Chapitre 18
Eleonora
Le froid du Danemark nous saisit dès que les portes automatiques de l’aéroport s’ouvrent. Un souffle de vent glacial s’infiltre sous nos manteaux et mord nos joues encore rosies par la chaleur de l’intérieur. Dehors, les pavés humides luisent sous les lampadaires, et l’air sent le givre et le métal.
À peine le temps de me recroqueviller dans mon écharpe que Edgar approche. Il récupère nos valises tout en nous saluant. Anna à mes côtés tient précieusement la robe de notre future mariée.
Edgar ouvre la portière de la voiture et nous montons dans le véhicule. La chaleur de l’habitacle nous enveloppe aussitôt, presque étouffante après le froid coupant de l’extérieur.
Le trajet est assez silencieux. Notre conducteur nous a posé quelques questions mais mon angoisse doit se faire ressentir car plus personne ne parle.
La main d’Anna dans la mienne m’apporte le réconfort dont j’ai besoin.
Lorsque je vois à travers la vitre le château, mon cœur loupe de nombreux battements.
— Tout va bien se passer, souffle Anna.
Mon regard toujours face à la vue, j'acquiesce en silence.
Je n’ai pas le temps de reprendre mon souffle que la voiture se stoppe. Edgar sort de la voiture pour venir m’ouvrir et lorsque je quitte l’habitacle je prends ferme les yeux et prends une grande inspiration.
Je me permets enfin de rejoindre Anna. Elle m’attend. Debout à côté de la voiture sans son joli manteau de fausse fourrure beige et son petit béret sur la tête. Elle me fait signe de la tête et je m’avance vers elle. Accepte volontiers la main qu’elle me tend et nous avançons vers la porte.
Monsieur Albert, comme à son habitude, nous accueille le sourire au lèvre dans son habit de fonction.
— Madame Eleonora, Madame Anna, c’est un plaisir de vous revoir. N’attendons pas plus avant de rentrer, vous devez avoir froid.
Il nous ouvre la porte et nous le suivons dans le château.
— La princesse Astrid vous attend dans le petit salon. Elle a hâte de vous voir.
Alors que nous suivons Monsieur Albert dans les couloirs, mes pas résonnent un peu trop fort à mes oreilles. Je ne peux m’empêcher de craindre l’instant où je croiserai son regard. Mon cœur cogne, et mes doigts serrent ceux d’Anna avec une force que je ne soupçonnais pas. Mais ce n’est pas lui qui nous attend derrière la porte. Pas encore. Quand la voix joyeuse d’Astrid nous accueille, un soulagement furtif me traverse..
Anna et moi sommes heureuses de revoir la princesse.
Nous nous sommes beaucoup appelées pour la création de la robe. Elle voulait suivre l’évolution chaque semaine.
— Eleonora ! Anna ! Venez ! Ne restez pas sur le pas de la porte.
Nous nous approchons puis effectuons une petite révérence.
— Que faites-vous ! Vous êtes de la famille maintenant !
Sans qu’on ne puisse dire un mot, elle nous offre une accolade.
La princesse nous entraîne vers les canapés afin de prendre le thé.
— Alors, dites-moi que tout est prêt ! Que la robe est aussi belle que dans mes rêves, s’exclame-t-elle en attrapant les mains d’Anna.
Anna rit doucement, encore plus rayonnante depuis sa grossesse.
— Tout est prêt, rassurez-vous. La dernière retouche a été faite hier. Vous allez briller.
Son sourire se voile une seconde.
— Parfois je me demande… si je serais à la hauteur. Pas seulement la robe, mais tout le reste.
Anna et moi échangeons un regard. Je sens son hésitation, sa sincérité brute. Ce n’est pas la princesse qui parle, mais une jeune femme sur le point de se marier.
Je serre doucement sa main.
— Vous n’avez pas besoin d’être parfaite, Astrid. Seulement être vous-même. C’est votre jour et votre mariage, princesse ou non vous méritez ce moment.
Ses yeux brillent d’émotion et, l’espace d’un instant, nous ne sommes plus dans un château, mais entre amies.
Nous restons un petit moment à siroter nos tasses de thé tout en écoutant Anna nous racontait les mésaventures de la robe.
— Je voudrais qu’on puisse essayer la tenue rapidement. Je voudrais avoir le temps pour la retoucher si besoin.
— Bien sûr, on peut se dire demain en début d’après-midi si tu veux. Je demanderais à Nicolaï de t'accompagner pour aller voir les fleurs, me dit-elle.
Mon cœur loupe un battement. Me retrouver seule avec lui n’est pas ce qui me réjouit le plus. Je ne sais pas comment réagir avec lui maintenant qu’il a ouvert son coeur.
Je ne veux pas que la princesse comprenne que son frère fait chambouler mes neurones plus que je ne le voudrais.
J'acquiesce d’un petit signe de tête tout en évitant le regard de ma meilleure amie.
Astrid se redresse brusquement, son regard pétillant d’un éclat malicieux.
— Et vous savez quoi ? Ce matin, la pâtissière du palais m’a annoncé qu’elle avait raté la première pièce montée. Le glaçage s’est effondré ! J’ai cru que ma mère allait s’évanouir.
Anna éclate de rire, et malgré moi je souris. L’espace d’un instant, tout semble léger, simple. Juste trois jeunes femmes, complices, autour d’une tasse de thé.
Puis, en relevant les yeux, mon regard croise le grand portrait accroché au-dessus de la cheminée : le roi et la reine, figés dans leur majesté. Un rappel brutal que nous ne sommes pas “entre amies” comme je voudrais le croire.
Astrid nous raconte encore une anecdote des préparatifs quand un discret coup frappé à la porte interrompt nos rires.
Monsieur Albert glisse la tête à l’intérieur, le visage toujours impassible.
— Votre Altesse, pardonnez-moi. Le prince Nicolaï souhaite savoir s’il peut vous rejoindre.
Le temps se suspend.
Anna relève les yeux vers moi, et je sens sa main serrer doucement la mienne sous la table. Astrid, elle, se contente de sourire avec une tendresse espiègle, comme si elle avait deviné depuis longtemps ce que je refuse d’admettre.
— Bien sûr, faites entrer mon frère, répond la princesse d’un ton joyeux.
Mon souffle se bloque. Le battement de mon cœur s’emballe, et je me surprends à lisser nerveusement un pli invisible sur ma jupe. Je veux paraître calme, mais je sais déjà que mes joues me trahiront.
Lorsque la porte s’ouvre et qu’il entre, tout ce que j’avais soigneusement enfoui refait surface en un éclair.
Il sourit, le sourire officiel, celui du prince impeccable. Mais ses yeux… ses yeux s’attardent une seconde de trop sur moi.
— Mesdames ! dit-il d’une voix posée, parfaitement neutre. Bienvenue à nouveau au Danemark. Il incline légèrement la tête, ses gestes si précis qu’on dirait qu’il les a répétés mille fois.
— Merci votre Altesse, répondis-je dans le même ton formel, trop formel. Ma voix me semble étrangère, trop distante.
Nos regards se croisent. Une fraction de seconde. Suffisante pour que mon cœur s’emballe, mais pas assez pour combler le vide entre nous.
La princesse Astrid lui annonce qu’il doit m'accompagner demain après-midi.
— Je devais retrouver Tomas mais c’est pas grave, je l’inviterais pour le dîner.
Astrid acquiesce, ravie, mais je sens qu’elle nous observe du coin de l’œil. Anna, elle, garde le silence, ses lèvres serrées autour d’un sourire poli.
Je serre les doigts autour de ma tasse, brûlante entre mes mains. Chaque mot échangé, chaque silence avalé, me rappelle à quel point il est à la fois proche… et hors de portée.
~
La grande salle à manger brille d’une lumière chaude, adoucie par les flammes qui crépitent dans l’âtre. La longue table, couverte de vaisselle d’argent et de chandeliers délicats, aurait pu sembler intimidante, mais l’atmosphère n’a rien de solennel.
Le roi et la reine accueillent chacune de nous avec un sourire sincère, et leurs voix pleines de chaleur faisaient oublier un instant que nous étions au cœur d’un palais.
— Mesdemoiselles, c’est un bonheur de vous avoir parmi nous, déclara la reine en nous serrant les mains comme si nous étions de vieilles connaissances.
Anna rayonne, et même moi je sens mes épaules se détendre un peu. À ma gauche, Astrid ne cesse de bavarder, son rire léger emplissant la pièce.
Tout semblait simple… jusqu’à ce que je croise son regard.
Il portait ce masque impeccable qu’on attend de lui : dos droit, sourire princier, gestes mesurés.
Il est habillé dans costume que je reconnais comme venant tout droit d’italie. C’est vraiment un homme magnifique.
Rien à redire, tout était parfaitement en place. Mais ses yeux, eux, parlaient un autre langage.
Il me cherche.
S'attarde une seconde de trop quand je détourne les miens.
Je tente de me concentrer sur la reine qui me pose une question sur mon métier, mais ma voix tremble légèrement. Anna, d’un ton assuré, prit le relais en parlant de la boutique, me sauvant d’un silence gênant.
— Nous espérons pouvoir nous développer dans les pays alentours, pourquoi au Danemark, dit-elle plein de sous-entendus que la reine ne peut déchiffrer.
Après un petit moment avec la reine, nous prenons place à table.
Je m’installe en face de la princesse. Je savais que c’était très protocolaire une famille royale mais pas jusqu'au placement à table.
Le roi est en bout de table tandis que la reine se trouve sur sa droite et Nicolai et Astrid à sa gauche. Avec Anna, nous sommes installés à côté de la reine.
La salle respire la chaleur des chandelles, les murs ornés de portraits veillent sur nous avec gravité. Pourtant, malgré l’imposante atmosphère, le roi entame la conversation avec bienveillance.
— Dites moi, mesdames, comment s’est passé votre voyage ?
Je ne peux pas répondre. Ma bouche est pâteuse, mes mains tremblent sous la table. Je voudrais trouver une échappatoire en ce moment.
Anna comprend et répond aussitôt avec un ton léger:
— Un peu froid à l’arrivée, mais nous sommes toujours bien accueillis. Votre majordome, monsieur Albert, est un véritable gentleman.
Le roi rit doucement.
— Albert est un pilier de cette maison. Je crains que nous soyons perdus sans lui.
La conversation s’anime doucement autour de la table. La reine mène le ton, avec sa douceur naturelle qui rend tout plus simple. Le roi, lui, ponctue l’échange de traits d’humour qui font sourire Anna aux éclats.
Je voudrais profiter de cette chaleur, mais je sens un poids invisible. À ma gauche, je perçois sa présence avant même d’oser lever les yeux. Nicolai. Sa voix, lorsqu’il répond brièvement à son père, reste mesurée, polie, presque distante. Rien qui ne trahisse ce qu’il pense. Rien… sauf ce regard.
Quand, malencontreusement, mes yeux croisent les siens, le temps semble se suspendre. Il reste un moment le regard fixé sur moi. Trop long. Alors je fuis, attrapant mon verre pour masquer le tremblement de mes doigts.
— Vous n’avez pas l’air bien, Eleonora, vous avez besoin de quelque chose ? me demande la reine soucieuse.
Je relève mon regard vers le sien et incline la tête négativement tout en lui répondant.
— Ne vous en faites pas, simplement fatigué.
Elle hoche la tête mais je vois dans son regard qu’elle ne croit pas un mot de ma réponse.
Anna, qui ne perd jamais une miette, me jette un regard en coin. Ses lèvres étouffent un sourire qu’elle ne dira pas. Elle a compris.
Le roi, jovial, reprend la parole.
— Nous espérons que ce premier dîner à côté vous a plu. Nous sommes vraiment ravis de vous compter parmi nous pour ce mois de décembre.
Je regarde autour de moi : Astrid rayonne, ses yeux pétillent en regardant sa famille. Nicolaï est très protocolaire ce soir mais se permet quand même des regards qu’il ne devrait pas. Anna a la main posée sur son ventre qui grossit doucement. Le roi et la reine sont souriants et chaleureux avec nous. Je devrais être ravie de partager ce moment avec eux mais au fond de moi, mes pensées résonnent, tambourinent et me font tourner la tête.
Comment vais-je gérer mes émotions demain lors de notre entrevue chez le fleuriste ?

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