Chapitre 4 — Entre hier et demain

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Eleonora

Comme à son habitude, oncle Hans essaie de faire des blagues, mais rien n'y fait… il est loin de la carrière d’humoriste.

Dimanche est finalement arrivé bien trop rapidement. Le mariage de la veille, gérée par Blenda, a été parfaitement réalisé. Les mariés étaient ravis du travail fourni par notre entreprise. Moi, ça m’a convaincu que j’avais fait le bon choix. Nous avons passé un excellent moment.

Je suis dans un coin de la pièce au côté de mon oncle et de sa femme : les seuls qui osent me parler. Le reste de la famille n’a pas daigné me lancer un regard. Mes grands-parents ont pris la peine de me saluer, mais je ne suis pas assez intéressante pour eux. Alors ils sont vite allés rejoindre leur fille et Elin. Finalement, ma mère ressemble assez à ses parents.

— Que devient Herman ? demande l'oncle Hans.

— Il a rencontré quelqu'un il y a deux ans et il est très heureux avec elle. Il est très épanoui.

— Nous sommes contents pour lui. Nous l'aimons vraiment beaucoup, ajoute mon oncle. Tu lui passeras le bonjour de notre part.

Je hoche la tête affirmant sa demande. Oncle Hans est le plus jeune frère de mon grand-père. Il a toujours eu une relation délicate avec moi. Il est loin de ressembler au reste de la famille et je dois dire que sa femme y est pour quelque chose. Elle a su lui apprendre à écouter son cœur et à ne pas juger avant de connaître.

Alors que Hans est doux, charmant et aimant. Mon grand-père est hautain, sévère et rigide.

Je m’excuse auprès d’eux, les laissant pour rejoindre l’extérieur. Je me sens suffoqué à travers les murs. Cette maison... elle ne m’a jamais réellement appartenu. Pas plus que cette famille.

Une sensation étouffante me serre la poitrine.

L’air du début octobre est sec et piquant. Une brise me frôle la nuque, me permettant de reprendre mon souffle. Je descends les quelques marches du perron et m’avance vers le jardin comme je le faisais autrefois.

Je m’installe sur ma balançoire, celle que mon père a construite avant de nous quitter. Mon nom est gravé dans le bois usé. Elle grince doucement lorsque je m’assois dessus, me rappelant que l’enfant que j’étais à laisser place à l’adulte.

Mon regard se perd dans le fond du jardin, me rappelant les doux moments passés aux côtés de mes deux parents avant l’arrivée de ma petite sœur.

— Que fais-tu dehors, Eleonora ? demande la voix glaciale de ma mère.

Je me fige. Mon cœur bat vite. Mes mains serrent les cordes de la balançoire.

Pourquoi faut-il qu’elle vienne me retrouver ?

— Je prends l’air, maman.

— Elin va souffler ses bougies, annonce-t-elle d’une voix détachée. Ne fais pas d’histoire et rentre.

Encore un ordre. Agneta ne m’a jamais parlé autrement. Je continue de lui tourner le dos, incapable de faire face à son visage rempli de mépris pour ma personne.

Je contemple les feuilles mortes qui dansent sous mes pieds.

— Pourquoi m’as-tu invitée ? demandai-je assise, me balançant doucement.

Un silence. Puis la colère de ma mère prend place entre nous.

— Tu dois être présente pour ta sœur, hausse-t-elle le ton. Elle a eu une vie difficile.

Et là… quelque chose en moi craque.

— Ça suffit, crie-je en lui faisant face. Elin n’a pas eu une vie difficile. C’est moi qui ai grandi dans son ombre… qui ai grandi sans toi.

Mon cœur se brise à chaque mot prononcé. Elle fait un pas vers moi tandis que je recule. Je refuse de la laisser prendre le dessus.

— Ton rôle de mère pour moi n’a duré que deux années, continue-je en la pointant du doigt. 14 ans ! C’est le nombre d'années où j’ai cherché ton amour.

Je marque une courte pause ne lui permettant pas de répliquer. Une respiration de l’air froid suffit à me donner le courage de continuer.

— Tu n’as pas été là à mes remises de diplômes. Pas là non plus à l’inauguration de ma boutique. Tu n’as jamais été là pour moi…

— Tu es une petite capricieuse, ose-t-elle me dire.

Ses mots me frappent comme une gifle. Et soudain je ne tremble plus. Je brûle… de rage.

— Demandez de l’amour, ce n’est pas un caprice ! Ce que tu m’as fait vivre toutes ces années… je ne méritais pas. Et tu sais quoi maman ? demandai-je sans lui laisser le temps de répondre. Je n’en veux plus. Tu ne veux pas de toi dans ta vie ? Très bien, je ne chercherais plus à avoir ma place.

Ma voix se brise un instant. Je m’avance vers elle. Pointe un doigt contre sa poitrine. Reprends, le ton plus ferme :

— Tu n’es désormais plus ma mère. C’est fini… Définitivement. Je ne me laisserai plus jamais humilier.

Aucune émotion ne traverse ses yeux. Rien. Même pas un minimum de tristesse. Ma mère ne ressent rien face à mes mots. C’est peut-être ce qui me fait le plus mal.

Je la regarde une dernière fois, espérant secrètement qu’elle me voit enfin… mais rien. Je tourne finalement les talons et traverse la maison la tête haute sans détourner le regard vers les membres d’une famille qui n’est pas la mienne.

Je quitte ce lieu comme on échappe à la prison.

En franchissant la porte, un vide se creuse. Une partie de moi est restée encore la bâtisse derrière moi. La petite fille qui avait tant espéré l’amour de sa mère finit par mourir quand je monte dans ma voiture.

J’ai voulu croire, pendant des années, qu’elle finirait par voir que j’existais aussi. Mais ce soir… j’ai compris que ce n’était qu’un mirage. Une désillusion que je m’efforçais de voir naître.

Mon cœur pleure. Ma respiration est saccadée. Mes mains sont crispées sur mon volant. Mes yeux, eux, ne véhiculent aucune émotion. La vue de ma ville d’enfance s’envole au fur et à mesure que je rejoins la route principale.

Pourquoi la vérité fait-elle aussi mal ?

Peut-être parce que même rejetée, on espère toujours être aimée.

Je roule jusqu’à arriver dans l’immense maison de mon père. Il est le seul que je veux voir…

Je coupe le contact de la voiture. Lorsque je sors de l’habitacle, je respire un bon bol d’air frais avant de me diriger vers la porte.

La compagne de mon père ouvre la porte quelques secondes après le début de la sonnette.

— Eleonora…

— Papa est là ?

— Entre ma belle, me dit-elle en se décalant de l’entrée. Herman est dans son bureau.

— Merci, Lucinda.

Lucinda est originaire d'Espagne. Ils se sont rencontrés il y a deux ans. Ils se sont croisés sur la plage pendant les vacances qu'il passait avec des amis. Lucinda et papa ont eu un coup de foudre l'un pour l'autre. Elle est venue prolonger ses vacances à Stockholm et n'est jamais repartie.

Je l’aime bien. Elle m’a accueilli comme sa propre fille et n’a jamais jalousé sur ma relation fusionnelle avec mon père. Son caractère social fusionne avec la vie solitaire de mon paternel. Ils se complètent à merveille.

Je défais mon manteau et pose mes affaires sur le banc dans l’entrée. Je rejoins mon père dans la pièce à côté de la cuisine. Il travaille sur son ordinateur, fabriquant sans doute une nouvelle maquette pour le boulot.

Lorsqu’il entend le bruit de mes talons résonner sur le parquet, il relève la tête.

— Elli… commence-t-il, en utilisant le surnom de mon enfance. L’anniversaire de ta sœur est déjà fini ?

— Non…

— Que s'est-il passé ?

— J’ai ouvert mon cœur… et maman l'a piétiné.

— Viens…

Il se lève de son siège pour s’approcher de moi. Ses bras s’enroulent autour de mon cou, me rapprochant de son torse. Il est le seul à comprendre ce que mon cœur hurle. Papa a espéré lui aussi que ma mère revienne vers lui, mais elle ne l’a jamais fait. Leur couple n’était pas aussi important qu’Elin.

Herman connaît toute l’histoire. Je n’ai pas manqué de lui raconter le calvaire vécu entouré de ses deux femmes. En y repensant… j’ai été la cendrillon de mon histoire.

— Comment te sens-tu ? me demande-t-il sans jamais me lâcher.

Je cherche mes mots. Puis ça sort tout seul :

— Libre. Devrais-je culpabiliser ?

— Jamais Elli… Agneta est la seule coupable.

— Elle ne ressentira jamais ça…

— Je sais… mais toi, tu ne dois pas le ressentir à sa place. La femme qui t'a mis au monde n’est pas légitime de ton amour… comme pour le mien.

Je reste encore un moment dans ses bras. La chaleur corporelle de mon père réchauffe mon cœur brisé. Il a raison, je le sais, mais une partie de moi finit par regretter les mots employés.

— Je suis tellement fière de toi, Eleonora. Tu es une femme exemplaire et j'espère qu'un jour, tu connaîtras l'amour.

— Ce n'est pas près d'arriver…

— J'espère quand même que tu me feras grand-père un jour, dit-il en rigolant.

Papa a toujours su me remonter le moral avec son humour.

Nous rejoignons la cuisine pour retrouver Lucinda. Elle prépare des enchiladas. Cette femme sait comment conquérir mon cœur, ça passe par mon estomac.

— Merci de m’accueillir ce soir, dis-je. Ce n’était pas prévu.

— Tu seras toujours la bienvenue, répond Lucinda d’une douce voix.

Nous dînons dans une ambiance délicate. Mon père raconte son nouveau projet qu’il entreprend pour un grand PDG. Il est tellement heureux. Lucinda le regarde avec des étoiles dans les yeux.

Je suis loin d’aimer l’amour, mais en voyant mon père et sa compagne, je le déteste un peu moins.

J'ai reçu quelques appels de ma mère au cours de la soirée. Je n’ai pas pris la peine d’y répondre.

Le trajet du retour a été plus doux. La voix de Newkid a bercé l’habitacle de la voiture me plongeant loin de mes pensées.

Lorsque j’arrive devant l’immeuble, je rentre dans notre garage et monte dans notre appartement. Anna et Henrik sont devant la télé. J'essaie de faire le moins de bruit possible pour ne pas les déranger, mais Anna finit par lever le regard lorsque je me cogne contre un tabouret.

Je lui souris, lui faisant comprendre d'un regard que je lui raconterais tout demain.

La colère brûle mon cœur, mais c’est une fatigue sourde qui m’écrase.

~

Dans deux jours, je serai au Danemark. Les derniers détails pour ma présentation sont finis et je suis prête à montrer mon travail à la princesse.

Je n’ai plus qu’à faire ma valise.

Blenda fait un excellent travail et je n'ai aucune crainte à l'idée de lui laisser la boutique pendant deux semaines. Anna doit me rejoindre quatre jours avant mon retour pour voir avec Astrid les détails importants pour la future robe.

Monsieur Albert m'a envoyé par mail la réservation du vol avec un billet en classe affaires. Une voiture m'attendra à mon arrivée à l'aéroport de Copenhague.

Pour être honnête, je n'ai jamais pris l'avion et je suis effrayé à l'idée de monter dans cet engin. Je ne suis pas à l’aise de quitter le sol et de ne pas avoir le contrôle sur ma vie.

Si j'avais dit ça à Monsieur Albert, il ne m'aurait jamais laissé prendre l'avion seul.

Je ne suis pas du genre à stresser, mais entrer dans une famille royale me rend mal à l’aise. Je suis une fille de la ville qui ne ressemble en rien à la noblesse. Mettre les pieds dans un palais est loin d'être habituel pour une personne comme moi.

La panique gronde au fond de moi, mais je n’ai pas le droit de flancher. Ce mariage est une chance unique, et je me battrai pour le réussir.

Pourtant, tellement de questions tournent dans ma tête.

Est-ce que je vais satisfaire les demandes de la princesse ?

Est-ce que la famille royale va accepter que je sois l'organisatrice de ce mariage ?

Est-ce qu'ils sont comme le frère de la princesse ? Sera-t-il là ?

Tout cela est nouveau pour moi, mais j'espère que je vais réussir.

Je dois réussir pour notre boutique et notre réputation.

Je dois croire en moi. Je suis douée pour mon travail. Il n'y a aucune raison de ne pas réussir ce mariage. Je suis fière de ce projet.

J'ai hâte de découvrir le Danemark.

La ville sera-t-elle aussi bienveillante que la princesse ou sera-t-elle aussi froide que le prince ?

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