Partie 1 : L’évanescence

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  • Tu m’as mêlée à tes histoires sans prendre mon avis ? s’offusqua Lune dans notre chambre d’auberge.

Sa question resta en suspens. Je n’eus pas le temps de répondre.

  • Cela pourrait nous être instructif. C’est entendu.

Ses décisions lunatiques n’étaient pas surprenantes. Elle était capable de voir le plus petit brin d’optimisme dans chaque situation. Nous n’avions plus le même regard depuis bien longtemps.

  • Nous aurons des chances d’en apprendre un peu plus sur les Atlants.
  • Un petit détail.
  • Je t’écoute.
  • Je n’ai pas précisé que tu étais du genre féminin.
  • Je vois. Je me déguiserai.
  • J’ai aussi dit que je me prénommais Arth.
  • Et bien si cela t’amuse. J’essaierai de ne pas faire de bourde, Arth.

Elle enchaina avec plus de sérieux : « Où as-tu trouvé cette pierre ? »

Je me doutais bien qu’elle n’échapperait pas à l'œil de Lune. Je ne la cachais de toute façon d’aucune manière. Tel un pendentif, elle ornait mon cou dénudé, pendue à un collier de fortune que j’avais confectionné à l’aide d’une ficelle écharpée.

  • C’est une pierre d’âme.
  • Tu ne m’apprends rien, répondit-elle d’un ton sec. Je ne pensais pas que tu percevrais ses pulsations à l’autre bout du village. Tu me surprends. Je pensais que tu ne voulais plus en entendre parler.

J’avais été présomptueux. Il était évident que Lune les avaient ressenties elle aussi.

  • C’est en tous les cas, un heureux hasard que d’avoir trouvé cet artefact, poursuivit-elle, surtout dans ce village.
  • Nous en reparlerons le moment venu. Nous devons nous rendre à la caserne des éclaireurs pour montrer les insignes que m’a donnés le sergent Lore.

Une fois nos badges d’éclaireurs récupérés en échange des insignes du sergent Lore, nous passâmes le restant de la journée à vagabonder dans le village. Nous étions à la recherche de cartes géographiques de la région. Si nous étions capables de nous guider grâce aux étoiles, certains lieux nécessitaient une orientation plus pointilleuse. Malheureusement ce type de document se faisait rare, le raz-de-marée avait fait plus qu’engloutir de simples âmes. Et lorsque nous avions la chance d’en trouver, nous devions payer le prix fort. Le recrutement parmi les éclaireurs nous permettra au moins de nous aider sur ce plan là.

L'après-midi courait. En nous baladant, nous trouvâmes une aire qui faisait office de jardin public. Il était d’envergure modérée, parsemé de quelques bancs et centré d’une fontaine asséchée. Des arbres modestes ponctuaient son périmètre, et rajoutez des enfants s’amusant ça et là avec innocence et vous aurez un des jardins publics du village caché de Kabir. Le jardin du Lion en l'occurrence. Il était assez fréquenté pour qu’un brouhaha de fond agrémente son ambiance.

Malgré l’absence de silence, cette aire était l’occasion de réaliser notre séance d'évanescence quotidienne. Une zone herbacée un peu en retrait nous offrit une place convenable. Cette méditation était chère à Lune. C’était ce qui faisait la différence entre les Atlants, les Hommes et nous les Oraï. Il s’agissait d’une communion spirituelle, dans laquelle nous cherchions à nous évader de notre enveloppe singulière. Cet art ancestral faisait partie de nos coutumes et faisait partie intégrante de notre identité, me martelait-elle. C’était aussi un excellent exercice pour peaufiner le contrôle de notre lumen, paraissait-il.

Notre identité. Pour ce qu’il en restait. Lune avait cependant raison sur un point. Lorsque nous nous perdions en évanescence, notre corps et notre âme rentraient en alchimie avec le monde extérieur comme une fusion homogène avec la nature. Nous diffusions une partie de notre énergie spirituelle dans l’environnement proche et nous absorbions à l’inverse une partie de celle qui nous entourait. C’était une des essences même de notre pouvoir. En outre d'accroître nos capacités, cela nous ouvrait la porte de nouvelles sensations. Mais tout ceci avait une règle. L’équilibre. En libérant trop d’énergie nous nous affaiblissions. À l’inverse, si nous absorbions trop d’essence extérieure, notre organisme et nos capacités de discernement étaient altérés pour devenir dans le pire des cas un corps sans âme, un être primitif, dénaturé de sa propre conscience.

Pour ma part, ce rite quotidien me permettait parfois d'arrêter de penser, de souffler et d’évacuer une partie du trouble qui me rongeait de l’intérieur.

Lune et moi-même, nous étions donc positionnés en tailleur au milieu de ce jardin sommaire, et assaillis par la curiosité des paires pupillaires qui nous cernaient, nous n’avions que faire de notre apparente extravagance qui contrastait avec la cohue enfantine générale. La légère bise du vent susurrait, rafraîchissait les couennes et enveloppait nos énergies volatiles.

Je sentis sans trop tarder celle de Lune se propager comme une nouvelle caresse rassurante. Je quittai alors ma concentration méditative, j’ouvris les yeux et regardai ma camarade. Elle était là, à mes côtés, comme toujours. À chaque instant et à chaque épreuve qui rythmait notre quête futile. Son évanescence était remarquable, et à elle seule elle calmait les effluves négatifs qui pouvaient l’entourer, de telle sorte qu’un microclimat se façonnait autour d’elle, comme une atmosphère apaisante. Elle donnait l'impression de pouvoir léviter, et en l'occurrence, les mèches de sa crinière blanche montrèrent une prémisse d’apesanteur.

Elle insistait pour que l’on fasse ces séances malgré ma réticence, car son aura rassérénante m'imprégnait au travers de cet échange spirituel. Et à l’inverse, je relâchais une partie de cette énergie insidieuse qui me traversait un peu plus chaque jour. Cela me détendait. Parfois.

Avec tous ces petits hommes et leurs géniteurs aux alentours, cet exercice méditatif avait quelque chose de spécial et d’inhabituel. Les essences d’énergies qui nous traversaient étaient nombreuses et complexes. Nous aurions pu palper l’étonnement général dont nous étions à l’origine.

J’ouvris à nouveau les yeux. Ma sœur n’avait pas bougé d’un cil. Ou plutôt si. Il fallait l’avoir côtoyé depuis de nombreuses années pour déceler le froncement imperceptible qui naquit sur son visage. Ce visage si doux et si fort à la fois. Ce visage meurtri par la guerre.

Soudain, des images de heurts sanglants imprégnèrent ma tête fatiguée. Du sang, des larmes, des flammes. Des corps traumatisés, des visages inhabités. Autant de malheur que notre monde pouvait offrir aux pauvres créatures qu’il couvait. Ma concentration chancela et emporta avec elle le semblant de calme qu'il me restait.

Nous restâmes près d’une heure à méditer de la sorte lorsque ma sœur rompit notre mutisme sans quitter sa concentration pour autant.

  • Que s’est-il réellement passé l’autre jour ? Quand tu es allé enquêter au village des Fées et que je t’ai récupéré inconscient dans la forêt. Je te faisais confiance. C’est pourquoi j’ai accepté que l’on se sépare pour investiguer chacun de notre côté.

Mon esprit agité sortit de ses pensées fébriles.

  • Tu étais à moitié vivant, et tu es resté inconscient près de deux jours. Quand je palpe le lumen que tu évacues je me pose des questions. Tu m’as dit que tu avais rencontré un Mystique.
  • En effet.
  • Explique-moi. Tu l’aurais combattu ? Et tu aurais survécu ?

Je soupirai. De mes paupières alourdies s’échappa un regard désolé.

  • Aussi étonnant que cela puisse paraître ce Mystique m’ignora comme si j’étais un vulgaire parasite. Peut-être en étais-je un de son point de vue.

L’expression de Lune était interrogatrice.

  • Concernant les Fées, cela ne s’est pas passé comme prévu. Je dus les combattre. Puis j’ai rencontré le Mystique qui n’eut que faire de ma présence. J’ai perdu connaissance par la suite, vidé d’énergie.

Elle resta silencieuse.

  • C’est une énergie morbide que tu dégages.

C’était la première fois que Lune tenait des propos aussi durs. En réalité, ses propos étaient de plus en plus acerbes et ça concordait avec mon état d’esprit déclinant. Sa remarque me sonna. Des pensées et des souvenirs se mêlèrent à nouveau dans ma caboche usée. Je doutais. Je n’étais plus sûr de ce que je pensais, de ce que je pensais savoir ou de ce que je souhaitais. L’élimination de ces Fées m’avait laissé un goût paradoxal. Amer et ulcéreux. Comme un plaisir assouvi qui ne valait finalement pas tant d’écueils. Comme si cette finalité avait transfixié mon âme et laissé mes pulsions aussi acides que caduques. J’avais gagné une cicatrice viscérale qui ne guérirait pas.

Je relâchai toute ma concentration. Le regard sombre, dépourvu d’intérêt, je continuais de toiser le sol. Je dus paraître inanimé. Je l’étais, car je n’entendis pas l’humain qui nous héla par-dessus mon épaule.

  • Eh vous ! s’insurgea-t-il.

N’ayant plus d’ouï pour aucun stimuli extérieurs je ne réagis pas.

  • Je vous parle. Qu’est-ce que vous êtes en train de faire depuis tout à l’heure assis ici ? Vous étiez drôles au départ, mais vous commencez à faire peur aux enfants.

Un périmètre de sécurité s’était agrandi autour de notre emplacement. Sans changer de position, Lune s’excusa poliment et promit que nous n’en avions plus pour très longtemps. Quant à moi, je percevais ce qui se passait, mais sans l’intégrer et sans réagir.

  • Je crois que t’as pas bien compris comment ça allait se passer la borgne.

L’humain s'avança, se rapprocha et sua. Son corps n’avait pas l’habitude des énergies qui l’entouraient, et ce d’autant plus que je ne contrôlais plus mon état. Je restai abruti. Il s’était dirigé en priorité vers ma sœur, qui lui avait répondu, et finit par se trouver derrière elle. Il était plutôt bien bâti, sa tenue était sale quand ses mains témoignaient d’un travail rude et précaire. Celle d’un ouvrier.

  • J’te cause, ajouta l’humain. Tu pourrais te lever et me parler face à face.

Le front perlant, mais toujours volontaire, il posa une main sur l’épaule gauche de Lune. Et puis plus rien. Il vacilla et tomba de sa lourde masse sur le côté. Il était inconscient. Un mélange de cris et d’exclamations contenus grandit autour de nous. Le public exprimait une stupeur réservée, de peur d’être la prochaine victime des étrangers monstrueux que nous étions. Ce fut à ce moment que je redevins vigile et ce qui suivit s’enchaina rapidement. Lune parût effrayée. Elle réagit aussitôt et se pencha sur son prétendant malheureux. La foule méfiante s’était amoncelée autour du parc. Après quelques minutes l’ouvrier reprit connaissance. Lune s’excusa avec gêne et l’humain en question qui était encore sonné ne dit mot. Nous partîmes aussitôt.

°°Chaque être vivant dispose d’une énergie innée qui lui sert de source vitale pour son métabolisme. Chez les Oraï cette force peut prendre plusieurs dénominations : énergie naturelle, énergie spirituelle, essence et plus communément dans leur langage : lumen ou bien lumière intérieure.

Cette énergie se retrouve aussi dans la nature et les éléments dans sa forme la plus pure.

Ainsi, la nature, mais aussi tout être vivant émet spontanément une petite quantité de cette énergie dans l’espace proche qui l’entoure.

Avec de l’expérience et de l'entraînement, le lumen des individus peut croître, être contrôlé et être utilisé à des fins plus complexes que le simple fonctionnement de base de l'organisme. Il peut même être diffusé sciemment dans l’environnement. Inversement, l’énergie des alentours peut être captée. C’est le principe d’évanescence. °°

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