Chapitre 20
Eleonora
Je suis enfermée dans ma chambre depuis hier après-midi.
Je n’ai rien dans le ventre depuis ce cœur en pain d’épices.
Je n’ai pas dormi de la nuit. Pas une seule seconde.
Je n’ose pas sortir de ma chambre.
Monsieur Albert est venu toquer à ma porte avant le dîner et je lui ai dit que je ne descendrais pas car je ne me sentais pas bien.
Il n’a pas cherché à savoir ce que j’avais. Il a simplement hoché la tête.
Je me sens mal. Mal d’avoir accepté le baiser d’un prince. Un prince promis à une autre. Un prince qui me chamboule complètement : moi et mes convictions.
Le baiser de Nicolaï revient sans cesse, obsédant, brûlant encore sur mes lèvres…
J’ai revu son regard avant qu’il m’effleure, son souffle mêlé au mien, cette hésitation fragile.
Mon esprit vacille entre deux extrêmes :
La peur de souffrir, encore. La certitude que m’attacher à Nicolaï reviendrait à me condamner.
Et le désir… le désir intense de m’abandonner enfin, de cesser de lutter, d’ouvrir les bras à ce que je ressens depuis un moment déjà.
Je voudrais effacer ce moment, prétendre qu’il n’a jamais existé mais mon cœur, ce fichu organe indocile se révolte à cette pensée.
Je me lève de mon lit. Le plancher en bois sous mes pieds me rappelle que je n’ai pas dormi, ni mangé. Mon corps est fatigué alors que mon esprit a décidé de s’agiter.
Il est encore très tôt. L’aube n’a pas encore percé mais les ombres s’étirent autour de moi.
Je passe une main dans mes cheveux détachés, m'arrête devant le miroir. Mon reflet me fait face : pâle et les yeux encore brillants d’émotions contradictoires.
Je suis certaine de ne croiser personne de la famille royale.
Mes pas résonnent doucement dans le couloir désert.
J’hésite à faire demi-tour et à m’enfermer dans ma chambre me rendant invisible aux yeux du monde. Mais je continue d’avancer dans ces longs couloirs.
Je retiens mon souffle, comme si j’avais peur de réveiller les murs eux-mêmes.
Le palais a une autre âme à cette heure-là. Il devient un labyrinthe de pierres et d’ombres.
Je longe les couloirs familiers, croisant les portraits sévères de souverains passés. Leurs regards peints semblent m’accuser. Comme si eux aussi savaient. Comme si chaque pas que je faisais dans cette demeure royale s'éloignait davantage de la prudence.
Une odeur me guide facilement vers la cuisine. On y sent le pain chaud et les viennoiseries.
Au fond du couloir, une lumière filtre sous une lourde porte battante. Je pousse doucement et découvre deux cuisiniers penchés sur leur travail. L’un fabrique des brioches, l’autre surveille une grosse marmite fumante.
Ils s’interrompent, surpris.
— Pardon, je ne voulais pas vous déranger.
Le plus âgé, un homme aux cheveux grisonnants et aux yeux bienveillants, essuie ses mains sur son tablier blanc.
— Vous ne dérangez pas, Mademoiselle, dit-il en me montrant un tabouret. Prenez place pour vous réchauffer. Les couloirs sont encore frais à cette heure.
Il dépose une assiette avec un croissant posé dessus.
— Attention, il sort du four, ajoute le second.
— Merci beaucoup.
Je les remercie, la voix basse, et croque dans cette douceur matinale.
Les pensées s’envolent un instant pour laisser place à la douceur de cette viennoiserie.
Mon repas manqué me remercie un peu pour ce bonheur gustatif.
Je ferme les yeux, croquant dans la pâte dorée. La chaleur du beurre chasse un instant le vide de mon estomac et, avec lui, le tumulte de mes pensées. La cuisine respire la vie, simple et rassurante, comme un foyer que je n’ai jamais eu. Je m’y perds, bercée par le parfum du pain chaud. Puis un grincement de tabouret me ramène brutalement à la réalité…
— Que faites-vous ici, mademoiselle Nilsson ?
Je tourne la tête pour faire face à la reine. Je plaque ma main devant la bouche pour terminer ma bouchée avant de m’adresser à la monarque.
— Je suis désolée votre Majesté, je voulais simplement un café mais vos cuisiniers font vraiment les meilleurs croissants que je n’ai jamais mangés.
Elle rigole face à mon embarras.
Elle fait signe à l’un des cuisiniers de me préparer un café.
— Ne vous en faites pas, Eleonora, vous êtes libres de circuler où vous le souhaitez.
J'acquiesce et remercie une nouvelle fois le personnel de cuisine pour le café.
Elle sirote une tasse de thé à mes côtés dans un silence doux.
Aucune de nous ne veut parler, nous sommes ici pour échapper à quelque chose.
La reine est étrangement pensive, ses yeux scrutent sa tasse et ses doigts jouent avec la petite cuillère à l’intérieur.
— Vous aussi, vous n’arrivez pas à dormir ? demandai-je en brisant le silence.
Ses yeux bleus me scrutent. De légères rides sont apparentes dans les coins externes de son regard. Elle est vraiment belle mais à l’air tellement fatiguée.
— Oh ma chère, je suis Reine. Le sommeil n’est qu’un détail dans ma vie.
J’hoche la tête. Je ne sais pas vraiment quoi lui répondre.
Elle est ce que je ne serais jamais.
Une Reine.
Même si ce baiser à était l’un des plus doux que j’ai reçu, nous savons que notre histoire est voué à ne jamais exister.
Nous ne sommes pas compatibles pour une vie ensemble.
Je dois pas me leurrer, lorsque je retournerai en Suède après le mariage, il finira par se marier, lui aussi, avec Kristen.
Je dois refouler mon trouble intérieur quel qu'il soit pour lui.
— Vous savez, je vous apprécie beaucoup, vous êtes une femme exceptionnelle. Je suis très envieuse de vous, Eleonora. Vous avez montré que vous n’aviez besoin de personne pour réussir, vous devez être fière de vous parce que moi je le suis. Alors dites-vous, vous avez tout pour être heureuse mais pourtant vous êtes dans cette cuisine bien trop tôt ?
J’essaye de chasser les larmes qui menacent de s'échapper des mes yeux.
Pourquoi doit-elle être aussi gentille ?
Elle vient de dire des mots que j’attendais tellement de voir sortir de la bouche de ma mère. Ma propre mère qui n’a pas daigné m’envoyer un seul message. Cette mère qui m’a donné la vie et qui aujourd’hui n’est plus qu’une cicatrice sur mon cœur brisé.
La monarque d’un pays que je n’avais encore jamais visité il y a quelques mois… a apaisé une petite partie de moi avec ces mots.
Sa majesté est envieuse de moi alors que c’est moi qui l’envie d’être avec l’homme qu’elle désire.
Parce que oui, le prince fait chavirer mon cœur plus que je ne le voudrais.
Je ne peux le nier plus longtemps.
— Le tumulte de mes émotions et mes pensées m’empêchent de dormir. Pour être honnête avec vous, je n’ai pas dormi de la nuit votre majesté.
Elle pose sa main délicatement sur la mienne.
Sa paume est douce et chaude. Elle apporte en moi une chaleur maternelle que je cherche depuis bien trop de temps.
La reine caresse le dessus de ma main avec son pouce avant de reprendre la parole :
— Je pense qu’une journée de repos, vous fera le plus grand bien. Sur ordre de la Reine, vous êtes dispensé de vos fonctions pour aujourd’hui.
— Je ne peux pas votre majesté, le mariage est dans 3 semaines . Votre fille a besoin de moi et nous avons encore beaucoup à faire.
— Etes-vous en train de remettre en question ma fonction de reine, mademoiselle Nilsson ?
Je baisse les yeux vers mon assiette vide.
— Non, bien sûr que non.
— Bien, alors je veux que vous alliez visiter notre ville et surtout je ne veux pas vous voir au château avant le repas de ce soir.
Sur cette phrase, la reine tourne les talons pour quitter la cuisine.
Je reste quelques instants dans la pièce à réfléchir à cette demande.
Elle me l’ordonne.
Je ne peux pas ne pas l'exécuter.
A prêt tout, une journée de repos ne peut pas faire de mal, pas vrai ?
~
La douceur du froid d’hiver frôle mes joues rougies.
Je suis allée me promener au centre de Copenhague, comme me l’a indiqué la reine. J’ai essayé de ne pas écouter mes pensées pour profiter au maximum de ce repos.
Je dois avouer que ça me fait du bien.
J’en ai profité pour acheter des petits souvenirs à mon père et à Lucinda.
Je suis tombée sur un petit body adorable, brodé de la phrase Premier voyage, premier câlin à Copenhague. Impossible de ne pas penser à Anna.
D’ailleurs, elle et la princesse Astrid ne devraient pas tarder à me rejoindre. Nous avons pris rendez-vous au spa.
Je pense que nous en avons besoin toutes les trois.
Grâce à monsieur Albert, nous avons réservé un massage d’une heure et un petit moment de détente dans un espace de méditation avec une petite boisson fruitée.
Cet homme est vraiment un amour. Sans lui, je ne sais pas si cette sortie serait aussi parfaite.
Elles ne m’ont pas accompagné ce matin car elles avaient encore des modifications à revoir sur la robe.
En parlant d’elles, les voilà.
Anna sort la première de la voiture suivie par son altesse Astrid.
Nous nous étreignons tout à tour avant d’entrer dans l’institut où nous sommes accueillis par une odeur d’huiles essentielles enveloppant nos sens mêlée à une musique douce qui garantit la relaxation.
La praticienne, souriante, nous accueille et nous emmène vers des cabines pour nous changer. Je remercie Anna d’avoir pris un maillot de bain pour moi.
Nous resortons des cabines vêtus d’un peignoir blanc avec le petit logo du spa dans le dos. La praticienne nous invite à la suivre. Le son de la mer et de petites clochettes retentit dans le couloir.
La pièce de massage nous attend, tamisée dans une lumière dorée. Trois tables de massage sont alignées recouvertes d’une serviette blanche. La praticienne nous laisse le temps de nous installer sur le ventre, puis d’autres femmes entrent, silencieuses, comme des prêtresses d’un rituel sacré.
Je sens mon corps se détendre sous les mains expertes de ma masseuse. L’huile glisse sur ma peau laissant une odeur d’amande douce. J’expire un soupir que je ne pensais pas retenir.
Le silence s'installe dès les premières minutes, mais ce n’est pas un silence gênant : c’est celui d’un partage, celui ou nous n’avons pas besoin de savoir que nous ressentons la même chose. Le poids de nos vies, de nos attentes, se dissout sous la chaleur de ces mains.
Quand le massage se termine, nous sommes invités à poursuivre nos moment dans une petite pièce ronde avec une jolie fontaine au fond et des quatres fauteuils tout autour.
L’une des masseuses nous apportent un petit jus fruité à base de kiwi, de fraise et de pommes réveillant doucement nos sens.
Astrid est la première à prendre la parole :
— C’est étrange, je crois que je n’ai pas passé une journée aussi simple depuis… à vrai dire je crois jamais.
Elle boit une petite gorgée de sa boisson avant de reprendre.
— Au château, nous sommes obligés de nous montrer sous notre meilleur jour. Ici, à cet instant, je me sens pour une fois comme une jeune femme sans titre et obligations.
Je prend sa main pour la serrer, signe que je la comprend.
— C’est la première fois, depuis que j’ai appris qu’un petit bout grandissait dans mon ventre, que je ne pense pas à l’abandon de son père.
— Tu es enceinte ? demande la princesse surprise de cette nouvelle.
Anna rigole en posant sa main sur son petit ventre caché sous son peignoir.
— Je le suis depuis deux mois déjà.
— Portons un toast alors à ce petit bébé, annonce Astrid le sourire au lèvre.
Nos verres claquent l’un sur l’autre.
Anna explique la situation de la découverte, à la rupture, à la première échographie mais je n’écoute plus depuis un moment déjà.
Mes pensées sont revenues vers cette tendresse déposée sur mes lèvres la veille.
Je repense aussi à la lettre, celle qu’il m’a écrite et qui n’a pas reçu de retour dessus.
Il a écrit des beaux mots et j’ai laissé tout ça en attente dans l’espoir de l’oublier. Mais comment oublier, lorsque mon for intérieur me dit que je ne devrais pas tirer un trait sur ces émotions qu’il produit en moi.
C’est voué à l’échec et pourtant mon cerveau refuse de tirer un trait sur lui.
Je pense qu’il est temps de répondre au prince.
Il a assez patienter pour ma réponse et je me dois de lui écrire ce que je ressens moi aussi.
— Eleonora, tu es encore avec nous ? demande Anna, en faisant signe avec l’une de ses mains devant mon visage.
— Désolé, mes pensées ont prit le dessus sur ce joli moment.
Son altesse et ma meilleure amie se lancent un regard plein de sous entendu.
Elles mijotent quelque chose toutes les deux.
— A quoi penses-tu ? ou a qui ? demande Astrid.
Je fixe mon regard vers la fontaine.
Devrais-je parler à la princesse que son frère m’a embrassée et que je ne l’ai pas repoussé. Que j’en avais autant envie que lui.
Malgré mes doutes, elle est la mieux placée pour m’aider.
— Nous nous sommes embrassés… annonce-je en baissant mon regard vers mes pieds.
— Qui ça ? demande Anna même si elle connaît déjà la réponse.
— Avec Nicolaï.
— Je ne pensais pas qu’il en serait capable, avoue Astrid le sourire au lèvre. Mon frère t'apprécie plus qu’il n’en a le droit.
Je lui raconte ma version de notre histoire. Les filles sont attentives aux moindres détails et j’essaye d’oublier aucun moment avec lui.
Une larme solitaire roule sur ma joue à la fin de mon récit, signe de ma fatigue face à ce combat déjà perdu.
— Je connais les lois sur le bout des doigts, comme lui d’ailleurs, malheureusement mon père est encore trop stricte sur le changement d’une loi. Et je comprend que la situation soit difficile mais mon frère ne t'aurait pas embrassé s’il ne ressentait rien pour toi.
Elle se lève de son siège pour se placer accroupie devant moi en tenant mes deux mains.
— Tu sais… mon frère n’est pas un homme à gaspiller ses élans. S’il a franchi cette ligne, c’est qu’il y a une raison. Et je vois bien son trouble, chaque fois que ton nom franchit ses lèvres.
J’hoche la tête. Je ne sais pas quoi lui répondre alors je la prends dans mes bras pour la remercier.
Anna nous rejoint et sur cette douce étreinte, nous quittons le spa pour rejoindre le château.
Il est temps pour moi d’assumer mes sentiments et de laisser une partie de mon cœur à cet homme qui fait éveiller beaucoup trop de tourments en moi.
Il mérite de recevoir sa lettre d’amour, lui aussi.

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