Partie 2 : Réconfort

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Il n’y eut pas de nouveau désagrément jusqu'à notre arrivée au village. Le trajet s'était fait dans un mutisme total. La pluie s’était finalement tarie et le déluge avait évité notre secteur. Papa avait retrouvé son air habituel. Pourtant, une minime préoccupation dans son regard ne pouvait m’échapper. Aegir était revenu à lui quelque temps avant notre arrivée.

Nous déposâmes notre butin dans la réserve commune. Nos spécialistes se feraient une joie de cuisiner un repas digne de nos astres pour ce soir. Je ne doutais pas que nos prodiges culinaires, Prius et Amento, eussent déjà élaboré des préparations de choix, mais nous leur procurions de quoi étoffer leur banquet. Je sentais mes papilles s’émoustiller rien qu’en imaginant les saveurs de leurs préparations.

Ce soir était une soirée spéciale. Nous allions changer d'ère constellaire, synonyme de changement de saison. En cette période de l’année, c’était la constellation du Sagittaire qui allait prédominer. Une fête était donc organisée comme à chaque mutation céleste.

Je déposai sans délicatesse Mars dans son lit. Je n'avais pas la force de nos aînés et mon frère était plus lourd qu’il n’y paraissait. Il était encore inconscient, mais son visage transcrivait un calme bien mérité. Quant à Papa, qui me l’avait confié sur le dos un instant plus tôt, il avait suivi Intercrus et m’avait conseillé de me reposer dans notre foyer. Je n’étais pas contre, je devais me ressourcer. Mais j’avais besoin de respirer et je choisis de quitter le toit familial pour me diriger vers l’étang à proximité du village. C’était mon lieu de prédilection lorsque j’avais besoin d’introspection.

Je traversai notre hameau qui était en effervescence. La gaieté et l’impatience de chacun étaient palpables, à tel point que je faillis oublier la raison pour laquelle je voulais m’isoler. Dioné, un camarade plus jeune d’à peine quelques solstices me fit un signe timide de la main.

  • Votre traque s’est-elle bien passée ? osa-t-il à mon approche.
  • Oui. Iloma, le remerciai-je.
  • Tu sembles fatiguée.
  • J’ai besoin de calme avant de célébrer nos astres comme il se doit. À tout à l’heure Dioné, lui assurais-je pour faire pardonner mon comportement évasif.

Il comprit mon désir implicite et je m’éloignai du tumulte festif.

Adossée contre l’écorce ciselée d’un tripius, je rêvassais. Ces arbres étaient courants sur le pourtour des points d'eau. De petite taille, ne dépassant que rarement les quelques mètres, ils disposaient d’un large réseau de racines sillonnant en profondeur jusqu’à trouver une source minérale. Leur tronc d’épaisseur moyenne se scindait très tôt pour donner deux ramifications principales de gros calibre, elles-mêmes rapidement divisées en branches puis en rameaux courts, ce qui leur conférait une modeste hauteur. Leur habillage d’un feuillage filiforme pourpre et tombant donnait l’aspect d’une dualité de couvertures naturelles et symétriques.

L’obscurité commençait à s’installer. Je voyais au loin les nuages qui nous avaient menacés plus tôt dans la journée. Les derniers rayons du soleil perçant exploitaient le temps qui leur restait pour se teinter d’une couleur orangée, ce qui peignait si bien l'horizon crépusculaire. Je profitais de ce chaleureux spectacle qui se reflétait sur la surface du lac. Les oiseaux locaux commençaient à retourner dans leur nid douillet. Les tripius n’abritaient pas ce type perchoir du fait de leur portée trop proche des prédateurs terrestres. Cela ne m’empêcha pas de reconnaître les quelques espèces ailées se préparant pour la nuit ni leur chant du crépuscule aux tonalités musicales si apaisantes.

La quiétude qui régnait me permit d’évacuer les angoisses résiduelles et de bercer mon âme en peine. J’étais restée nerveuse et hébétée jusqu’à ce que je retrouve ce havre de paix. Je n’avais jamais vécu de situation comme celle qui s’était déroulée. La puissance des essences libérées avait ébranlé aussi bien mon corps que mon esprit.

Des interrogations me restaient. Je me rassurai et me déléguai de celles-ci. Il ne s’était finalement rien passé. Il devait y avoir eu un simple différend ou une incompréhension. Je conclus que cela regardait Intercrus et les membres du cercle. Ils étaient nos guides et garantissaient notre prospérité après tout.

Cette assemblée était composée de nos plus sages aînés. Ils étaient investis de missions locorégionales différentes et jouaient un rôle prépondérant dans les prises de décision générale. Parmi eux se distinguait l’Élu du village ainsi que son gardien. Respectivement Coéo et Neptune, notre père. Et puis à leur tête se trouvait Intercrus.

Le ciel se drapait de sa couverture nébuleuse. Le soleil n'était plus. Il confiait la garde de notre terre jusqu’au lendemain matin à sa plus proche cousine.

Je restai bien installée sous mon tripius attitré, et je décidai de me focaliser sur mon lumen. Une fois bien diffusé, je ressentis sa chaleur et son pouvoir. Mes sens se décuplérent et la porte d’un univers infini de sensations indistinctes s’ouvrit. Certaines choses m’étaient encore impénétrables, mais sous l’influence de ma lumière intérieure je me sentais investie d’une confiance et d’une force invisible. Tant et si bien que je perçus l’approche de quelqu’un à quelques pas de mon poste de retraite.

  • Salut niya.

C’était Titania. Elle nous retrouvait toujours en toute circonstance mon frère et moi.

  •  Tu es venue me chercher pour la fête constellaire ? lui demandai-je en me tournant vers elle.
  • En partie. Je sais que tu ne rateras les danses rituelles pour rien au monde. Je venais pour discuter.
  • De quoi veux-tu discuter ?
  • Il paraît que la chasse a été fructueuse et que tu t’es bien débrouillée. J’en aurai mis ma natte à couper. 

Je souris à sa dernière déclaration. Titania avait l’essentiel du crâne rasé. La quasi-totalité. Mais de son front jusqu’à la base de son crâne naissait une épaisse natte tressée à trois brins de couleur brune. Elle était si longue qu’elle se déployait jusqu’à son bassin. Et quand on connaissait la taille de Titania on pourrait confondre cette natte avec un objet de punition. Jurer sur celle-ci était pour elle signe d’une confiance extrême.

Je m’étais tournée à nouveau vers elle : «  Arrête tes bêtises ».

  •  Je plaisante. Mais si tu t’étais ratée je t’aurai fouetté avec.

Je lui concédai une nouvelle musique amusée. Nous restâmes un instant silencieux. Puis elle vint s’asseoir à mes côtés.

  • Un tripius. Tu n’as pas choisi l’écorce la plus douce.
  • Je sais. Mais ces petits arbres sont coriaces, astucieux et originaux. Ils m’inspirent.
  • Je vois. Tu es plus subtile que moi. C’est peut-être pour ça que tu es de type sensoriel.
  • Comment le sais-tu ?
  • Je le sais depuis ton entraînement.
  • Tu ne me l’avais pas dit. 

Elle hésita avant de m'avouer : « Neptune souhaitait que je ne t’en dévoile pas trop. Et pour être honnête jusqu’au bout, c'est lui qui m’a demandé d’être ton initiatrice. C’est aussi lui qui en a convaincu les autres membres du cercle ».

Je ne répondis pas. Je méditais. Les jumeaux étaient exceptionnels chez les Oraï. Je n’en connaissais pas d’autres. La tradition voulait que la période d’initiation spirituelle se fasse à notre âge et en cette période de l’année. Il était d’usage que ce soit un parent qui enseigne les prémices et guide son enfant à l’éclosion de son lumen. Il s’agissait en général d’un long voyage aussi bien exploratif qu’introspectif. Notre père avait dû trouver une alternative pour que nous soyons formés simultanément avec Mars. Titania faisait presque partie de la famille pour nous. Cette décision était donc pertinente.

J’expirai avec largesse. Il me semblait que père avait toujours un coup d’avance et qu’il gérait beaucoup de choses dans l’ombre. Il était à la fois si protecteur et si distant. Si expressif et si mystérieux. Même pour nous, ses propres enfants.

  • Je peux te poser une question Titania ?
  • Je t’écoute.
  • Intercrus serait-il notre grand-père ? Est-il le père de papa ? ?
  • Pas tout à fait. Intercrus est le parent de votre mère.
  • Tu ne nous l’a jamais dit.
  • Ce n’était pas mon rôle.

J’émis une nouvelle vocalise soupirative.

  • Cela fait beaucoup d'émotions en un seul sôl.

En cette journée pleine de sensations, mes humeurs étaient mouvantes et mes sentiments labiles. Une part de moi était réjouie d’apprendre que j’étais la petite fille d’Intercrus. L’autre partie était surprise de ne pas l’avoir su plus tôt, mais j’étais surtout gagnée par la tristesse qui transitait en moi comme à chaque évocation de cette mère que nous n’avions pas connue.

Elle avait donné sa vie pour nous mettre au monde. Père nous en parlait souvent. Nous lui faisions souvent penser à elle. Elle se prénommait Théïa. Elle était belle, dotée d’une chevelure brun-rouge et douée d’une grande force de conviction, père disait qu’elle savait le stimuler et le remettre sur le droit chemin lorsqu’il s’égarait. Ils étaient complémentaires, ajoutait-il souvent. J’aurais aimé la connaître. Mais dans notre malheur, nous avions notre chère Titania.

Cette dernière dut ressentir l’émotion qui me traversait. Nous regardions toutes les deux au loin. Elle me prit par les épaules et me pressa contre elle. Ma tête vint se blottir contre son épaule dénudée. Elle qui ne portait qu’un simple gilet en cuir sans manche.

Son épaule était musclée, tiède et réconfortante. J’eus l’impression que ma faible masse était insignifiante à côté de cette force de la nature qu’était Titania. Je ressentais son cœur pulsait avec calme et lenteur. Elle avait perdu un parent jeune elle aussi. Son père. Sans que j’en connaisse l’origine. Elle savait ce que l’on pouvait ressentir. Mais elle n’avait pas de grande sœur sur qui reposait sa lourde tête.

  • Tu es une Ora fantastique Lune. Tu seras à l’image de tes parents et grands-parents.

Je m’étais écartée de son étreinte et la fixai droit dans les yeux.

  • Oui. Je deviendrai la prochaine Gardienne du village !

Les yeux de Titania rirent. Je ne lui précisai pas que je souhaitais aussi tout faire pour lui ressembler. La dernière fois que je le lui avais souligné, elle avait eu l’air honorée, mais n’avait pu s'empêcher de me moquer. Mes cheveux n’auraient pas les caractéristiques nécessaires pour faire une natte de bonne envergure. Ce n’était pas ce que j’avais voulu insinuer, mais elle l’avait très bien saisi.

  • Je pense que tu es de type renforcement, lui dis-je sans transition.
  • Exact, dit-elle sans surprise comme si elle s’attendait à ce que je le devine. Tout comme notre cher Mars.
  • Oui. Vu ses capacités, il ne peut en être autrement.
  • Celui-ci deviendra aussi un grand Ora. J’ai hâte que vous progressiez tous les deux et qu’on puisse se mesurer. 

Je crus percevoir des flammes dans ses yeux noirs, ou du moins de l’excitation et de l’impatience. Les Oraï étaient des combattants dans l’âme et ils aimaient s’entraîner pour dépasser leur limite. Leur art martial unique donnait un style de combat incroyable et ils n’étaient pas rare de voir des confrontations amicales entre les membres d’un même village. Moins avec d’autres espèces évoluées, songeais-je.

  • Il s’est passé autre chose lors de notre mission. Nous avons rencontré un petit groupe d’Atlants.

Je lui contai cet événement et notre altercation.

  • Je vois. Je comprends pourquoi le cercle a organisé une réunion au dernier moment.

J’énonçai ma frustration et ma culpabilité : «  Je n’ai pas pu rester auprès des miens. J’ai été faible. »

Elle soutint mon regard avant de répondre. « Niya… Ce n’était pas ton rôle. Le cercle est là pour ça, pour nous, pour le village. Tu débutes tout juste dans notre art, et tu es déjà prometteuse alors que je ne t’entende plus te dévaloriser. Un jour viendra où tu guideras le village, mais cette heure n’est pas encore venue. »

Ma tête tomba à nouveau lourdement contre son épaule. « Oui tu as raison. Mais je reste inquiète malgré tout. Peut-être que mes capacités sensorielles en sont la raison, comme si j’avais absorbé et gardé en moi toute cette tension. »

  • Tu peux ressentir des choses qui m’échappent, oui.

Une pensée, un frisson me parcoururent. J’aggrippai de mes deux bras le biceps saillant de Titania.

  • Ne t’en fais pas. Je serai toujours là.
  • Merci Tita.

Nous jetâmes à nouveau notre regard par delà l’étang sauvage. Le corps de Titania était chaud, sa présence réconfortante. Une légère bise volait. Mon tripius dansait et la faune ailée s’était tue.

  • Selon ma mère, certaines espèces auraient des comportements différents ces derniers temps. Pour ce qui est des Atlants je ne me fais pas de sang de nimbe. Nous avons certes moins d’échanges avec eux, mais nous sommes leurs semblables terrestres et ils ne sont pas une race guerrière. Il doit y avoir une explication.
  • Oui, tu dois avoir raison.
  • Si j’avais été là, ils auraient réfléchi à deux fois avant de vous interpeller.

Titania ne changera jamais. Elle n’avait peur de rien et avait le goût du combat. Je pouvais sentir l’aura de son lumen frémir. Elle était superbe.

  • Allez, rentrons au village, ne ratons pas les festivités. Je ne veux pas manquer la parade.

°°Iloma est un terme employé par les Oraï pour remercier. Quant à niya, cela signifie astéroïde de petite taille qui est une désignation commune pour s’adresser à un cadet°°

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