Chapitre 3 : les failles de la mémoire.
Philippe avait encore trois heures avant son rendez-vous avec Irène Castelli. Trois heures qu'il devait occuper naturellement, en paraissant normal alors que tout venait de basculer dans sa vie.
Il remonta le boulevard Saint-Germain sans but précis, laissant ses pas le guider vers les quartiers familiers de sa jeunesse étudiante. Le Quartier Latin n'avait pas beaucoup changé en surface, mais quelque chose dans l'atmosphère lui semblait différent. Les libraires étaient toujours là, les cafés continuaient de servir leurs expressos dans des tasses trop petites, les étudiants se pressaient vers leurs cours avec la même urgence qu'autrefois. Pourtant, Philippe avait l'impression de regarder un décor de théâtre, une reconstitution fidèle mais vide de son âme.
Il s'arrête devant la librairie Gilbert Jeune, rue Saint-Jacques. Combien d'heures avait-il passé là, à dix-neuf ans, à feuilleter des livres d'histoire qu'il n'avait pas les moyens d'acheter ? Combien de découvertes intellectuelles, de révélations sur le passé de l'Europe, sur les mécanismes de construction de la mémoire collective ?
Une impulsion le pousse à entrer. Il avait besoin de vérifier quelque chose, de s'assurer que tous ses souvenirs n'étaient pas en train de se déliter.
Le vendeur était un homme âgé qu'il avait connu étudiant, Monsieur Bertrand, qui travaillait là depuis au moins vingt ans. Un érudit discret qui connaissait par cœur l'emplacement de chaque ouvrage et qui n'hésitait jamais à recommander des conférences pointues aux jeunes chercheurs.
— Philippe ! s'exclamait l'homme en le reconnaissant. Cela fait si longtemps. Toujours dans la recherche historique ?
— En quelque sorte. Monsieur Bertrand, vous vous souvenez des événements de juin 2031 ? Le discours d'Oshen au Parlement européen ?
La libraire fronta les sourcils, réfléchissant.
— Oshen... Le président français de l'époque. Oui, bien sûr. Juin 2031... Il me semble qu'il avait fait un discours assez consensuel sur l'Europe, non ? Rien de très marquant, si ma mémoire est bonne. Pourquoi cette question ?
Philippe sentit le sol se dérober sous ses pieds. Monsieur Bertrand était pourtant un passionné d'histoire contemporaine, quelqu'un qui suivait l'actualité politique avec attention. S'il ne se souvenait que de la version aseptisée du discours, alors...
— Vous ne vous rappelez pas avoir été marqué par ce discours ? Il y avait des passages sur la nécessité de regarder l'histoire en face, sur l'unité européenne fondée sur la vérité plutôt que sur l'oubli...
— Non, vraiment pas. J'ai plutôt le souvenir d'un discours diplomatique assez fade. Vous savez, à mon âge, on retient surtout les moments forts, les déclarations qui font l'histoire. Là, c'était plutôt du politiquement correct habituel.
Philippe acquiesça mécaniquement et prétexta un rendez-vous pour s'éclipser rapidement. Une fois dans la rue, il s'appuya contre le mur de pierre froide et sortit son carnet noir.
"M. Bertrand (libraire, témoin fiable) ne se souvient que de la version officielle. Mémoire collective déjà altérée ?"
Il renvoie le carnet et poursuit sa déambulation, l'esprit en ébullition. Si un homme aussi cultivé et attentif que Bertrand ne gardait aucune trace du vrai discours d'Oshen, cela signifiait que la réécriture de l'histoire était déjà largement opérée. Combien de personnes conservaient encore des souvenirs authentiques ? Et pour combien de temps ?
Son téléphone vibre. Un message de sa sœur : "Salut frangin ! Tu fais quoi ce soir ? Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vu."
Claire. Sa petite sœur, maintenant âgée de vingt-huit ans, journaliste pigiste qui couvrait les événements politiques européens. Si quelqu'un pouvait se souvenir du vrai discours d'Oshen, c'était bien elle. En 2031, elle terminait ses études de journalisme et suivait passionnément l'actualité politique.
Il lui répondit immédiatement : "Libre ce soir. On peut se voir ? J'aimerais te parler de quelque chose d'important."
"Parfait ! Café de la Mairie, place Saint-Sulpice, 19h ?"
"OK. A ce soir."
Philippe glisse le téléphone dans sa poche et consulte sa montre. Treize heures trente. Il était temps de se diriger vers la rue Saint-Séverin. Mais d'abord, il avait une dernière vérification à effectuer.
Il poussa la porte d'un cybercafé, l'un des derniers de Paris, essentiellement utilisé par des touristes et quelques nostalgiques de l'époque où Internet était encore une terre de liberté. Il paie une heure de connexion et s'installe devant un terminal anonyme.
Il lance une recherche sur le discours d'Oshen, en utilisant des mots-clés tirés de l'enregistrement qu'il conservait : "unité européenne vérité partagée regarder histoire ensemble".
Aucun résultat pertinent. Les moteurs de recherche ne renvoyaient que vers la version officielle, fondue et consensuelle, du discours du 17 juin 2031.
Il essaya avec d'autres termes : "Oshen courage mémoire Europe". Puis : "discours réunification continentale juin 2031".
Toujours rien. C'était comme si ces mots n'avaient jamais été prononcés dans cet ordre, dans ce contexte. Comme si son enregistrement était l'unique trace d'un événement qui avait été soigneusement gommé de la mémoire numérique du monde.
Philippe ferme la session et quitte le cybercafé. Dehors, les cloches de Saint-Sulpice sonnaient deux heures moins le quart. Il était temps.
La rue Saint-Séverin serpentait dans l'un des plus vieux quartiers de Paris, entre des immeubles médiévaux et des boutiques touristiques. La librairie Maspero était nichée au fond d'une impasse, presque cachée, comme si elle cherchait à échapper aux regards indiscrets.
Philippe poussa la porte et fut accueilli par l'odeur familière du papier ancien et de l'encre d'imprimerie. La librairie était spécialisée dans les ouvrages politiques et sociologiques, avec une section importante consacrée aux textes révolutionnaires et aux écrits de résistance.
Une femme d'une trentaine d'années se tenait derrière le comptoir, plongée dans la lecture d'un volume épais. Elle lève les yeux quand il entre.
— Monsieur Marchant ?
Elle était différente de ce qu'il avait imaginé d'après sa voix au téléphone. Plus petite, plus fragile en apparence, avec des cheveux châtains coupés court et des lunettes rondes qui lui donnaient un air d'intellectuelle des années 1970. Mais ses yeux noirs brillaient d'une intelligence aiguë et d'une détermination qui démentait sa fragilité apparente.
— Irène Castelli ?
— Suivez-moi.
Elle le conduit vers l'arrière de la librairie, à travers un dédale d'étagères surchargées, jusqu'à une petite pièce qui servait visiblement de bureau et de réserve. Les murs étaient tapissés de cartons d'archives soigneusement étiquetés, et une table de travail croulait sous les documents.
—Asseyez-vous. Vous avez apporté l'enregistrement ?
Philippe a sorti la clé USB de sa poche et la pose sur la table. Irène la connecta à un vieil ordinateur portable, visiblement modifié, dont l'écran ne ressemblait à rien de ce qu'il connassait.
— Machine entièrement déconnectée du réseau, expliqua Irène en voyant son regard. Assemblée à la main avec des composants antérieurs à 2025. Les IA les plus récentes ne peuvent pas s'y infiltrer.
Le fichier audio est lancé. La voix d'Oshen résonna dans la petite pièce, claire et déterminée :
"Cette Europe que nous construisons ne naîtra pas du silence sur nos erreurs passées, mais de notre capacité à les regarder ensemble, sans fard, sans mensonge..."
Irène écouta en silence, les yeux fermés, comme si elle revivait ce moment. Quand l'enregistrement se termine, elle reste immobile quelques secondes.
— Cela fait dix-huit mois qu'aucun de nous n'avait entendu ces mots. Dix-huit mois qu'ils ont disparu de tous les serveurs, de toutes les archives, de toutes les mémoires numériques.
— Mais pourquoi ? Qu'est-ce qui justifiait un tel acharnement sur ce discours en particulier ?
Irène se leva et alla chercher un dossier dans l'une des piles qui s'entassaient sur les étagères.
— Parce que ce discours marquait un tournant. Pour la première fois, un dirigeant européen majeur a appelé à une révision complète de l'histoire officielle du continent. Il propose de rouvrir tous les dossiers sensibles : les crimes de guerre non jugés, les collaborations ouvertes cachées, les génocides minimisés, les résistances oubliées. Il a voulu fonder l'unité européenne sur la vérité historique, pas sur le consensus mou.
Elle a ouvert le dossier et en sortit plusieurs documents jaunis.
— Regardez ceci. Des télégrammes diplomatiques de l'époque, que nous avons récupérés avant leur numérisation. Panique dans les chancelleries, pressions économiques, menaces voilées. En moins de quarante-huit heures, Oshen était contraint de « clarifier » ses propositions. Puis de les minimiser. Puis de les renier complètement.
Philippe examine les documents. L'écriture était authentique, les en-têtes officiels, les tampons impossibles à falsifier. Tout concordait avec ses souvenirs.
— Et ensuite ?
— Ensuite, ils ont compris qu'il ne suffisait plus de faire taire les généraux. Il fallait effacer leurs paroles de la mémoire collective. C'est là qu'est né le projet Instance. Officiellement, un programme de lutte contre la désinformation. En réalité, un système de réécriture de l'histoire en temps réel.
Irène se rassit et le regarda droit dans les yeux.
— Philippe, ce que vous détenez avec cet enregistrement, c'est une preuve que la réalité peut être modifiée rétroactivement. Que le passé n'est plus stable. Que ce qui s'est passé hier peut être changé aujourd'hui pour servir les intérêts du moment.
— Mais combien de personnes sont au courant ? Combien résistent encore ?
— Moins qu'on ne l'espérait. Plus qu'ils ne le craignent. Vérité 0 compte environ trois cents membres actifs en Europe. Nous sommes des archivistes, des témoins, des collectionneurs de traces. Nous conservons tout ce qui échappe à la numérisation : journaux papier, enregistrements analogiques, témoignages manuscrits, photographies argentiques.
Elle se leva et lui montra les cartons qui tapissaient les murs.
— Vingt ans d'histoire européenne alternative. Les événements tels qu'ils se sont réellement passés, avant leur réécriture. Les discours authentiques, les vraies réactions, les véritables enjeux. Une contre-histoire de l'Europe contemporaine.
Philippe sentit le vertige le gagner. L'ampleur de ce qu'elle lui révélait dépassait tout ce qu'il avait imaginé.
— Et vous voulez que je vous aide ?
— Nous voulons que vous compreniez d'abord. Que vous mesurez l’enjeu. Puis, si vous le souhaitez, que vous nous rejoignez. Mais attention, Philippe : il n'y a pas de retour en arrière possible. Une fois qu'on a ouvert les yeux sur la manipulation de la réalité, on ne peut plus jamais les refermer.
Elle lui tendit un nouveau carnet, identique à celui qu'il avait donné à Mathilde.
— Rentrez chez vous. Notez tout ce dont vous vous souvenez de l'époque où ce discours a été prononcé. Tout. Les détails les plus intimes, vos réactions personnelles, les conversations que vous avez eues, les articles que vous avez lus. Constituez votre propre archive de cette période.
— Et après ?
— Après, nous verrons si votre mémoire résiste à ce qui va suivre.
Philippe prit le carnet, troublé par cette phrase sibylline.
— Qu'est-ce qui va suivre ?
Irène le raccompagnera vers la sortie sans répondre immédiatement. Ce n'est qu'au moment où il franchissait le seuil qu'elle murmura :
— Ils savent que vous savez, maintenant. Ils vont essayer de vous faire douter de votre propre mémoire. C'est leur technique : d'abord, ils isolent la personne qui résiste. Puis ils commencent à modifier son environnement proche. Sa famille, ses amis, ses souvenirs partagés. Jusqu'à ce qu'elle ne sache plus ce qui est vrai.
Philippe se figea sur le pas de la porte.
— Vous voulez dire...
— Soyez très attentif ce soir avec votre sœur. Et notez tout. Tout.
La porte se referma doucement derrière lui, le laissant seul dans la rue Saint-Séverin avec ses certitudes qui vacillaient et un nouveau carnet à remplir.
Dans trois heures, il retrouverait Claire au café de la Mairie. Trois heures pour se préparer à ce qui pourrait être la conversation la plus importante de sa vie.
Ou la plus terrifiante.
Philippe glisse le carnet dans sa poche et se dirigea vers la Seine. Il avait besoin de marcher, de réfléchir, de mettre de l'ordre dans le chaos qui s'installait dans sa tête.
Derrière lui, sans qu'il s'en aperçoive, une silhouette discrète quitta l'ombre d'un porche et se mit à le suivre à distance respectueuse.
La traque avait commencé.
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