre qui n'existait plus, et l'odeur permanente de métal chauffé qui imprégnait jusqu'à ses vêtements. Cela faisait trois ans qu'il vivait ainsi, dans ce trois-pièces du 11ème arrondissement où les murs avaient fini par absorber le bourdonnement des ventilateurs et les cliquetis des disques durs.

Il ouvrit le dossier reçu ce matin par courrier sécurisé. Une commande banale en apparence, comme toutes les autres : vérifier si, oui ou non, le Président Oshen avait bien prononcé son célèbre "discours de réunification" le 17 juin 2031 devant le Parlement unifié. Une formalité, pensait-il. Un discours dont il se souvenait parfaitement. Qu'il avait même étudié à l'université, analysé, décortiqué jusqu'à en connaître les intonations par cœur. Un discours qui avait changé sa façon de voir l'Europe, l'histoire, peut-être même sa propre vie.

Mais la vidéo officielle avait disparu.

Ou plutôt, elle avait changé.

À la place de cette déclaration historique qui résonnait encore dans sa mémoire, une version aseptisée, neutre, presque soporifique. Aucune mention d'unité, aucun mot fort, aucune vision. Juste un laïus bureaucratique sur des "ajustements structurels" et un "dialogue constructif entre États membres". Le genre de discours que prononcent les politiques quand ils ne veulent rien dire, quand ils ont peur de leurs propres mots.

Philippe fit une pause et se frotta les yeux. Il avait l'habitude des anomalies mineures, des dates qui ne collaient pas, des photos retouchées, des citations légèrement modifiées. Mais là, c'était différent. C'était comme si on avait remplacé un tableau de maître par une photocopie délavée.

Il tenta de retrouver une capture d'écran, un article de l'époque, n'importe quelle trace de la version qu'il connaissait. Ses doigts dansaient sur le clavier avec une frénésie croissante. Archives de l'Élysée, bases de données journalistiques, sites d'actualité européens, même les blogs politiques les plus obscurs. Tout concordait avec cette nouvelle version fade et insipide. Tout… sauf sa mémoire.

Il recula sur sa chaise, qui grinça dans le silence de l'appartement. Ce n'était pas un bug informatique. Ce n'était pas une erreur de classification. C'était une suppression délibérée. Ou pire : une réécriture complète de l'histoire.

Philippe lança l'explorateur de vérité, un vieux programme qu'il avait compilé à la main des années plus tôt, totalement déconnecté du réseau. Une relique de l'époque où il croyait encore que la technologie pouvait servir la vérité plutôt que la déformer. Il y introduisit une copie locale d'un ancien journal papier scanné, datant du lendemain du discours. Le Figaro, édition du 18 juin 2031.

Le titre était là, noir sur blanc, imprimé dans cette typographie qui ne mentait jamais : "Le Président Oshen appelle à la fusion continentale."

Et juste en dessous, dans la marge de droite, une annotation manuscrite qu'il avait griffonnée à 19 ans, de son écriture penchée d'étudiant passionné : "Peut-on vraiment croire à une paix qui naît de l'oubli ?"

Il se souvenait du moment exact où il avait écrit ces mots. C'était dans sa chambre de bonne du 5ème, sous les toits, un soir de juin étouffant. Il venait de terminer la lecture de l'article et quelque chose dans le discours d'Oshen l'avait troublé. Cette promesse d'unité européenne fondée sur la réconciliation avec le passé lui semblait à la fois magnifique et terrifiante. Magnifique parce qu'elle proposait enfin de regarder l'histoire en face. Terrifiante parce qu'elle impliquait de faire confiance aux hommes politiques pour dire la vérité.

Il ferma les yeux et tenta de se remémorer ce soir de juin. L'odeur des tilleuls qui montait de la rue, le bruit des scooters qui rentraient tard, la sensation de tenir entre ses mains un journal qui parlait d'avenir. Tout était encore là, intact dans sa mémoire.

Quelqu'un, quelque chose, avait décidé que cette version du passé ne convenait plus.

Dehors, Paris continuait sa valse habituelle, indifférente aux révolutions silencieuses qui se jouaient dans les appartements éclairés. Les voitures électriques glissaient sur l'asphalte humide sans un bruit, fantômes de métal poli qui ne laissaient derrière eux ni fumée ni traces. Les hologrammes publicitaires clignotaient leur bonheur de façade sur les façades aveugles, vendant des rêves préfabriqués à des passants qui ne les regardaient plus. Mais dans ce trois-pièces du 11ème arrondissement, au quatrième étage d'un immeuble haussmannien qui avait survécu à deux siècles de transformations urbaines, Philippe Marchant vivait au cœur d'un métier qui n'existait pas officiellement : chasseur de vérité.

La Fondation Mémoire l'avait recruté trois ans plus tôt, après avoir épluché son parcours universitaire et ses publications sur l'histoire contemporaine. Un travail simple en apparence, bien payé, presque trop facile. Quand des institutions, des entreprises ou des particuliers fortunés doutaient de leurs propres archives, ils faisaient appel à lui. Il fouillait, recoupait, démêlait le vrai du faux dans cette époque où l'information se multipliait plus vite que la capacité humaine à la vérifier.

Au début, il croyait servir la vérité. Il se voyait comme un gardien de la mémoire collective, un détective du temps qui empêchait l'histoire de se déformer. Il prenait ses missions au sérieux, passait des nuits entières à vérifier des détails, à croiser des sources, à traquer les incohérences avec la minutie d'un horloger suisse.

Maintenant, il soupçonnait surtout servir ceux qui avaient les moyens de se payer leur propre version des faits.

Il relut l'annotation dans la marge du journal, cette question qu'il s'était posée à 19 ans et qui lui semblait aujourd'hui prémonitoire. Son écriture de jeunesse, maladroite mais sincère, pleine de cette urgence qu'ont les jeunes gens de comprendre le monde avant d'y plonger. À l'époque, il terminait ses études d'histoire contemporaine à la Sorbonne. Le discours d'Oshen l'avait marqué parce qu'il promettait une Europe enfin réconciliée avec ses blessures. Un président qui osait dire que l'unité naissait du courage de regarder le passé en face, pas de l'amnésie collective.

Ce président-là avait-il jamais existé ? Ou n'était-il qu'une construction de sa propre nostalgie, un fantasme d'époque où les politiques osaient encore avoir des convictions ?

Le téléphone vibra sur la table, le tirant de ses réflexions. Un message de Mathilde Léger, sa commanditaire à la Fondation. Il connaissait à peine cette femme, ne l'avait rencontrée qu'une fois, dans un café du 16ème arrondissement. Une quinquagenaire élégante, aux cheveux gris parfaitement coiffés, qui parlait avec l'assurance de ceux qui savent des choses importantes. Elle lui avait expliqué la mission de la Fondation en termes vagues mais rassurants : préserver la mémoire, lutter contre la désinformation, maintenir la cohérence historique. Des mots nobles qui cachaient peut-être des intentions moins louables.

"Alors, ce discours ? Simple vérification de routine, j'espère ?"

Philippe observa l'écran de son téléphone. Simple vérification de routine. Comme si elle savait déjà ce qu'il allait trouver. Comme si elle connaissait d'avance l'existence de cette anomalie. Comme si elle testait quelque chose en lui, sa capacité à détecter les incohérences, sa réaction face à l'impossible.

Il hésita un moment, les doigts suspendus au-dessus du clavier tactile. Il pouvait mentir, dire que tout était normal, que le discours correspondait aux archives officielles. Il pouvait faire comme si sa mémoire lui jouait des tours, comme si ces souvenirs d'étudiant n'étaient que des fantasmes déformés par le temps.

Mais ce journal papier était là, dans ses mains. Cette annotation était réelle. Sa mémoire ne l'avait pas trahi.

Il tapa : "Anomalie détectée. J'ai besoin de 48h supplémentaires."

La réponse arriva immédiatement, comme si Mathilde Léger avait attendu devant son écran : "Parfait. Prenez votre temps."

Parfait. Elle était contente qu'il y ait une anomalie. Cela confirmait ses soupçons : il n'était pas là pour résoudre des mystères, mais pour les révéler. Ou plus exactement, pour révéler ceux qui s'en apercevaient.

Philippe éteignit le téléphone et retourna à ses écrans. Dans le reflet de la vitre, il aperçut son visage fatigué. Trente-deux ans, des cheveux bruns toujours en bataille malgré ses efforts pour les discipliner, des yeux gris qui avaient trop regardé, trop questionné, trop douté. Il ressemblait à ces hommes qui savent des choses qu'ils préféreraient ignorer, qui portent le poids de vérités trop lourdes pour leurs épaules.

Il ouvrit un nouveau terminal et lança une recherche dans ses archives personnelles. Tous les documents qu'il avait collectés au fil des ans, classés méticuleusement, sauvegardés sur des supports physiques, protégés par des couches de cryptage qu'il renouvelait religieusement chaque mois. Une bibliothèque numérique de la paranoïa, avait plaisanté un ami informaticien. Mais cette paranoïa venait peut-être de se révéler justifiée.

Le dossier "Oshen_2031" contenait douze fichiers soigneusement étiquetés. Il les ouvrit un par un, avec la lenteur de celui qui sait qu'il va découvrir quelque chose qu'il ne voudra pas voir.

Les articles de presse : tous cohérents avec la nouvelle version du discours. Des analyses fades d'un événement politique mineur, sans relief ni portée historique.

Les réactions internationales : plutôt tièdes, logiques face à un discours sans envergure qui ne promettait rien de révolutionnaire.

Les commentaires d'experts : ils évoquaient un "moment de dialogue modéré", une "approche pragmatique des relations européennes". Rien qui puisse expliquer pourquoi ce discours l'avait tant marqué à l'époque.

Mais au fond du dossier, presque oublié, un fichier qu'il n'avait pas ouvert depuis des années. Un enregistrement audio amateur, capté par son vieux magnétophone numérique le jour même du discours. Il l'avait fait par réflexe d'étudiant consciencieux, en écoutant la retransmission depuis sa chambre sous les toits. Une habitude qu'il avait prise cette année-là, archiver tout ce qui lui semblait important pour ses futurs travaux de recherche.

Ses mains tremblaient légèrement quand il lança la lecture. Le fichier était de mauvaise qualité, parasité par les grésillements de l'époque, mais la voix était reconnaissable.

La voix d'Oshen résonna dans la pièce silencieuse :

"Mes chers concitoyens européens, aujourd'hui marque un tournant dans notre histoire commune. Nous ne pouvons plus nous contenter de demi-mesures et de compromis boiteux. Nous choisissons l'unité contre la division, la mémoire contre l'oubli, le courage contre la facilité. Cette Europe que nous construisons ne naîtra pas du silence sur nos erreurs passées, mais de notre capacité à les regarder ensemble, sans fard, sans mensonge. Nous devons avoir le courage de dire ce qui fut, même si cela dérange, même si cela fait mal. Car c'est de cette vérité partagée que naîtra notre force..."

Philippe arrêta l'enregistrement, le cœur battant.

Il venait de comprendre pourquoi on l'avait engagé.

Il n'était pas un chasseur de vérité. Il était un détecteur de résistance. Un révélateur de ceux qui gardaient encore des traces de ce qu'on voulait effacer. Un canari dans la mine de la mémoire collective, dont le rôle était de signaler les poches de souvenir qui résistaient au grand nettoyage.

Et maintenant, il était repéré.

Le téléphone vibra de nouveau. Cette fois, ce n'était pas Mathilde. L'écran affichait simplement : "Numéro masqué".

Il hésita. Dans son travail, il recevait parfois des appels étranges, des gens qui prétendaient détenir des informations importantes, des conspirationnistes qui voyaient des manipulations partout. Il avait appris à les filtrer, à distinguer les témoignages crédibles du délire paranoïaque.

Mais quelque chose dans le timing de cet appel le décida à décrocher.

— Monsieur Marchant ?

Une voix de femme, jeune, essoufflée comme si elle avait couru. Avec un léger accent qu'il n'arrivait pas à identifier.

— Oui.

— Ne raccrochez pas. Je sais ce que vous venez de découvrir sur le discours d'Oshen. Vous n'êtes pas fou. Et vous n'êtes pas seul.

Un silence s'installa. Philippe entendait sa propre respiration et, en arrière-plan, le bruit de la circulation. Elle appelait de la rue.

— Qui êtes-vous ?

— Quelqu'un qui collectionne ce qui reste de vrai. Quelqu'un qui sait que vous venez de franchir une ligne dont vous ne soupçonniez même pas l'existence. Ils vous ont recruté pour détecter les anomalies de mémoire, n'est-ce pas ? Pour repérer ceux qui se souviennent de ce qu'ils veulent faire oublier.

Philippe sentit un frisson remonter le long de sa colonne vertébrale. Cette femme savait exactement ce qu'il venait de comprendre.

— Comment vous...

— Rendez-vous demain, 14h, librairie Maspero, rue Saint-Séverin. Venez avec votre enregistrement. Et Monsieur Marchant ?

— Oui ?

— Faites comme si cette conversation n'avait jamais eu lieu. Ils écoutent. Pas en permanence, mais ils écoutent. Et effacez cet appel de votre historique.

La communication se coupa brutalement.

Philippe resta immobile, le téléphone à la main, fixant l'écran qui était redevenu noir. Dehors, Paris s'enfonçait dans la nuit. Les réverbères s'allumaient un par un selon leur programmation automatique, projetant leurs halos jaunâtres sur les trottoirs déserts où seuls quelques promeneurs attardés tiraient leurs chiens fatigués.

Il regarda son reflet dans la fenêtre. L'homme qui lui faisait face n'était plus le même qu'une heure plus tôt. Cet homme-là venait de franchir une ligne invisible, et il le savait. Il avait basculé du côté de ceux qui savent, de ceux qui portent le poids d'une vérité que les autres ont oubliée ou qu'on leur a fait oublier.

Dans ses archives, l'enregistrement d'Oshen continuait de tourner en boucle, fantôme sonore d'un monde qui avait peut-être cessé d'exister.

Ou qui n'avait jamais existé que dans sa mémoire.

Il éteignit tous ses écrans et resta dans l'obscurité, écoutant les bruits de la nuit parisienne. Quelque part dans cette ville, une femme à la voix jeune collectionnait "ce qui reste de vrai". Quelque part, d'autres personnes se souvenaient de choses qui n'existaient plus officiellement.

Et demain, il irait les rencontrer.

Il se leva et alla fermer les rideaux, par habitude plus que par nécessité. Mais avant de couper définitivement la lumière, il fit quelque chose qu'il n'avait jamais fait auparavant : il sortit de sa poche un petit carnet à spirale et y nota, de son écriture manuscrite :

"17 juin 2031 - Discours d'Oshen - version originale conservée. Ils effacent. Je me souviens."

C'était son premier acte de résistance. Il ne le savait pas encore, mais c'était aussi le premier jour d’une nouvelle vérité.

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