Chapitre 19

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Nicolaï

J’attends devant la porte d’Eleonora, le dos droit mais les mains crispées dans mes poches. Nous avons rendez-vous dans dix minutes seulement mais rester dans ma suite m’était insupportable : mes pensées tournaient en rond, menaçant à chaque instant de rompre le fragile équilibre que j’essaie de garder.

Elles sont arrivées hier, elle et Anna. Toute la soirée, Eleonora a soigneusement évité mon regard. Une esquive subtile, mais évidente pour moi : ses yeux glissaient toujours ailleurs, vers la table, vers quelqu’un d’autre, n’importe où pour ne pas croiser les miens.

Elle a lu ma lettre. J’en suis certain. Ses gestes trop mesurés, ses sourires trop rapides la trahissaient. Et pourtant, elle n’a rien dit.

Malheureusement, elle a décidé de ne pas y répondre.

Je ne lui en veux pas.

Je n’ai pas écrit ces lignes pour exiger une réponse.

Mais, par tous les dieux, j’aurais donné n’importe quoi pour un mot, même blessant. Même si ce n’était que pour me traiter d’imbécile.

Au lieu de cela, elle m’a offert ce silence, plus lourd qu’une gifle.

Et malgré tout… quand je l’ai vue entrer hier soir, mon cœur a trébuché dans ma poitrine. J’ai compris alors qu’aucune distance, aucune loi, aucune prudence ne suffirait à m’éloigner d’elle.

Un bruit léger me tire de mes pensées. J’effectue un petit demi-tour.

La poignée s’abaisse et la porte s’ouvre dévoilant la jolie suédoise.

Elle se tient devant moi, simple et élégante, vêtue de son manteau clair soulignant ses cheveux clairs relevés à la hâte.

— Bonjour, dit-elle d’une voix polie, presque neutre.

J’incline la tête, incapable de trouver une réponse immédiate qui ne trahirait pas le tumulte en moi.

Alors, pour briser l’absence de nos voix, je lui offre mon bras. Elle hésite une fraction de seconde avant de poser sa main sur la mienne.

Nous traversons les couloirs du palais, silencieusement, chacun enfermé dans ses pensées, puis sortons dans l’air frais de Copenhague.

La voiture royale nous attend déjà. Le trajet se fait dans une atmosphère tendue, où seuls les bruits de moteur et de la ville viennent combler nos silences.

Lorsque nous arrivons devant la boutique du fleuriste, une devanture ancienne aux vitres givrées par l’hiver, nous fait face.

Je n’aurais jamais pensé qu’un fleuriste puisse avoir une aussi belle boutique.

Elle est vraiment douée pour dénicher la perle rare.

Je descends le premier de la voiture et lui tends la main pour l’aider à sortir. Ses doigts caressant les miens suffisent à raviver le feu que je m’obstine à étouffer.

Aujourd’hui, nous sommes là pour choisir les fleurs pour la cérémonie de ma sœur. Mais ce que je crains, c’est que chaque bouquet que je verrais ne me rappelle qu’une seule chose : un avenir impossible avec elle.

Un carillon retentit lorsque nous pénétrons dans la boutique. La chaleur moite de la boutique contraste avec le froid de l’extérieur et me fait desserrer mon écharpe.

— Bonjour votre Altesse, c’est un plaisir de vous voir ici, dit la fleuriste en s’inclinant légèrement. Bonjour Mademoiselle.

Eleonora lui offre ce sourire sincère qui manquait à son doux visage.

— Madame Nilsson, nous nous sommes eues au téléphone la semaine dernière pour les compositions de mariage, explique-t-elle en tendant sa main vers la jeune femme.

— Bien sûr, je me suis permise de créer une proposition afin de vous montrer ce que donnaient vos idées. Nous pouvons aller dans l’atelier, je vais fermer la boutique le temps de votre visite.

Elle se dirige vers la porte, retourne sa petite pancarte et nous indique le chemin à suivre.

Nous arrivons dans une petite pièce où l'air est saturé d'odeurs fraîches.

Au centre, une composition en roses blanches et en lysianthus nous attend.

Je dois reconnaître qu’elle est magnifique : l’équilibre des teintes, la pureté qui s’en dégage… tout respire la majesté.

— C’est incroyable, murmure Eleonora, ses yeux éclairés d’une lueur sincère.

Moi, je ne peux m’empêcher de penser que les roses blanches symbolisent le mariage; ironie cruelle. Ces fleurs célébreront l’union de ma sœur, quand tout ce que je désire, c’est un bouquet pour elle.

Je laisse Eleonora discuter avec la fleuriste, notant chaque détail, chaque nuance de couleur, comme si le moindre pétale avait son importance.

Moi, je ne vois qu’elle.

Ses doigts effleurent les roses, son profil éclairé par la lumière, sa façon de sourire quand la fleuriste lui propose une alternative… je n’avais jamais imaginé qu’un simple sourire puisse ébranler autant de certitudes.

— Des lys blancs, qu’en pensez vous pour l’arche, madame Nilsson ? demande la fleuriste.

— Elles seraient parfaites pour le contraste avec les ornements en or, répondit-elle avec enthousiasme.

Mon regard était ailleurs, je marchais dans les rayons observant la diversité de fleurs dans cette boutique.

— Prince Nicolaï, qu’en pensez-vous ?

Je me retourne vers elle. Ses yeux verts cherchent mon regard et mon avis sur le travail de la fleuriste.

— Je dois dire que je suis plutôt surpris, je ne connais rien en fleur, mais je pense que ma sœur va adorer la composition qui a été réalisée.

Elle hoche la tête avec un sourire sincère. Envers moi cette fois.

Une petite demi-heure après, nous voilà quittant le fleuriste.

Elle tient son carnet serré contre elle, les yeux brillants de satisfaction.

Nous avançons côte à côte dans la rue dans la sérénité.

Edgar m’a indiqué avoir un peu de retard sur son heure d'arrivée.

— C’est exactement ce que je souhaitais, dit-elle. Merci de m’avoir accompagnée, Nicolaï.

Je m’autorise à sourire.

— Ce n’est rien. Nous collaborons pour ce mariage alors je me dois de vous accompagner.

— Vous auriez pu refuser, Tomas devait être déçu que vous annuliez votre après-midi ensemble.

Un bref rire franchit mes lèvres.

— Tomas est habitué à mes absences de dernière minute. Et puis… il ne m’aurait jamais pardonné de vous avoir laissée seule pour gérer tout cela.

Elle baisse légèrement les yeux, comme si mes mots l’avaient touchée plus qu’elle ne voulait le montrer. Nous continuons à marcher, mes mains enfouies dans les poches de mon manteau pour ne pas céder à l’envie d’effleurer les siennes.

Le mutisme entre nous n’a rien de pesant, au contraire : il m’apaise, me donne la sensation étrange que ce moment nous appartient entièrement.

Nous arrivons vers un village de noël. Les petites cabanes en bois s’alignent sur la place, illuminées par des guirlandes scintillantes. L’odeur du pain d’épices remplit l’air frais. Les rires des enfants résonnent, mêlés aux chants traditionnels portés par une chorale au coin de la rue.

J’aime cette période.

Les personnes sont heureuses de sortir voir les décorations offertes par la ville malgré le froid. Les enfants s’amusent dans la neige en fabriquant des bonhomme de neige. Les plus anciens profitent d’un bon glôgg, comme si c’était la première fois.

Eleonora s'arrête un instant, émerveillée. Ses yeux brillent sous la lumière dorée des guirlandes.

— C’est magnifique… dit-elle.

Je la regarde plus qu’autre chose. Le décor autour de nous semble fait pour elle : ses joues légèrement rosies par le froid, ce sourire qu’elle ne parvient pas à contenir, la façon dont ses yeux reflètent la lumière.

Nous déambulons entre les cabanes. Les regards s’attardent sur nous, signe qu’on a reconnu son altesse le prince mais moi, je ne vois qu’elle.

Depuis sa loge, un marchand tend un cœur en pain d’épices enrobés de chocolat.

— Vous en voulez un ? proposé-je.

— Non… répond-elle, mais son regard trahit une envie discrète.

J’en achète tout de même un et le lui tends. Ses doigts effleurent les miens en prenant le cœur, et elle secoue la tête avec un sourire attendri.

— Vous n’étiez pas obligé mais merci, dit-elle son regard doux poser dans le mien.

— Peut-être. Mais vous méritez une petite gourmandise, avoue-je.

Nous continuons notre chemin. Les exposants effectuent une légère révérence de la tête à chacun de mes passages tandis que mon accompagnatrice déguste son pain d’épices.

Nous nous arrêtons devant un carrousel, ses yeux deviennent larmoyants mais aucune larme n’ose s’y échapper.

Une petite tape sur le haut de ma cuisse m’empêche de lui demander son mal-être.

Je descends mon regard et tombe sur une petite fille. Elle ne doit pas avoir plus de 5 ans.

Je m'abaisse vers elle afin d’être à sa hauteur.

Je sens le regard de ma belle suédoise suivre ma direction.

— Bonjour, dis-je.

— Es-tu le prince Nicolaï ? demande-t-elle timidement.

Elle est vraiment jolie, ses petits cheveux blonds sont recouverts d’un bonnet rouge et ses yeux gris clairs n’osent pas remonter vers moi, préférant regarder ses pieds.

— C’est bien moi, affirmais-je. Comment t'appelles-tu ?

— Alma, prince Nicolaï.

— C’est un joli prénom pour une jolie princesse.

— Mais, je ne suis pas une princesse, je n’ai pas de couronne.

Je laisse échapper un petit rire.

Eleonora derrière moi, ne loupe rien de la petite scène.

— La couronne ne définit pas la princesse, la tienne est peut-être transparente mais cela n’empêche pas le fait que tu sois une princesse.

Alma acquiesce avec un joli sourire montrant un petit trou, signe qu’elle a perdu l’une de ses dents. Son petit corps bouge pour se poster face à Eleonora.

— Est ce que vous êtes la princesse de Prince Nicolaï ? demande-t-elle avec insouciance.

Nous écarquillons nos yeux simultanément.

Les enfants sont vraiment forts pour semer le trouble chez les adultes.

Eleonora me regarde. Les yeux remplis de non-dits. Elle joue volontairement avec ses mains gantées.

Elle baisse la tête, offre un sourire sincère à Alma et lui répond.

— Non ma chérie, je ne peux pas être sa princesse.

Bouche bée. Mes yeux s’écarquillent. C’est nouveau. Cette réponse chamboule toutes mes certitudes.

— C’est dommage, avoue Alma.

Le regard d'Eleonora redevienne triste et hoche la tête face à la petite fille.

— Alma !

Une femme arrive en courant. Le visage montrant son inquiétude.

— Nous t’avons déjà dit qu’il était interdit de t’enfuir. Nous avons eu très peur de te perdre ma chérie.

— Je voulais juste parler avec le prince Nicolaï, avoue-t-elle en baissant la tête.

La jeune femme remonte sa tête et ses yeux manquent de tomber en me remarquant. Elle se redresse pour nous faire face tout en portant Alma dans ses bras.

— Votre Altesse Royale, veuillez excuser ma petite fille pour ce dérangement. Alma vous adore et surtout votre sœur, la princesse Astrid, elle a hâte de voir le mariage.

— Ne vous en faites pas, elle a été tout à fait charmante. Nous serons ravis de vous recevoir au château.

Je cherche autour de moi, un moyen de noter le numéro. Le carnet d’Eleonora me tombe sous les yeux. Je lui fais signe pour l'emprunter. Elle le dépose dans mes mains et je retire le stylet de son petit élastique.

— Écrivez votre numéro ici, mon majordome vous contactera.

— Vous n’êtes pas obligé votre Altesse, nous ne voulons pas nous imposez.

Je lui souris pour lui faire comprendre que je le veux vraiment. Elle note les numéros et nous salue avant de repartir avec Alma, qui nous fait un petit signe de la main.

— Edgar nous attend, allons-y.

Le trajet du retour se fit dans un silence inhabituel. Ni pesant, ni froid… mais chargé de non-dit. Les paroles d’Alma semblent flotter entre nous, suspendues, impossibles à ignorer.

“Est ce que vous êtes la princesse de Prince Nicolaï ?”

La question d’un enfant, et pourtant, elle résonne en moi comme une vérité que je n’ose pas prononcer.

Quand la voiture s’arrêta devant le palais, Edgar ouvrit la portière.

Nous franchissons ensemble les longs couloirs du palais, nos pas résonnent à nouveau dans le marbre.

Arrivée devant sa chambre, elle s'arrête avant de franchir la porte.

Ses yeux cherchent les miens, incertains, mais brillants d’une émotion qu’elle tente d’étouffer.

— Merci pour aujourd’hui, murmure-t-elle d’une voix à peine audible.

Je hoche la tête en lui lançant un petit sourire.

Elle se retourne pour atteindre sa poignée mais ma main se tend effleurant doucement son poignet pour la retenir.

Elle se fige et se retourne lentement vers moi.

Son regard s’accroche au mien, incapable de s’en détourner. Et dans le souffle suspendu, je comprend qu’il n’y aura jamais de moment parfait, jamais de permission royale. Seulement cet instant.

Je m’approche, lentement. Elle reste immobile, ses lèvres entrouvertes comme si elle retenait son souffle.

Je franchis les derniers centimètres.

Nos lèvres se rencontrent dans un baiser hésitant.

Sous cette fragilité se cache une vérité que je n’ai plus la force de taire.

Son parfum, sa chaleur, sa présence… tout s’imprime en moi avec une intensité brûlante.

Quand je m'écarte enfin, son front reste contre le mien un instant.

Ses yeux clos, ses mains tremblantes sur mon manteau.

— Nicolaï… souffla-t-elle, comme une prière.

Je n’eus pas le courage de répondre.

Je dépose un dernier baiser sur sa tempe, puis reculai d’un pas, lui laissant l’espace qu’elle méritait.

Elle se tourna vers la porte, l’ouvrit avec lenteur, et avant de disparaître à l’intérieur, elle me lança ce regard… un regard plein de trouble, mais aussi d’une lumière que je n’oublierai jamais.

La porte se referma doucement, et je restai là, seul dans le couloir du palais, le cœur battant comme si j’avais livré la plus grande bataille de ma vie.

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