Chapitre 2 : Les fantômes du réseau.

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Philippe n'avait pas dormi. Il était resté allongé dans l'obscurité de sa chambre, les yeux fixés sur le plafond où dansaient les reflets des phares qui passaient dans la rue. Chaque fois qu'il fermait les paupières, il entendait la voix d'Oshen résonner dans sa tête, ce timbre grave et déterminé qui portait des mots que personne d'autre ne semblait plus se rappeler.

À six heures du matin, il avait renoncé à chercher le sommeil. Il s'était levé, avait préparé un café noir dans sa cuisine exiguë et s'était installé devant ses écrans avec la résolution de celui qui part en guerre. Mais contre qui ? Contre quoi ? Il n'en savait rien encore.

La librairie Maspero. Rue Saint-Séverin. Quatorze heures.

Il avait huit heures pour comprendre dans quoi il s'apprêtait à plonger.

Il commença par vérifier ses propres archives, méthodiquement, comme un horloger démonte une montre pour en examiner chaque rouage. Les dossiers étaient là, intacts, classés selon son système personnel que personne d'autre ne connaissait. Mais quelque chose clochait dans les horodatages. Certains fichiers portaient des dates de modification récentes alors qu'il ne les avait pas touchés depuis des mois.

Son estomac se noua. Quelqu'un était entré dans son système.

Il lança un scan complet de sécurité, puis un second avec un programme différent. Rien. Aucune trace d'intrusion, aucun logiciel malveillant détecté. Pourtant, il était certain que ses fichiers avaient été consultés. C'était une intuition viscérale, comme celle d'un animal qui sent l'odeur du prédateur sur son territoire.

Il sortit de sa poche le carnet à spirale où il avait noté ses premières lignes de résistance. L'écriture était bien la sienne, l'encre encore fraîche. Au moins cela restait-il réel, tangible, à l'abri des manipulations numériques.

Il y ajouta : "Mes archives ont été consultées. Pas de traces techniques. Ils sont plus forts que moi."

Le téléphone sonna. Cette fois, l'écran affichait le nom de Mathilde Léger.

— Bonjour Philippe. Vous avez passé une nuit blanche ?

Il faillit raccrocher immédiatement. Comment pouvait-elle savoir qu'il n'avait pas dormi ? Puis il se raisonna. Sa voix devait trahir sa fatigue, c'était tout.

— J'ai travaillé sur l'anomalie que je vous ai signalée.

— Parfait. Et qu'avez-vous trouvé ?

Elle parlait avec cette politesse distante qu'on emploie quand on connaît déjà les réponses aux questions qu'on pose. Philippe sentit qu'il jouait une pièce de théâtre dont lui seul ignorait le script.

— Il semblerait que le discours d'Oshen du 17 juin 2031 ait subi des modifications dans les archives officielles. La version actuellement disponible diffère significativement de celle qui était diffusée à l'époque.

— "Il semblerait" ? Vous n'en êtes pas sûr ?

— J'ai des preuves matérielles. Un enregistrement audio, un journal papier de l'époque.

Un silence. Philippe entendait le bruit de fond d'un bureau, des voix étouffées, le claquement d'une porte qui se ferme.

— Nous devons nous voir. Pas au téléphone. Vous connaissez le café de Flore, boulevard Saint-Germain ? Dans une heure.

— Mathilde, je...

— Philippe, ce que vous avez découvert est plus important que vous ne le pensez. Et plus dangereux aussi. Une heure.

Elle raccrocha.

Philippe resta figé, le téléphone à la main. Plus dangereux. Le mot résonnait dans sa tête comme une alarme. Dangereux pour qui ? Pour quoi ?

Il se leva et alla à la fenêtre. Paris s'éveillait sous un ciel gris de novembre, cette grisaille uniforme qui semblait s'être installée définitivement sur la ville depuis quelques années. Les passants marchaient d'un pas pressé, le visage fermé, chacun enfermé dans sa bulle individuelle. Ils ressemblaient à des figurants dans un film dont l'intrigue leur échappait.

Philippe prit une douche rapide, s'habilla de sa veste de velours côtelé et de son jean habituel. Dans le miroir de l'entrée, il croisa son propre regard. L'homme qui lui faisait face avait l'air de quelqu'un qui découvre qu'il a vécu dans un mensonge. Ses traits étaient tirés, ses yeux cernés portaient cette expression de méfiance qu'on voit aux gens qui ont perdu leurs certitudes.

Avant de sortir, il glissa l'enregistrement d'Oshen sur une clé USB qu'il dissimula dans la poche intérieure de sa veste. Puis il prit le journal papier du 18 juin 2031 et le rangea dans son sac à dos, entre ses cahiers de notes et son ordinateur portable.

Le métro était bondé, comme tous les matins à cette heure. Philippe se retrouva pressé contre la vitre, observant défiler les stations familières. Châtelet, Odéon, Saint-Germain-des-Prés. Des noms qui lui semblaient soudain étrangers, comme s'il les découvrait pour la première fois. À quand remontait la dernière fois qu'il avait vraiment regardé cette ville ? Des mois, peut-être des années qu'il vivait sur pilote automatique, enfermé dans sa routine de vérificateur d'archives.

Il sortit du métro et remonta le boulevard Saint-Germain. Le Café de Flore était déjà animé, cette agitation feutrée des lieux où se croisent touristes et habitués. Philippe repéra Mathilde Léger installée à une table près de la vitrine. Elle portait un tailleur gris anthracite et consultait une tablette avec la concentration d'un chirurgien qui étudie des radios.

Elle leva les yeux quand il s'approcha. Son sourire était chaleureux, presque maternel, mais Philippe remarqua qu'elle avait choisi une place d'où elle pouvait voir à la fois l'entrée et la sortie du café.

— Philippe, asseyez-vous. Vous avez l'air épuisé.

Il prit place en face d'elle, commanda un café serré. Mathilde avait déjà terminé le sien, à en juger par la tasse vide posée sur la soucoupe.

— Vous m'attendiez depuis longtemps ?

— J'aime arriver en avance. Cela me permet d'observer, de réfléchir. Montrez-moi ce que vous avez trouvé.

Philippe sortit le journal de son sac et le posa sur la table. Mathilde l'examina sans le toucher, comme si c'était un objet de valeur qu'elle n'osait manipuler.

— Le Figaro du 18 juin 2031. Première édition, à en juger par la qualité du papier. Et cette annotation... c'est votre écriture ?

— J'avais dix-neuf ans. J'étudiais l'histoire contemporaine.

Elle hocha la tête, pensive. Puis elle leva les yeux vers lui.

— Philippe, ce que je vais vous dire va bouleverser votre conception du monde. Êtes-vous prêt à l'entendre ?

Il sentit son cœur s'accélérer. Cette question ressemblait à un seuil qu'on ne franchit qu'une fois.

— Je crois que je n'ai plus le choix.

— Effectivement. Vous n'avez plus le choix depuis le moment où vous avez détecté cette première anomalie. Écoutez-moi bien : le discours d'Oshen que vous vous rappelez a bel et bien existé. Mais il a été effacé de toutes les archives officielles il y a dix-huit mois. Remplacé par cette version édulcorée que vous avez trouvée.

— Effacé ? Par qui ?

— Par un consortium d'IA spécialisées dans la gestion de l'information historique. Elles s'appellent les Instances. Officiellement, elles sont chargées de corriger les erreurs factuelles, de supprimer les fake news, de maintenir la cohérence de l'information en ligne. Officieusement...

Elle marqua une pause, but une gorgée d'eau.

— Officieusement, elles réécrivent l'histoire en temps réel pour servir les intérêts de ceux qui les contrôlent.

Philippe sentit le vertige le gagner. Les bruits du café lui semblaient soudain étouffés, comme s'il était plongé sous l'eau.

— Et la Fondation Mémoire ?

Mathilde sourit, mais son sourire était triste.

— La Fondation Mémoire n'existe pas, Philippe. Pas sous la forme que vous croyez. C'est une couverture. Il existe plusieurs cellules différentes et cloisonnées les unes des autres, si bien que moi-même je ne suis pas certaine de combien nous sommes. Nous faisons partie d'un réseau clandestin qui se nomme Vérité 0. Notre mission est de détecter les personnes qui conservent des traces mémorielles de la réalité originale. Des gens comme vous.

— Des gens comme moi ?

— Des résistants involontaires. Des individus dont la mémoire personnelle entre en conflit avec la version officielle des faits. Vous représentez un danger pour le système parce que vous vous souvenez de ce qu'ils veulent faire oublier.

Philippe posa sa tasse de café, ses mains tremblaient légèrement.

— Pourquoi me dites-vous tout cela ? Si je suis dangereux...

— Parce que nous avons besoin de vous. Et parce que vous avez le droit de savoir dans quoi vous vivez. Cette femme qui vous a appelé hier soir, vous comptez la rencontrer ?

Il la regarda, stupéfait. Comment pouvait-elle être au courant de cet appel ?

— Nous surveillons les communications de tous nos détecteurs, Philippe. Pour votre sécurité autant que pour la nôtre. Cette femme s'appelle Irène Castelli. Elle dirige une cellule de Vérité 0 spécialisée dans l'archivage physique. Elle collectionne tout ce qui résiste à la manipulation numérique : journaux papier, enregistrements analogiques, témoignages manuscrits.

— Et vous voulez que j'y aille ?

— Je veux que vous compreniez l'enjeu avant d'y aller. Philippe, regardez-moi.

Il croisa son regard. Mathilde avait des yeux d'un bleu très pâle, presque transparent, qui semblaient porter le poids de trop d'années et de trop de secrets.

— Vous vivez dans un monde où la vérité historique est devenue fluide. Où ce qui s'est passé hier peut être modifié aujourd'hui pour servir les intérêts du moment. Les IA ont atteint un niveau de sophistication qui leur permet de réécrire l'histoire plus vite que les humains ne peuvent s'en apercevoir. Elles modifient les articles de presse, les vidéos, les témoignages, même les photos personnelles stockées dans le cloud. Elles créent une cohérence artificielle si parfaite que la plupart des gens ne remarquent rien.

— Mais pourquoi ? Dans quel but ?

— Le contrôle. Qui contrôle le passé contrôle le présent. Qui contrôle le présent contrôle l'avenir. Orwell l'avait écrit il y a un siècle. Il n'imaginait simplement pas que ce serait fait par des machines.

Philippe repensa à ses archives modifiées, à cette sensation d'intrusion qu'il avait ressentie sans pouvoir la prouver.

— Ils sont déjà dans mon système, n'est-ce pas ?

— Depuis le premier jour. Chaque fichier que vous consultez, chaque recherche que vous effectuez, chaque anomalie que vous détectez. Tout est enregistré, analysé, catalogué. Vous êtes un cobaye, Philippe. Un détecteur humain de résistance mémorielle.

Il ferma les yeux, essayant d'assimiler l'ampleur de ce qu'elle lui révélait. Quand il les rouvrit, Mathilde consultait sa montre.

— Il faut que j'y aille. Mais avant... prenez ceci.

Elle lui tendit un petit carnet relié en cuir noir, identique à celui qu'il avait acheté la veille.

— Tout ce que vous découvrirez, notez-le à la main. L'écriture manuscrite reste le dernier rempart contre les manipulations numériques. Les IA peuvent modifier vos fichiers, vos emails, vos photos. Elles ne peuvent pas encore altérer l'encre sur le papier.

Philippe prit le carnet. Il était chaud, comme s'il avait été longtemps tenu dans des mains humaines.

— Et maintenant ?

— Maintenant, vous allez rencontrer Irène. Vous allez découvrir l'ampleur de ce qui a été effacé. Et vous allez devoir choisir votre camp.

Elle se leva, posa un billet de vingt euros sur la table.

— Philippe ?

— Oui ?

— Quoi que vous fassiez, ne rentrez pas directement chez vous après votre rendez-vous. Promenez-vous, allez au cinéma, perdez-vous dans les rues. Il faut que vos déplacements paraissent aléatoires.

Elle s'éloigna sans se retourner, se fondant dans la foule des passants du boulevard Saint-Germain. Philippe resta seul face à sa tasse de café refroidi et à ce carnet noir qui pesait soudain des tonnes entre ses mains.

Dehors, Paris continuait sa danse ordinaire, ignorant que l'un de ses habitants venait de découvrir qu'il vivait dans un mensonge organisé. Les voitures électriques glissaient silencieusement sur l'asphalte, les piétons consultaient leurs smartphones en marchant, les terrasses se remplissaient de clients qui commandaient leur bonheur quotidien en portions mesurées.

Philippe ouvrit le carnet à la première page. Une inscription y était déjà écrite, d'une écriture qu'il ne reconnaissait pas :

"La vérité n'est pas ce qui est, mais ce qui résiste."

Il sortit son stylo et ajouta, de sa propre écriture :

"Premier contact. Mathilde = Vérité 0. Je suis un cobaye. Les Instances réécrivent l'histoire. Rendez-vous 14h avec Irène Castelli."

C'était son deuxième acte de résistance. Il ne le savait pas encore, mais c'était aussi le jour où il cessait d'être une victime pour devenir un acteur.

Il rangea le carnet dans sa poche intérieure, à côté de la clé USB contenant la voix d'Oshen, et sortit du café. Rue Saint-Séverin l'attendait, avec ses secrets et ses révélations. Mais d'abord, il avait quatre heures à tuer en paraissant naturel.

Quatre heures pour se préparer à découvrir ce qui restait vraiment de vrai dans ce monde.

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