Partie 2 : Etincelle

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Cela faisait près de deux cycles lunaires que Père était parti pour sa quête. La saison chaude se rapprochait et la nature s’adaptait au gré de cette période de transition. Lune et moi même furent très occupés par nos entraînements respectifs. Nous nous arrangions pour que nos jours de repos s’alternent. Ainsi, à tour de rôle, nous nous occupions des tâches quotidiennes et plus particulièrement des repas. Nous revenions exténués de ces journées à s'entraîner, et nous étions bien heureux de retrouver notre jumeau à notre retour.

Nous échangions sur nos exercices et nos ressentis. Nous profitions ainsi de nos expériences mutuelles. Cependant, n'ayant pas la force de veiller, le monde des songes était le meilleur allié pour notre récupération et nous veillions tard avec exception. Nos conversations me permirent de constater la rapidité de progression de Lune quand de mon côté j’avais peiné à une maîtrise sommaire de mon lumen. Ses progrès furent ralentis lors de la seconde étape de sa formation ce qui n’était pas peu pour me rassurer. Elle réussissait tout avec brio là où moi je m‘échinais à progresser.

Nous participions toujours aux tâches communes du village sur notre jour de repos. Je fus même convoqué par Intercrus pour prendre part à la chasse il y a quelque temps. Plus expérimenté, j'appréhendais moins d’être acteur de premier plan et la traque se déroula sans difficulté, nous permettant de ramener de la viande de baktu à la réserve.

Un matin, alors que Lune partit tôt pour la parcelle de limpia, je décidai qu’il était temps d’ouvrir ma réflexion. J’entrepris de profiter de mon temps libre pour apprendre de mes aînés, sortir de ma zone de confort habituelle et m’éveiller à d’autres aspects de nos coutumes. Cela me donnerait d’autres horizons et m’aiderait dans ma progression spirituelle, m’étais-je dit.

En l'occurrence, l’art de la pêche était une activité subtile et pleine d’enseignement. Paraissait-il, qu’il s’agissait d’un acte gage d'une bonne maîtrise spirituelle. Plus jeunes, les quelques fois où nous nous étions aventurés à la tâche avec ma sœur furent des échecs sidéraux. Les poissons nous filaient entre les doigts à l’image de l’eau douce que nous troublions de nos agitations maladroites.

Je rejoignis deux Oraï plus âgés au niveau du fleuve Kipiro au nord du village. Il s’agissait d’Enara et Lipio. Chacun était installé sur un rocher débordant de la surface du fleuve. À genoux ils restaient immobiles, les bras dirigés vers l’étendue d’eau ; leurs paumes des mains effleuraient la surface liquide. Je pénétrai dans l’eau en amont de leur position avant de m’approcher et de choisir un promontoir similaire à quelques pieds des leurs. Je restai aussi silencieux que possible.

Ce n’était pas la première fois que j'observais mes semblables affectés à cette mission, et même si je ne fus pas surpris de leur incroyable fixité, j’admirais leur patience légendaire. Je notai que, malgré le contact de leurs extrémités palmaires avec la superficie aqueuse, aucun remous ne perturbait sa contenance parfaite. Ils semblaient être une simple continuité de celle-ci.

Je m’imaginais les imiter et rompre cette inertie paisible par mon manque d’adresse. Puis, lorsqu’un poisson remontant le cours d’eau tenta de se rapprocher de la surface, Enara réagit promptement pour saisir sa proie avant même qu’elle n’ait pu apercevoir le piège de sa prédatrice. Une fois bien saisie, d’un mouvement sec de l’index et du majeur joints, elle frappa l'arrière du crâne du poisson en question avant de le déposer dans son panier ventral qui la ceinturait par l’épaule à l’aide d’une anse en cuir. Sa perplexité ainsi que ses réflexes avaient été remarquables.

En amont du cours d’eau, à une cinquantaine de pas, se trouvait un village de Fée. Ces créatures, entre deux niveaux d’évolution, avaient quelque chose de mystérieux. Leurs corps humanoïdes à la fois musclés et féminins leur donnaient un aspect esthétique original. Les ornements d’écailles et leurs ailerons translucides voilés finissaient d’agrémenter cette allure hétérogène. Bien que leur culture et leurs habitations se tournaient vers le milieu aquatique, il n’était pas rare de les voir chasser les animaux terrestres des alentours. Les Fées étaient omnivores elles aussi. Et leur force naturelle les avait fait grimper en haut de l’échelle alimentaire. Il paraîtrait même que dans les temps anciens, elles avaient eu nos cousins humains comme proie. Ces pauvres hommes avaient bien évolué depuis.

Nos relations avec ces créatures d’eau douce étaient neutres. Il s’agissait pour nous d’une espèce parmi les autres, qui respectaient les lois de la nature. Nous les estimions comme une espèce évoluée bien qu’elles aient des coutumes particulières et parfois sauvages. Quoiqu’il en fussent, il n'y avait aucune animosité ou concurrence dans nos exercices de pêche même quand nous étions à proximité. Nous les observions, elles nous observaient. Nous nous respections. Aussi, entretenaient-elles des relations régulières avec les habitants des fonds marins. Les Atlants, dont je n’avais pas croisé l’ombre d’un des leurs depuis très longtemps.

Lipio attrapa une belle proie à son tour. Une guié. Un poisson goûteux de taille moyenne. Notre façon de pêcher était tout de même particulière. Le flegme devait être de mise, car la matinée passa et mes aînés n’avaient recueilli que cinq poissons à eux deux. Le plus dur n’était pas d'être patient ; cela venait en général avec le temps me dirent-ils. Mais il était surtout nécessaire d’avoir un bon contrôle de son lumen et des capacités sensorielles suffisamment développées pour se fondre dans l’environnement. Je comprenais ce qu’ils voulaient dire, mais je ne savais pas vraiment comment l’appliquer, moi qui n’était pas prédisposé dans ce domaine. Je ne m’épuisai pas à la tâche, mais j’avais au moins ouvert ma façon de voir le monde.

Soleil au zénith, je rentrai au foyer familial pour profiter de la météo clémente. Installé confortablement dans notre jardinet végétal, j’ingurgitai un fruit soyeux et sucré. Je récitai alors les différents muscles de notre anatomie et leur topographie - le muscle soléaire s’insère depuis la tête de la fibula ainsi que son bord latéral jusqu’au calcanéus, il permet la flexion plantaire et participe à la propulsion, Les muscles gastrocnémiens … - La théorie était maintenant bien acquise et depuis peu je commençais à diffuser mon lumen avec plus de précision.

La chaleur s’était installée ces derniers jours. Le derme bien tiédi, je rêvassais. Nous avions bien progressé, Père serait fier de nous à son retour. S'il rentre un jour, songeais-je sans être convaincu de mon interrogation. Le Gardien du village était un pilier, il ne pouvait disparaître. Il ne pouvait nous laisser. C’était notre père. Notre pilier à nous.

Un bâillement m’arracha de mes réflexions. J’envisageai que mon après-midi serait réservée à quelques séances d'étirements. Soudain, une agitation dans le village m’interpella. J'entendis des éclats de voix. Mes semblables couraient en tous sens et semblaient se regrouper. Je m'enquis rapidement de la cause auprès de Titania qui était en train de me chercher.

  • Un feu de forêt conséquent s’est déclaré à l’est.

Un feu ? C'était loin d'être la période la plus sèche de l’année, et même lorsque c’était le cas il s’agissait d'événements peu fréquents qui se régulaient assez vite. Les membres du village continuaient de s’activer et de héler leurs camarades. L’agitation régnait.

  • Tout le monde est mobilisé, ordre du Cercle. Suis-moi, tu es sous ma responsabilité.

Ce serait ma première expérience de combat du feu. Ce n’était pas quelque chose que j’attendais, ni quelque chose auquel j’étais préparé. De mémoire, depuis ma naissance notre peuple n’avait jamais eu à combattre un tel ennemi tant ils se faisaient rares et peu virulents. J’avais cependant peu de crainte. Nous étions le clan d’Orion, Titania serait à mes côtés et le feu ne m'effrayaient pas le moins du monde.

Une fois réunis au centre du village, certains membres furent désignés par Intercrus pour rester veiller sur les plus jeunes. Puis huit groupes de dix furent formés. Deux étaient composés exclusivement d’Oraï de type sensoriel et partirent sans délai sur les lieux pour recueillir plus d'informations. Il restait six autres escouades de composition hétérogènes. Dans mon groupe, hormis Titania, il y avait Amento notre cher cuistot, avec qui nous partagions ma sœur et moi-même une complice affinité. Il m’avait d'ailleurs fait un clin d'œil et offert un large sourire à mon arrivée. C’était un Ora imposant, aussi vigoureux que ses épaules étaient larges et son torse impressionnant. Il n’était ni grand ni petit, mais cette étoffe considérable lui donnait l’aspect d’un roc inébranlable.

Intercrus expliqua la situation. Il s’agissait d’un feu infernal qui ne cessait de gagner du terrain. Il aurait pris au nord-est à une quinzaine de lieux du village et se propagerait rapidement vers le sud. Sur place, avec les différents indices recueillis, chaque groupe aurait pour tâche de contrôler ou de ralentir du mieux que possible la propagation des flammes. Cette zone géographique était sous la protection et la responsabilité de notre clan. Nos semblables septentrionaux du clan de Céphée se trouvaient être nos alliés les moins éloignés, mais tout de même à deux sôls et demi de distance. Un émissaire était déjà en route pour les avertir et solliciter leur aide dans l’hypothèse que le brasier ne puisse être contrôlé.

  • Mes sœurs, mes Frères, mes Enfants. Notre habitat se consume. Nous sommes les âmes et les protecteurs de celui-ci. Nous combattrons jusqu’à notre dernier souffle si nécessaire.

Notre départ n’attendit pas une minute de plus. Ces paroles graves de la part d’Intercrus avaient aiguisé l'appréhension et la motivation de chacun.

Déterminé, je suivais le groupe, en essayant de tenir la cadence. Mon corps n’avait pas encore atteint sa maturité physique, et je craignais d'être distancé par mes camarades qui couraient, bondissaient et sautaient à vive allure, par-dessus tronc, feuillages, et fossés.

C’était l’occasion de mettre en pratique mon entraînement. Au train de course je distillai comme je pouvais mon lumen dans mes membres inférieurs pour gagner en force et en explosivité. Connaissant ma maîtrise grossière, le résultat fut imparfait, mais ce faisant, je ralliai tout de même mes alliés. D’un regard, Titania m’aperçut et me félicita d’un signe de la tête. Plutôt fier de ma prestation, et encouragé par ce mouvement collectif autour d’un but commun, je me sentis plein de confiance. Prêt à performer. Prêt à combattre notre ennemi. Un brasier sans précédent auquel je ne m’attendais pas sur l’instant.

Ma témérité laissa ensuite place à un détail important.

  • Où est Lune ? demandais-je à Titania entre deux respirations.
  • Elle est à la parcelle de Limpia, ne t’en fais pas. Intercrus a pensé à tout. Son groupe est parti dans sa direction et elle les rejoindra. Le feu est encore trop éloigné pour qu’elle fut en danger.

Je laissai échapper un soupir de soulagement. L’agitation générale m'avait presque fait oublier mon alter ego.

             

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