Chapitre 16
Nicolaï
Je n’aime pas attendre.
Je suis né dans un monde où tout est planifié. Où les réponses arrivent avant les questions. Où l’on apprend à gérer les silences comme des armes. Et pourtant… me voilà, assis dans ce salon d’apparat, devant un feu trop parfait, à fixer un téléphone qui reste obstinément muet.
Attendre un message. Juste un.
C’est ridicule. Je suis Nicolaï du Danemark. Je représente mon pays dans les grandes négociations diplomatiques. Je peux faire taire une salle d’ambassadeurs d’un simple regard.
Mais face à elle, je ne contrôle rien.
Elle me hante, cette foutue danse.
Pas pour ce qu’elle avait de gracieux. Mais pour ce qu’elle m’a pris sans que je m’en rende compte.
Une part de moi.
Eleonora Nilsson.
Elle n’a ni titre, ni fortune, ni prétention.
Et pourtant, elle m’a regardé comme un homme. Pas comme un prince. Pas comme un trophée.
Et maintenant, elle se tait.
Et ce silence me blesse plus que je ne l’aurais cru.
Je passe une main dans mes cheveux, lasse. Albert frappe à la porte, entre sans attendre.
- Monsieur Nicolaï, votre sœur vous attends dans les écuries.
- Dites lui que j’arrive dans deux minutes.
Il hoche la tête et sort et quitte mes appartements.
Je reprends mon téléphone. Écran noir. Rien de nouveau.
Je pourrais lui écrire à nouveau. Mais je n’ai pas envie de forcer.
Je veux qu’elle me réponde parce qu’elle en a envie. Pas par devoir. Pas par politesse.
Je m’appuie contre le dossier du fauteuil. Ferme les yeux.
Et si elle avait raison de se taire ?
Et si, pour elle, ce n’était qu’un moment ? Une belle parenthèse dans un monde qui n’est pas le sien ?
Je rouvre les yeux. Je ne veux pas sombrer dans cette spirale d’incertitude. Pas aujourd’hui.
La sortie à cheval avec Astrid était prévue depuis quelques jours. Une tradition, presque. Un moment volé à l’agenda, rien qu’entre nous.
Je me lève, attrape ma veste, et quitte le salon sans un mot.
Dehors, dans la cour intérieure, les palefreniers préparent les montures. Astrid est déjà là, en train de serrer la sangle de son cheval. Elle se retourne dès qu’elle m’entend approcher.
- Tu es pile à l’heure. Je suis presque étonnée, dit-elle avec un sourire taquin.
- Je suis toujours à l’heure.
- Sauf quand tu cogites trop.
Je ne relève pas. Elle me connaît trop bien pour que je me cache.
Elle me tend les rênes de Zéphyr, un shire noir aux yeux vifs. Je caresse doucement son encolure avant de monter en selle. Le cuir est froid sous mes doigts, l’air vif contre mes joues. Et c’est exactement ce dont j’ai besoin.
- Prêt ? demande Astrid.
- Prêt à ce que ça s’arrête de tourner en boucle dans ma tête, oui.
Elle me jette un regard en coin.
- Alors arrête de penser et commence à galoper.
Je souris malgré moi. Elle a cette façon simple et efficace de résumer ce que je ne dis pas.
Nous partons au trot. Les sabots claquent sur les pavés, puis s’enfoncent dans la terre meuble du sentier boisé qui longe les grilles du domaine.
Le silence s’installe entre nous, confortable. Et dans cette respiration, dans ce retour au mouvement brut, je cherche à remettre de l’ordre dans le chaos que m’a laissé une robe bleu nuit et une main serrée trop fort contre la mienne.
~
Nous rentrons au pas, les chevaux soufflent lentement, fatigués mais satisfaits. Le soleil commence à décliner sur les toits du palais, et la cour est baignée d’une lumière dorée qui fait scintiller les gouttes de sueur sur l'encolure des montures.
Je descends de cheval, tends les rênes à un palefrenier sans un mot, puis attends qu’Astrid fasse de même. Elle le fait sans précipitation, comme si elle attendait le bon moment.
- Tu veux rentrer directement ou tu veux une tisane et un interrogatoire ? demande-t-elle en essuyant une mèche de cheveux collée à son front.
Je la fixe, haussant un sourcil.
- Depuis quand tu bois des tisanes ?
- Depuis que je sais que mon frère a besoin d’une oreille attentive.
Je soupire. Elle jubile déjà.
Quelques minutes plus tard, nous sommes installés dans un petit salon privé, loin des couloirs officiels. Le thé fume dans nos tasses. Astrid croise les jambes avec une nonchalance étudiée, mais je vois à sa façon de me regarder qu’elle n’est pas venue pour discuter du temps qu’il fait.
- J’ai vu les photos, dit-elle d’un ton neutre.
Je la regarde, sans comprendre tout de suite.
- Du bal. Toi. Avec mon organisatrice de mariage.
Je soupire.
- Eleonora…
- Eleonora, oui. Elle portait une robe sublime, au passage. Et toi, tu la regardais comme si plus rien n’existait autour. Ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est ma dame de compagnie.
Je fronce les sourcils.
- Tu en parles comme si tu la connaissais mieux que moi.
- Nicolaï, elle organise mon mariage. J’ai passé plus de temps avec elle qu’avec toi, ces dernières semaines. Et laisse-moi te dire une chose : cette femme est brillante, drôle, et bien plus patiente qu’elle ne devrait l’être.
Je reste silencieux. Elle poursuit, plus doucement :
- Je l’aime bien, tu sais. Elle ne fait pas semblant. Elle n’a pas besoin de jouer un rôle, même face à nous. Elle s’en fiche de nos titres. Et c’est précisément ce qui fait d’elle quelqu’un de rare.
- Je sais.
Je serre la mâchoire.
- Je lui ai écrit. Après le bal.
- Et ?
Je hausse les épaules, vaguement.
- Aucune réponse.
Astrid soupire. Elle dépose sa tasse, se penche vers moi, plus sérieusement cette fois.
- Peut-être qu’elle a ses raisons. Peut-être qu’elle doute. Tu es le prince héritier, Nicolaï. Tu fais peur, même quand tu essaies d’être gentil. Et Eleonora… elle a ce genre de force tranquille qui cache un cœur cabossé.
Je lève les yeux vers elle, surpris.
- Elle t’a parlé ?
- Pas besoin. Je la regarde. Je l’écoute. Et je reconnais ce silence-là.
Elle s’appuie contre le dossier du fauteuil, son regard se radoucit.
- Si tu l’apprécies, même un peu, frappe à sa porte comme un homme. Pas comme un prince qui attend une invitation.
Je ne dis rien. Mais au fond, je sais qu’elle a raison.
Et pour la première fois depuis longtemps, je sens que ce n’est pas une décision politique que je dois prendre. C’est une décision personnelle.
- Quand doit-elle revenir au Danemark ? Demande-je à ma sœur.
- Elle revient chez nous dans une semaine.
- Bien.
Je fixe la surface sombre du thé dans ma tasse, comme si j’y cherchais une réponse. Astrid, elle, me regarde. Elle ne parle pas. Elle attend que je sorte quelque chose de moi-même.
- Pourquoi ce qui m’est interdit m’attire autant ?
- Parce que tu as toujours eu ce que tu voulais, sans forcer. Et là… elle t’échappe. Et ce n’est pas un jeu. C’est réel.
Je relève lentement la tête vers elle.
- Tu as toujours été aussi directe ?
- Avec toi ? Toujours. Parce que si je ne le suis pas, tu continues à faire semblant que rien te touche.
Un silence s’installe. Moins tendu, presque complice. Puis elle reprend, plus douce cette fois :
- Tu sais, Eleonora m’a parlé de toi. Pas longuement, mais… je voyais bien qu’elle ne savait pas où se placer. Elle voulait rester professionnelle. Détachée. Mais elle se trahissait dans les détails. Sa voix changeait quand elle disait ton prénom.
Je détourne le regard.
- Tu crois qu’elle a peur de ce que je représente ?
- Je crois surtout qu’elle a peur de ce que ça pourrait changer dans sa vie. Elle est indépendante, elle s’est construite seule. Et toi… tu représentes tout ce qu’elle a appris à tenir à distance. Les histoires compliquées. Les hommes inaccessibles. Les contes de fées qui finissent mal.
Je serre les doigts autour de la tasse.
Astrid s’approche, s’accoude au dossier de mon fauteuil.
- Alors, au lieu de rester là à attendre un signe, fais quelque chose. Quelque chose de simple. De vrai. Pas une déclaration officielle ni un bouquet de fleurs diplomatique.
Je lève un sourcil.
- Tu as une idée, j’imagine ?
Elle me sourit, malicieuse.
- Écris-lui une lettre. Pas un message. Une lettre. De ta main. Dis-lui ce que tu ressens. Sans armure. Sans rôle.
Je reste silencieux.
- Tu crois qu’elle la lira ? demandé-je.
- Si tu l’écris sincèrement, elle ne pourra pas faire autrement.
Je reste silencieux. Mais quelque chose en moi se dénoue.
Peut-être qu’elle a raison.
Peut-être que c’est à moi de faire tomber les barrières, si je veux qu’elle fasse tomber les siennes.
Parce qu’aussi irrationnel que ce soit, elle m’attire profondément. Et je sais que je regretterais de ne pas essayer.
Ma sœur se lève et dépose un doux baiser sur le haut de ma tête.
Je reste là quelques secondes après le départ d’Astrid, seul dans ce salon aux murs beiges et dorés. Mon thé est froid. Ma tête, elle, continue de bouillonner.
Je n’écris jamais de lettres d’amour.
Non la plupart du temps, ce sont des lettres diplomatiques que je dois envoyer aux autres royaumes et qui sont relues par plus d’une personne.
Mais là, il ne s’agit pas de diplomatie.
Il s’agit d’elle.
Et je n’ai aucune idée de ce que je dois dire.
Et c’est peut-être ça le plus effrayant.
Parce qu’Eleonora Nilsson ne fait pas partie de ce monde. Pas vraiment. Elle n’a rien demandé. Rien attendu. Et pourtant… elle m’a regardé comme aucun regard n’a jamais osé le faire.
Pas comme un prince.
Comme un homme.
Et moi, je me suis surpris à espérer qu’elle me voie encore comme ça.
Alors oui, elle me déstabilise. Oui, elle me force à sortir d’un cadre que j’ai appris à maîtriser depuis l’enfance.
Mais malgré tout… malgré le silence, malgré ses doutes, malgré les interdits … elle m’attire plus que je ne le voudrais. Et je ne peux pas me résigner à ne pas tenter quelque chose.
À ne pas essayer.
Pas pour la séduire. Pas pour la convaincre.
Mais pour lui dire la vérité. La mienne.
Je me lève. Traverse le couloir d’un pas décidé.
Dans mon bureau, je prends une feuille vierge. Pas d’en-tête royal. Pas de sceau. Rien.
Juste une feuille. Un stylo.
Et moi.
Je reste là un instant, le stylo suspendu au-dessus du papier.
Puis j’écris son prénom.
Eleonora.
Et avec ce simple mot, je me sens plus vulnérable que dans n’importe quelle salle du trône.

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