La mobylette bleue

7 minutes de lecture

Julien regarda sous lui le vélo qui miroitait de toutes ses couleurs électriques, puis sous le guidon, équipé comme un tableau de bord, le pneu noir et épais qui s’enroulait à l’infini. De petits feux s’étaient allumés dans ses yeux. La route bordée, de part et d’autre, de haie d’herbes printanière tendre et verte, fraîchement coupées, conduisait dans le délicat déclin du jour à l’entrée d’un lieu-dit paisible. Il entra dans le petit rassemblement de maisons largement espacées et séparées par des jardins, des potagers méthodiques et des rangées d’arbres fruitiers, habillés de bourgeons blanc et roses, dont les ombres tapies à leurs pieds regardaient le ciel attendant la venue des étoiles. Il dépassa les maisons sans rencontrer âme qui vive, et sans entendre un bruit. Le temps de la journée était entre la rentrée du travail et la fermeture des volets pour la nuit. Les commerces allaient commencer à fermer dans ce monde rural, et comme une ruche dont seulement quelques abeilles tardaient à rentrer, sur le seuil, l’agitation s’affaiblissait. Il traversa presque sans s’en rendre compte le hameau. Il avait bien entrevu les maisons défilées sur les côtés, mais le vélo captivait toute son attention ; pour le conduire, mais il savait déjà conduire un vélo, il avait juste un peu peur de l’abîmer et puis cet étonnement stupéfait et émerveillé en même temps de conduire une si belle machine et d’être entré involontairement dans une histoire aussi inattendue. Trouée de lumière, en taches joyeuses, la route s’allongeait dans la douceur du soir. De chaque côté, de hautes haies d’arbres qui délimitaient les bocages, percées de barrières qui laissaient entrevoir dans le soleil couchant ; des près, des champs et d’autres enceintes bocagères, l’accompagnaient sur le ruban gris qui filait droit devant lui en s’abaissant et en remontant en vagues au loin. Il connaissait bien les distances puis chaque côte et chaque virage. À pieds, il aurait pensé à autre chose ; le temps que le temps et la distance se passent comme disait son père. Plongé dans le plaisir de conduire sa machine, la route défilait, il ne sentait aucune vibration, juste un doux roulement agréable avec un léger son bas et ronronnant qui semblait provenir des roues. Les premiers virages arrivèrent après les vagues de côtes et de descentes où la vitesse augmenta encore. La vue se dégagea sur sa droite, il longea une série de prés vides d’animaux et d’abreuvoirs abandonnés et miroitants dans l’heure approchante de la traite. Sur la gauche de la route où les haies avaient continué leur garde, et où des rayons de soleil butaient encore dans les dernières résistances du jour, il distingua une petite silhouette bleue qui s’agitait dans le fossé et qui s’approchait en grandissant. La silhouette bleue était prolongée d’une lance en bois terminé par une faucille, courbée et élégante, qui balayaient rageusement, en larges demi-cercles, les minces ramures qui s’enfuyaient avec effroi des arbustes de la haie. Le tout s’agitait, mais pas trop. Il reconnut le père Perru, le cantonnier. Sa mobylette bleue, garée à quelques mètres, ce qui laissait deviner le modeste travail abattu depuis, était perchée sur sa béquille centrale à deux pieds et équipée sur le porte-bagage de son inséparable cageot à hautes lattes de bois cerclés, fixé par des vieux tendeurs décolorés. Les deux éléments étaient indissociables du reste tant leurs silhouettes et leurs ombres se confondaient dans l’esprit des habitants. Le père Perru était le cantonnier du regroupement de villages. Vieux, mais sans âge, petit, les cheveux luisants, poivre et sel qui lui tombaient sur le cou, mince et flottant dans sa salopette qui avait été un jour, bleue, complète et non rapiécée : il était ridé et buriné par le soleil et le tanin. Ses yeux bleus délavés et un peu vitreux sous la casquette qui avait dû être bleue aussi, fixaient les choses sans les regarder et avoir son attention y allumait une étincelle d’intérêt qui animait tout son visage. Il était rarement sobre et sa silhouette sur sa mobylette louvoyante et titubante sur les routes du coin faisait slalomer les automobilistes qui se mettaient quelques instants à prier et l’équipage pétaradant s’éloignait en serpentant, sans jamais tomber ou presque, jusqu’à la prochaine cave à vin d’une connaissance bien aimable ou d’un café à l’assemblée cordiale et compréhensive. On le trouvait souvent, les débuts d’après-midi d’été, aux quatre coins du territoire, faisant la sieste, allongé sur le bas-côté, ou dans le fossé. Seule alors la mobylette indiquait s’il était tombé ou non. Des passants redressaient alors la machine et s’assurait qu’il reposait tranquillement et on le voyait plus tard continuer à couper, faucher, attendant que quelqu’un s’arrête pour entamer une nouvelle pause et s’alimenter en commérages locaux. Julien apparut dans son champ de vision. Julien ralentit et s’arrêta avec précaution près de lui. Perru s’interrompit et se tourna vers le gamin, la lance s’abattit dans le fossé. Il le regarda. D’habitude, les jeunes ne s’arrêtaient pas.

— Salut petit. Dit-il. T’as débauché ?

— B’jour Monsieur Perru, oui, je rentre.

— Ah bé, c’est bien. Bonne journée ?

— Oui, on a du travail, on ne chôme pas en ce moment.

Perru plissa les yeux, intéressé et vaguement intrigué par ce qu’il voyait. — T’as un bien beau vélo dit donc, je te connaissais pas là-dessus. » Il connaissait tous les gamins du coin et tous leurs vélos. Il avait même souvent connu leurs pères au même âge.

— Oui, c’est un drôle d’histoire qui m’arrive, personne ne me croira.

— Raconte toujours, dit Perru, les yeux soudain aiguisés comme une lame tranchante.

Tout en l’écoutant, il entreprit un autre chantier, qui menaçait de l’occuper un moment, s’inquiéta Julien, rouler une cigarette de ses mains tremblantes. En tremblotant, le papier jaune s’enroula sur du tabac très brun qui s’éparpilla, entre ses doigts, et sembla refuser de se laisser enfermer.

— Ah, mais, c’est y que ça va venir. Grommela Perru, alors que l’ensemble se désagrégeait entre ses mains sans jamais avoir été très unis.

Une pratique courante chez les anciens, pensa Julien, que des copains à lui tentaient de reprendre et de répéter les gestes en s’appropriant les attitudes d’un âge mûr. Le temps s’était suspendu et leurs deux regards suivaient l’hésitante et aléatoire manipulation avant que le temps ne libère sa respiration et que les choses poursuivent leurs cours.

— Nom de dieu, de nom de dieu, ça va-t-il venir enfin. Dit Perru.

Presque soudainement, le rouleau se forma et enveloppa le tabac qui disparut dans le papier jaune maïs, dans un rouleau inégal, mais qui semblait tenir. Ils furent surpris tous les deux de ce dénouement inattendu. Perru humecta généreusement le bord de la feuille, laissant entrevoir des dents plus brunes que le papier. Il referma le tout en le roulant délicatement. Sa main libre se dirigea vers la poche et s’engouffra pour en ressortir un briquet cadeau promotionnel du café tabac. Il alluma la cigarette d’où s’éleva une fumée bleu et gris si épaisse qu’elle ne donnait pas le sentiment de vouloir s’élever. Perru releva la tête et regarda Julien.

— As-tu l’heure petit.

— Il est moins le quart, répondit Julien qui remarqua également la date et l’heure sur la grande tablette LCD du vélo, en même temps qu’il regardait sa montre.

— Ton histoire, alors. Demanda Perru qui étonnamment, revint au fil de sa pensée en suivant le regard de Julien s’attarder sur la tablette.

Julien lui décrivit brièvement sa trouvaille. À chaque étape, Perru inclinait la tête pour finir par le regarder la tête baissée et les yeux levés dans leurs orbites, à toucher ses sourcils. Il pensa. Une idée bien originale qui lui a pris. Personne ne se serait bien soucié de le laisser où il était et encore, j’en connais plus d’un qui l’aurait embarqué sans plus de cérémonie. Il va se créer des problèmes du coup le petit à être si honnête. On ne peut pas lui reprocher non plus. En-tout-cas, il n’est pas sorti des embêtements. Il aurait mieux fait de ne pas s’en préoccuper. Julien termina son histoire par un dernier commentaire.

— On n’a pas idée de laisser un vélo comme ça, pas attaché.

— Tu ne peux pas le ramener. Dit Perru. Que veux-tu en faire ? C’est à son propriétaire de s’en préoccuper, pas à toi.

— Ben non, maintenant que l’ai emmené, je ne vais pas le ramener et puis il commence à se faire tard et je suis à pied. Non, je vais continuer.

— T’es bien trop bon, méfie-toi que ça ne t’attire pas plus d’ennui. C’est vrai qu’il est pas mal du tout ce vélo. On va te remarquer quand tu vas rentrer, il ne passe pas inaperçu. Tu ferais peut-être mieux de le signaler à la gendarmerie si demain matin, tu n’as pas de nouvelles à l’atelier et que personne n’est venu le réclamer. Au moins, tu seras couvert, ce sera toujours ça.

— Oui, c’est une bonne idée que vous me donnez. Julien se dit qu’il n’avait pas tout perdu à s’arrêter dire bonjour. Oui, c’est une bonne idée. Répéta-t-il, en poussant son vélo sur la route, il faut que j’y aille. Julien regarda Perru qui ne le retint pas.

— Merci m’sieur Perru, bonne soirée.

— Salut petit, bon courage. Toi aussi, bonne soirée.

Perru le regarda s’éloigner dans le soleil rasant qui allongeait l’ombre des barbelés des clôtures sur la route, la zébrant dans toute sa longueur comme une piste d’athlétisme en noir et blanc. Je l’avais jamais vu celle-là encore. Il est bien gentil, mais à être trop gentil, on se met dans des tracas, se dit-il, en ficelant sa perche et la faucille pour pouvoir les tenir sur le côté de sa mobylette en roulant. Pas bien pratique cet attirail pour m’arrêter boire un canon ce soir. Perru avait le sens des priorités. J’vais le laisser derrière la haie, personne ne le trouvera d’ici demain matin. Sinon, eh bien tant mieux pour lui, il n’aura pas fait une affaire. Il regroupa ses affaires dans le cageot et bascula vers l’avant sa mobylette. Il l’enfourcha et ses jambes maigres, flottant dans la salopette, moulinèrent énergiquement et une pétarade emplit l’atmosphère tandis qu’il s’alignait, par une trajectoire indécise, dans un couloir sur la route.

Annotations

Vous aimez lire ediedenis ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0