Partie 1 : Lune

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Nous retournâmes à l’auberge après cette mésaventure. Le patron nous interpella à notre arrivée pour savoir combien de temps nous comptions rester ici. Je lui répondis que nous étions là pour un certain temps encore. Il demanda alors une avance sur les nuits que nous allions passer ici. Ses propos étaient emprunts de soupçon.

  • Nous vous réglerons l’avance dès que possible. Nous venons d’être recrutés par l’ordre des éclaireurs.

Il me dévisagea d’un air béat et ne sut quoi répondre alors que nous montions à l’étage. Il semblait tiraillé par l'incrédulité de ce qu’il venait d’entendre et par l'inquiétude de ne pas percevoir une pièce de son dû. Personne n'annonçait avec tant de neutralité qu’il venait d'être recruté parmi les éclaireurs. Il nous imaginait succomber sans que nous puissions nous acquitter de nos nuitées.

L’horloge de notre chambre affichait une heure crépusculaire. Confuse, je restais adossée contre la porte de notre chambre que je venais de refermer. Mon frère s’était dirigé vers la fenêtre et regardait au loin. Je n’imaginais pas une seule seconde qu’il fût inquiet qu’on nous ait suivis jusqu’ici. Comme bon nombre d’entre nous, poser un regard vague sur les cieux était une attitude qu’il prenait lorsqu’il était songeur.

  • Je te croyais davantage maître de tes émotions.
  • Ce n’était pas volontaire. Je n’ai pas bien maîtrisé mon évanescence.
  • Ça m'étonne tout autant, enchaîna Mars.
  • Je suis moins infaillible que tu ne le penses, mon cher frère. J’ai été présomptueuse et sans m’en rendre compte mon lumen m’a échappé. Et notre protagoniste en a fait les frais. Il va bien c’est l’essentiel, tentais-je de me rassurer. Il est vrai que cela nous crée une mauvaise réputation, mais ce n’est pas comme si nous reposions sur une noble notoriété.

Accoutrés comme nous l’étions, nous attisions la curiosité et nous ressemblions bien à ce que nous étions. Des sortes d'aventuriers d’un ancien temps. Des nomades. Nos tenues en lanières de cuir ornées de plumes provenaient d’un savoir-faire ancien et étranger. Quant à nos capes courtes enroulées autour du cou, elles couvraient une partie de notre buste, mais elles étaient échancrées au niveau d’une des deux épaules, pour se prolonger plus en longueur dans notre dos. À l’intérieur se trouvaient des doublures dans lesquelles nous conservions certains ingrédients d’aventurier.

Je soupirai.

  • J’ai besoin de prendre l’air à nouveau. Je vais aller faire un dernier tour en ville et ramener de quoi manger. Je tâcherai d’être plus discrète. Que souhaiterais-tu pour te remplir la panse ?
  • Peu m’importe.
  • Que vas-tu faire ?
  • Je vais faire des étirements. Quant à ce soir, je rejoindrai le vieillard d’hier.

J’opinai discrètement de la tête et partis pour ma nouvelle quête. Dehors la lueur diurne qui s’estompait, se drapait d'une teinte orangée. En me baladant ce matin j’avais situé les centres de ravitaillement du secteur. Je m’y rendis.

La cité cachée de Kabir avait organisé d’une façon singulière le marché des denrées. Pas de commerces pour se procurer directement la matière première, mais des sortes de chapiteaux organisés qui délivraient à titre individuel des produits ou des repas tout faits. Ce système avait été instauré par souci d’équité et pour avoir une mainmise sur l'approvisionnement. En réalité, l'équité n'était pas le point fort de cette organisation. Il existait plusieurs files d’attente en fonction de ce que l’on souhaitait se procurer. Des légumes fanés, du pain rassis et vous iriez dans telle queue. Des plats préparés, des produits de qualité et vous iriez dans une autre file. Pour récupérer la marchandise, il fallait s’y prendre à l’avance, c’est-à-dire la veille, en achetant un ticket inscrit d’une lettre qui correspondait au prix payé. Il vous serait ensuite délivré le lendemain ce que vous souhaiteriez en fonction de cette lettre et des propositions du jour. Je disposais de deux tickets inscrits d’un B. Décidée sur mon festin du soir, je fis la queue.

Le mode de vie des Oraï et leurs apprentissages ne connaissaient pas la notion de monnaie. Après le Raz de marée, nos contacts avec les humains bien que sporadiques, se firent plus fréquents et nous dûmes nous adapter et nous approprier la valeur de l’argent. Un moyen d’échange comme un autre, mais qui pouvait concrétiser des inégalités entre les citoyens d’une même cité.

Nous maîtrisions bien cette méthode d’acquisition désormais, mais du fait de notre périple nous n’amassions pas fortune comme cela pouvait se dire chez les humains. S'enrôler auprès des éclaireurs nous serait bénéfique de ce point de vue là au moins, bien que cela ne fût pas notre objectif principal. Nous devions en apprendre plus sur les Atlants et leurs actes passés. Être en contact avec eux nous apporterait sûrement des réponses. Ou peut-être était-ce pour une tout autre raison que mon frère nous inscrivit.

Je songeais à lui. Mars. Que lui arrivait-il ? Son comportement et son lumen ne cessaient d’évoluer.

Jumeaux depuis la première lune, nous étions nés une nuit unique. Une nuit à la disposition astrologique particulière. Selon les anciens, une grande destinée attendait mon frère et notre naissance marqua nos débuts par un évènement tragique.

Père qui nous avait élevé seul, s'était chargé de notre éducation et nous avait inculqué l'idéologie et les différents principes des Oraï. Dès notre petite enfance, nous avions toujours été fusionnels avec Mars, et nous avions grandi dans une rivalité saine et une attention mutuelle. À la fois introverti et volontaire, il avait égayé mes journées par sa spontanéité qui s’approchait souvent de la naïveté. Il était audacieux et émerveillé face à la nouveauté. Discret et chaleureux à la fois. Nous avions beaucoup échangé sur nos expériences personnelles, en particulier lors de nos formations spirituelles. Et puis le monde changea. Notre monde. Candide que nous étions.

Aujourd’hui, ses pensées m’étaient impénétrables, mais son lumen ne mentait pas. Lui qui fut pourtant un disciple honorable de nos coutumes. Ces derniers temps, j’avais l’impression qu’il s’en éloignait de plus en plus. Il délaissait notre art.

Notamment tout à l’heure au jardin du lion, où, à nouveau, j’avais perçu une énergie sombre s’échapper de son être. Et puis sans prévenir, celle-ci s’était diffusée sans filtre, engloutissant tout ce qui était à sa portée. Ce n’était pas la première fois qu’il perdait le contrôle de son état évanescent, mais cela s’était aggravé au point que cette fois l’herbe même, sous laquelle il était assis, s’était flétrie. Puis cela eut été mon tour d’être envahie par cette essence à la fois étrangère et familière. Mais je n'eus pas été le seul être vivant aux alentours à cet instant là. Je n'eus donc pas eu le choix. J’avais dû me focaliser à l'extrême pour en absorber une partie et éviter qu’elle ne se diffuse aux innocents qui nous entouraient alors. Mais j’avais failli. Cela dépassait mes compétences. Absorber la densité de son lumen était un exercice fastidieux auquel je m’étais habitué, mais dans une certaine mesure regrettai-je. Si bien que lorsque cet homme m’eut interpellé, il m’avait fait perdre un soupçon de concentration. Et à mon contact, il avait encaissé une décharge importante d’énergie hétérogène.

C’était ma faute. J’avais fait le choix égoïste de ne pas me concentrer uniquement sur l’essence de mon frère en continuant d’absorber les énergies environnantes. J’avais eu peur. Peur que cette obscurité déteigne sur moi. Même en tentant d’équilibrer les fluides je fus dépassée. Le lumen de Mars était trop oppressant.

La queue pour le ravitaillement des denrées s’était clairsemée. J’étais perdue dans mes pensées. Que s’était-il réellement passé au camp de Fées ?

  • Madame, vous m’entendez ? Montrez-moi votre ticket.

Je m’exécutai en présentant mes excuses. J’échangeai donc mon bout de papier et celui de mon frère contre une spécialité locale qui n'avait de spécialité que le nom puisqu’il s'agissait d’une pâte à base de farine pas assez cuite, garnie de légumes et imbibée d’un jus gras.

J’errai seule dans les rues du village. J’espérai que découvrir la raison de la mort de notre clan ferait revenir le Mars d’antan. Nous voulions comprendre. Comprendre l’origine de cette extermination et pourquoi les Atlants n’étaient pas allés jusqu’au bout. Je souhaitais des réponses tout autant que mon frère. Mais quand je voyais où cela nous menait, je doutais du bien fondé de notre quête. L'ère des Oraï allait sans doute s’achever. Numériquement bien plus marginaux que les Hommes ou les Atlants, nous étions voués à perdre cette guerre.

Un petit homme heurta ma cuisse, ce qui m’extirpa de mes réflexions. Il devait avoir à peu près quatre ans et tomba avec maladresse sur le postérieur. Des perles lacrymales gonflèrent sur son visage. Je m’accroupis et souris maternellement à cet enfant, une main affectueuse posée sur sa tête. Je profitai de ce moment intuitif pour faire cicatriser une égratignure sur son coude de mon autre main. Quelques secondes plus tard, je l’aidai à se relever et il fit quelque de chose qui me pétrifia. Il agrippa ma jambe droite, l’air reconnaissant.

  • Mon grand, tu peux me lâcher maintenant, retourne auprès de tes parents, il se fait tard.

Sans plus attendre, ses parents déboulèrent mais je compris assez vite que ce n’était pas pour me remercier. L’enfant me quitta et accourut auprès d’eux.

  • Ne vous approchez plus de notre fils, m’ordonna sa mère.
  • Si vous retouchez à un seul de ses cheveux, j'appelle les gardes pour ensorcellement, enchaîna le père.

Prostrée, je les regardai s’éloigner d’un pas décidé. Ils avaient dû être témoins de notre spectacle au jardin du Lion.

En réalité, je n’étais pas surprise de cette réaction. J’avais appris à connaître la complexité de la nature humaine. Aveuglée par ses convictions, elle était sûre d’elle, autoritaire et douée d’une intelligence hétéroclite avec un penchant pour l'égocentrisme. Elle était pleinement consciente de ses faiblesses mais qu’elle déniait. Tout ce qu’elle ne comprenait pas ou qui était différent lui faisait perdre son assurance et lui apparaissait comme une menace potentielle, ce qui était souvent pourvoyeur d’une agressivité sans fondement. Il ne s’agit en réalité que d’un mécanisme instinctif, comme nous le retrouvions dans le règne animal.

Bien que notre culture nous ait inculqué un enseignement moins dépendant de nos pulsions et plus raisonné, je ne me considérais pas supérieure, à l’inverse de mes semblables.

Mon apparence ne pouvait pas inspirer de la confiance vis-à-vis de ces parents protecteurs pour la chair de leur chair, surtout après ce qu’ils avaient vu.

L’ensemble de ma tenue arborait des signes d'usure tout comme mon visage. J’avais perdu l’usage de ma pupille gauche. Une histoire ancienne. Depuis, une cicatrice segmentait mon visage de mon sourcil jusqu’au-delà de ma mandibule homolatérale pour se terminer au niveau de mon cou. Cela donnait l’être intriguant que j’étais et qui pouvait inquiéter les esprits méfiants. À l’inverse cela n'empêchait pas certains avisés de la gent masculine d’être intéressés par mon profil. Je m’amusais sciemment et avec respect avec ces âmes primitives, guidées par leur flair organique. Au moindre faux pas ou écart insolent je les anethésiais, le plus souvent en aposant une main sur leur thorax. En plus d’assagir leur sentiment impulsif, ils étaient traversés par une force insoupçonnée qui avait effrayé plus d’une âme effrontée.

  • Enfin, soupirai-je à nouveau en reprenant mon chemin, il est temps que je rejoigne Mars pour déguster ce festin frugal.

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