La soirée dans le garage
Les examens de fin de semestre étaient enfin passés, et les vacances de fin d’année allaient commencer. Clara repartit chez ses parents, et on se promit de s’appeler régulièrement pendant cette longue absence. J’avais envisagé de lui demander la clé de son appartement, pour pouvoir y retourner pendant qu’elle n’était pas là, mais je n’en eus pas le courage. Ça m’aurait donné l’impression d’un abus de confiance trop cruel, comme si je la trahissais un peu plus encore.
Je profitai néanmoins de son absence pour retourner régulièrement à la résidence. Avec Don et Blue, on avait pris l’habitude de se retrouver chez l’un ou chez l’autre, pour discuter, regarder des films ou jouer à des jeux vidéo. C’était devenu une sorte de petit rituel, une bulle où je me sentais presque à ma place.
Ce jour-là, on était tous les trois chez Blue. C’était la quatrième fois que je venais dans son appartement. Je m’étais installé sur la même chaise de bureau que la première fois, et cette fois, j’avais pris l’initiative de m’intéresser à sa collection de pierres. Je vis dans ses yeux que ça lui faisait plaisir. Elle me les montra une à une, me racontant où elle les avait trouvées, comment elle les avait choisies. Je ne comprenais pas trop l’intérêt de ces cailloux, à part la jolie couleur bleue de l’une d’elles, mais je fis mine d’être fasciné, et ça sembla lui suffire.
— Les gars ! s’exclama Don, coupant notre conversation. Je vous jure, ça va être LA soirée de l’année !
Je n’osai pas répondre tout de suite. La soirée tombait pile la veille du retour de Clara, et je savais que je ne serais probablement pas en état de la voir si je rentrais trop tard. Mais si Blue y allait, alors tant pis. Je prendrais sur moi. Ce genre de soirée ne laisse jamais beaucoup de place au sommeil.
— Carrément, allons-y ! dit Blue en se levant d’un bond.
— Je suis chaud aussi, finis-je par dire.
C’était décidé, on irait tous les trois à la fameuse soirée des amis de Don.
J’avais enfilé ma plus belle chemise, blanc cassé, et mon pantalon vert foncé préféré. Si Don disait vrai, ce serait « la soirée de l’année », alors autant faire un effort. Mais au fond, je savais que ce ne serait pas si simple.
Déjà, la soirée se passait dans une banlieue à l’autre bout de la ville. Une fois là-bas, plus aucun transport ne nous permettrait de rentrer quand on le voudrait. Ensuite, en arrivant, je découvris que « la soirée de l’année » se tenait dans un grand garage. Celui d’une immense maison, visiblement habitée : les parents de l’organisateur étaient là, quelque part à l’étage. On nous assura qu’ils étaient cool, qu’ils ne diraient rien. Je n’étais pas tout à fait rassuré.
Don fut accueilli à bras ouverts par notre hôte, un type que je n’avais jamais vu, puis il disparut rapidement avec un petit groupe de garçons. Je me retrouvai seul avec Blue. On fit un tour du garage. Des guirlandes et des bougies donnaient une lumière tamisée, presque chaleureuse. Au fond, une grande table recouverte d’assiettes en carton pleines de chips et de bonbons. Visiblement, ce serait notre seul repas de la soirée.
La musique tournait en boucle, un mélange d’électro, de pop, de vieux morceaux de rock s’enchainait sans cohésion. Il y avait déjà pas mal de monde. Beaucoup dansaient, certains buvaient, d’autres hurlaient pour s’entendre parler. Je n’en connaissais aucun.
Je ne savais pas pourquoi, mais jetait un peu déçu, car finalement il n’y avait rien de si génial ici. La seule chose que je voyais, c’était Blue, resplendissante au milieu des lumières et de la foule.
Je crus que ce serait le moment où Blue et moi nous rapprocherions, mais elle fut abordée par un large type aux cheveux bouclés. Elle était surprise et heureuse de voir ce garçon, ils parlèrent longuement comme s’ils étaient intimes. Je restai planté là, attendant qu’elle me le présente, mais cela n’arriva pas. Ils parlaient de « Panthera », mais j’ignorais ce que ça désigna. Je fis semblant de ne pas écouter, mais au fond, j’avais juste envie qu’il parte.
Au bout d’un moment, je compris qu’il valait mieux que je m’éloigne pour ne pas avoir l’air trop stupide. Je prétextai aller chercher un verre pour m’éclipser. Blue sourit pour acquiescer, le gros garçon lui sembla seulement se rendre compte de ma présence.
La table des boissons était un champ de bataille, des bouteilles de vin bon marché, de vodka, quelques jus éventés, tout se vidait à une vitesse folle. J’attrapai un verre en plastique et me servis généreusement, avant de ne plus rien avoir. Trop, peut-être.
Je m’éloignai vers le fond du garage, là où s’étaient réfugiés les solitaires, ceux qui ne dansaient pas. Je m’assis contre le mur, le regard un peu flou, et observai les autres danser bruyamment. J’analysais ce peuple comme si j’en étais extérieur.
Les garçons transpiraient le désir, les filles cherchaient à attirer les regards. Les corps se frôlaient, sous une lumière tournoyante de projecteur à l’éclat épileptique. Les rythmes électriques se répétaient en boucle, je ne reconnaissais aucune musique. J’étais jeune, oui, mais j’avais peur. Peur de cette jeunesse-là, trop bruyante, trop sûre d’elle. Et j’étais un peu jaloux aussi, que Don et Blue soient dans leur élément alors que moi je me sentais à côté.
Je pensais à Clara, au chaud chez elle, sûrement attablée avec sa famille autour d’un bon repas. Et moi, j’étais là, dans ce garage mal isolé, à regarder Blue danser avec d’autres garçons. J’eus un moment de honte. Je me demandai si je ne devrais pas partir, rentrer sans rien dire.
Je me levai pour aller prendre l’air. En chemin, je croisai un groupe d’inconnus qui discutaient près du jardin. Mon verre presque vide à la main, je fis un pas de côté et, sans trop réfléchir, m’incrusta dans leur conversation. L’alcool m’avait sûrement un peu désinhibé.
Je hochai la tête, ris à des blagues que je ne comprenais pas vraiment et m’ennuyais à les écouter parler pour ne rien dire. Je n’en avais rien à faire de qui ils étaient, mais je fis semblant, comme avec les pierres de Blue. Cela fonctionne souvent. À mon tour je parlais de moi, mais cela ne les intéressa pas vraiment non plus. Tout le monde jouait son rôle, comme si la soirée n’était qu’une comédie où chacun improvisait vaguement son personnage.
Puis un grand brun me proposa de fumer avec lui. Je n’étais pas fumeur, mais je le suivis.
En revenant dans le garage, je sentais que je marchais un peu de travers. Je devais ralentir sur l’alcool pour ne pas m’effondrer. Quelqu’un me tendit un nouveau verre, et je l’acceptai sans réfléchir, mais, cette fois, je fis semblant de boire, je le gardais a la main pour faire illusion que j’étais plus en forme que je ne l’étais vraiment.
Je prétextai devoir aller aux toilettes pour m’éloigner et m’isoler. Je me faufilai à travers la foule, mal à l’aise, un peu titubant. C’est là que je sentis une main délicate sur mon épaule. Je me retournai. C’était Blue.
Elle me regardait, les sourcils légèrement froncés, un soupçon de compassion dans le regard.
— Tu vas bien ? demanda-t-elle.
— Je commence à fatiguer. Je vais rentrer.
Elle fit un petit sourire, un peu triste peut-être.
— La voisine va t’ouvrir cette fois ?
Et là, je réalisai. Je ne pouvais pas rentrer. Le dernier train pour aller chez mes parents était sûrement parti depuis longtemps, et je n’avais pas de clés pour entrer dans l’appartement de Clara. Je n’avais nulle part où aller.
— Je crois pas, répondis-je, abattu.
Blue me regarda en silence pendant une seconde, puis glissa simplement :
— Viens.
Elle me prit la main.
Je me laissai guider. Blue attrapa nos manteaux, fit un signe de la main au gros garçon aux cheveux bouclés, et nous quittâmes le garage sans plus un mot. L’air glacé de la nuit me saisit les joues. Nous marchions côte à côte vers l’arrêt du bus de nuit, nos pas résonnaient dans la rue déserte. Je n’osais pas trop parler. Il y avait entre nous ce silence doux, presque complice, un silence qui ne demandait pas à être comblé.
Le bus mit une éternité à arriver. Nous montâmes. Blue posa sa tête contre la vitre et ferma les yeux. J’en profitai pour l’observer. Son visage était apaisé, un peu fatigué. Son maquillage avait coulé légèrement sous ses paupières. Elle rouvrit un œil et me surprit à la regarder. Elle me sourit, puis referma les yeux.
On arriva enfin à la résidence. L’immeuble était plongé dans le noir, comme endormi lui aussi. Blue ouvrit la porte de son appartement sans bruit. Je crus un instant me rendre dans l’appartement de Clara, mais ce n’était évidemment pas le cas. Une fois à l’intérieur, elle alluma une petite lampe à la lumière jaune et douce. Elle me désigna son lit sans rien dire. J’étais trop fatigué pour réfléchir, alors je me laissai tomber dessus.
Elle se déshabilla sans précaution à ce que je ne la regarde pas faire. Elle ne portait qu’un tee-shirt trop grand et une culotte. Elle se glissa dans le lit à côté de moi, et, sans un mot, se blottit contre moi en se plaignant d’avoir froid. Le parfum de ses cheveux m’enveloppa. Elle éteignit la lumière et je ne me rappelais plus que d’avoir plongé dans un profond sommeil.
Le lendemain matin, je me réveillai lentement, la bouche pâteuse et le crâne un peu lourd. Pendant quelques secondes, je ne sus plus où j’étais. Puis je reconnus l’odeur familière de la chambre de Blue, et je sentais la chaleur de son corps à côté de moi. Elle dormait encore. Son visage tourné vers moi, une mèche de cheveux collée à sa joue. Elle avait l’air paisible.
Je restai là, immobile, à la regarder, sans savoir quoi faire. Je rougissais en repensant l’avoir vue en culotte. Elle se réveilla comme si j’avais fait du bruit alors que j’essayais d’effacer ma présence comme quelqu’un qui se savait là où il ne devait pas être.
— Bien dormi, le fêtard ? dit-elle dans un murmure encore engourdi.
Je souris, un peu gêné.
— Te moque pas. J’étais juste fatigué, c’est tout.
Elle s’étira, un bras par-dessus sa tête, et se redressa lentement. Le tee-shirt tombait de travers sur son épaule.
— Tu peux rester le temps que tu veux. J’ai rien de prévu aujourd’hui. On déjeune ?
Je repensai au fait que, moi, j’avais quelque chose de prévu. Je devais aller accueillir Clara à la gare, de retour de chez ses parents. J’étais tiraillé, car je ne voulais qu’une chose, passer ma journée avec Blue. Il ne s’était rien passé de sexuel entre nous ce soir-là, mais ça avait été encore plus fort. Je pouvais encore partir maintenant, avant de me sentir trop coupable.
Blue préparait des œufs au plat ce matin-là, et nous déjeunâmes dans une bonne humeur légère. On rigolait des trucs nuls qu’on avait remarqués à la soirée, des gens que j’avais rencontrés sans même me souvenir qui ils étaient.
Après le petit-déjeuner, Blue me proposa de regarder un film avec elle. Je regardai l’heure, et je compris que le moment était venu : il fallait choisir entre Blue et Clara.
Je lui expliquai que j’avais très envie de rester avec elle, de tout mon cœur, mais que pour ça, il fallait que j’annule un simple rendez-vous. Je ne précisai pas qu’il s’agissait en réalité du retour de Clara, après deux semaines de vacances chez ses parents, et donc que ce rendez-vous avait un tout autre poids.
Blue sembla surprise, mais ne dit rien. On aurait dit qu’elle aurait préféré ne pas le savoir. J’étais pourtant obligé de lui en parler avant d’appeler Clara, devant elle.
Au téléphone, je dis à Clara que j’étais malade, à cause de la soirée de la veille avec Donovan. Évidemment, je sentis toute la tristesse et la déception dans sa voix. Je me sentis d’autant plus coupable que, pendant ce temps, j’observais Blue s’installer confortablement dans le lit en me lançant un regard qui m’invitait à la rejoindre au plus vite.
À ce moment-là, si j’avais pu, j’aurais échangé Clara contre Blue sans hésiter. Blue était libre, sauvage, insaisissable, et je savais que je ne pouvais pas prétendre à une vraie relation avec elle. Mais je voulais continuer d’essayer. Je savais bien que ce moment finirait par arriver, et que mon indécision finirait par abîmer l’image que Clara ou Blue pouvaient avoir de moi. Mais je pensais pouvoir me rattraper auprès de chacune d’elles par la suite.
Blue me fixa dans les yeux avec son regard de chat pendant que je raccrochais comme pour achever Clara. Et j’ignorais si j’y vis de l’excitation ou de la déception.
Je raccrochai. Le silence dans l’appartement était assourdissant. J’étais en colère contre moi-même de me retrouver dans une situation aussi tendue, uniquement à cause de mon incapacité à trancher.
— Je veux rester avec toi, dis-je à Blue pour briser le silence.
Elle s’étendit sur la couette et me sourit.
— Alors, viens.
Je me déshabillai rapidement sous son regard fier, tout en restant moi aussi en sous-vêtements. Je la rejoignis et ma peau nue toucha à présent la sienne. J’étais persuadé que le moment était venu, j’allais enfin pouvoir être le petit ami de Blue, et pouvoir renoncer à Clara sans regret. Nous nous enlaçâmes tendrement. Le contact de nos corps à demi nus m’excita, et j’entendis son souffle qui trahissait son désir. Quand je saisis enfin l’instant pour l’embrasser, elle me retint lentement, sa main appuyée contre mon torse.
— On a dit qu’on regardait un film, dit-elle en me tirant la langue.
Légèrement frustré, je lui rendis un sourire amusé. Elle alluma la télévision et lança le film Retour vers le futur. Nous regardâmes le film, collés l’un à l’autre, sans qu’il ne se passe rien de plus.
C’était peut-être ma punition pour m’être ainsi joué de Clara. Alors j’acceptai cette après-midi chaste, comme une sentence méritée.
Annotations
Versions