Les étourneaux
La journée passait lentement. Près d’une haie, j’entends maman, la voix sort dans le jardin par la porte-fenêtre ouverte.
— Sois gentil, je veux te voir alors ne bouge pas de ce côté du jardin pour que je te voie.
Le voisin ressent plus qu’il ne la voit près de lui, derrière la paroi sombre des sapins, une grande ombre grise et imposante presque sans forme, immobile, mais qui les suit en glissant sur la haie. Au-dessus de l’ombre surmontée d’une tache ronde, un éclaircissement dans la masse verte laisse deviner une tête. Il parle en s’écartant ostensiblement de la haie de sapin.
— Il n’arrête pas de geindre celui-là, toute la journée, toute la journée, c’est sans fin. Tu peux ramasser les feuilles si tu veux, j’ai fini ce côté.
— La voisine lui répond. Oui, je vais le faire. Laisse-le tranquille, ne t’occupe pas de lui.
— Qu’il ne s’occupe pas de nous alors, pourquoi il vient toujours où on est.
— Tu sais bien qu’il va toujours vers la compagnie. Il a toujours été comme ça. Depuis tout petit. Laisse-le, il ne fait pas de mal. Dit-elle sans lever la tête et sans s’interrompre. Tu ne te rappelles pas quand il était petit, il s’accroupissait pour essayer de regarder par-dessous les sapins où il y a moins de branches. Il ne le fait plus. Depuis très longtemps, je ne l’ai pas vu le faire. C’est ainsi, mais il n’est pas méchant, tu le sais. Laisse-le tranquille. Dit-elle toujours sans relever la tête.
Le voisin ne répondit pas. À chaque réponse, l’ombre s’arrêtait puis, après un silence, reprenait son gémissement.
Julien s’était éloigné et entrait dans les premières maisons du bourg dans l’or couchant qui blondissait le paysage et dorait la route sous lui. Une angoisse sourde lui monta de la poitrine et lui serra la gorge. Je n’aurais pas dû lui en parler. Il va le raconter partout. Il essaya de se rassurer, demain matin ce devrait être réglé. Se dit-il. Soudainement, le poids de cette histoire lui pesa. Il eut hâte d’arriver. Il longea un carré de vignes près du château. C’est ainsi qu’on l’appelait. C’était une vaste demeure élégante du 18e siècle qui avait connu la révolution française. La duchesse du Berry s’y était réfugiée avant d’être retrouvée. La marque d’une main ensanglantée, une petite forme grise sur un mur de l’escalier, le prouvait, son copain lui avait montré. En fait, son copain n’y venait que les week-ends et les vacances, visiter sa grand-mère, descendante d’une vieille famille aristocratique. Mais la légende était tellement ancrée dans la mémoire de la famille qu’elle avait fini par s’installer comme un fait historique dans le village. Il entendit des tirs. Des tirs légers de carabine de loisir 4 ou 5 mm, pas des tirs de chasse, très prisée ici pour chasser les animaux nuisibles qui dévastaient les cultures, il en avait déjà utilisé. Une volée d’étourneaux étourdissants le survola et couvrit d’une ombre mouvante la route comme une immense nuée d’insectes. L’ombre s’éleva, grimpant les murs, descendant des toits, glissant et filant comme un tissu soyeux qui s’enroule, s’enlace et se défait comme une caresse. Le murmure des oiseaux dans le ciel. Se dit-il. Une phrase d’une dictée qu’il avait toujours aimée. Dans un concert de cris stridents, le nuage d’ailes ombragées disparut dans l’hospitalité d’un grand arbre feuillu. La quiétude s’installa en quelques instants. Un second tir retentit, le nuage agacé s’envola à nouveau, les cris s’atténuèrent tandis que l’ombre somptueusement recouvrait de mille et un dessins chatoyants comme des reflets tous les endroits que le ciel peut atteindre. Julien s’approcha sur un côté du château d’où l’on pouvait voir une partie du petit parc qui avait été conservé, il mit un pied-à-terre. Il savait déjà ce qu’il allait y trouver. Il aperçut son copain avec son petit frère. Ils regardaient vers le haut. Ils étaient près des bordures de buis qui dessinaient sur la pelouse entretenue des courbes et des droites qui guidaient le regard et composaient un tableau floral et élégant autour d’eux. Ils ne l’avaient pas vu. Il comprit instantanément la situation. Ils étaient plongés dans l’observation d’un fil noir tendu entre un poteau de la rue et un pignon du toit à une des extrémités du château.
Arrête de geindre dis, tiens-toi tranquille, c’est usant à la fin. Il n’y a rien, pourquoi tu gémis encore. Tu n’es pas bien avec moi. On se promène, tu aimes bien te promener, non. Regarde les voitures qui passent. Me dit-il. Les choses bougent sur le chemin noir. Le bruit vient puis s’en va. Il n’y a plus rien puis il y a quelque chose. Les choses ne restent pas. Elles courent ailleurs très vite dans le bruit que je n’aime pas. Je me mets à pleurer. Viens, on va derrière la maison, tu ne les entendras plus. Nous marchons, l’ombre vient sous moi. Je la regarde. J’arrête de pleurer.
— Eh, qu’est-ce que vous faites. Demanda Julien qui le savait très bien.
— Ah Julien, c’est toi. Répondit son copain. Tu rentres, t’as fini ton travail.
— Oui, vous faites quoi, c’est vous qui tirez ?
— Oui, je lui apprends à tirer. Il indiqua de la tête son petit frère qui lui arrivait à l’épaule. Je lui laisse pas le fusil, il n’a pas le droit, dit-il, pour se dédouaner d’une instruction familiale ferme et non-négociable. Mais j’lui apprends. Julien n’apprenait rien lui. Tout le monde, enfin de son âge, contournait ces réglementations arbitraires dont un fin duvet au-dessus de leurs lèvres justifiait à leurs yeux l’émancipation.
— Vous avez eu quoi, des merles ? Demanda Julien.
— Non, là, il n’y a que des étourneaux. En plus, ils reviennent tout le temps. C’est comme au Ball-trap.
— C’est pas intéressant les étourneaux, y’a rien à manger. Il en faut trop.
— C’est pas pour la viande, c’est sûr. Non, c’est juste pour lui apprendre à tirer. Mais tu vois le fil, là, on l’a touché, il l’a pas loupé, tu vois l’écorchure ?
Les oiseaux se posant sur les fils de téléphone offraient une cible parfaite pour l’exercice et avec un peu de chance pour agrémenter les repas. C’était un jeu qui exaspérait tous les habitants qui avaient fini par prendre en grippe tout gamin armé du moindre projectile qu’il interpellait manu militari et apostrophaient avec véhémence les menaçant des pires châtiments dont l’ultime dénonciation aux parents. Les raisons en étaient les inopinées et fréquentes coupures de téléphone et d’Internet qui sévissaient, partout, tout le temps et sans que l’on en connaisse exactement la raison ni les auteurs. Une vendetta s’était donc mise en place pour contrer ce phénomène.
— Il est déjà venu hier, le réparateur. Il se doute parce qu’il ne vient quasiment que quand je suis là. Heureusement, grand-mère lui donne la pièce. Ça le calme, mais il n’est jamais trop content. Là, il va pas tarder à revenir, je pense. De toute façon, elle n’utilise pas beaucoup le téléphone, elle dit qu’elle n’entend rien. Quand il ne marche pas, ma mère appelle à côté, c’est aussi bien et puis eux, ils peuvent répéter jusqu’à ce qu’elle comprenne. Dit son copain.
— T’es venu combien de temps. Demanda Julien qui trouvait l’argumentation imparable.
— Seulement pour le pont. Ils nous ont déposés tout à l’heure. On se voit, t’es là.
— Oui, j’serais là, passe me chercher. Demain, je travaille, mais pas après.
— D’accord, je passerai, on verra ce qu’on fera, ça te dit la pêche, mon frère, il aime bien aussi.
— Oui, on verra, bon à plus tard alors.
— Mais d’où il sort ce vélo, tu l’avais pas avant. Dit son copain qui le regarda soudainement avec étonnement. Julien sentit le poids lui peser davantage et un certain agacement le gagna.
— Non, je l’ai trouvé à l’atelier, dit Julien qui essaya de rester détendu, je le ramène pour pas qu’on le prenne. Demain, je l’amènerai à l’atelier pour demander à qui il est. Les deux frères s’étaient rapprochés près de lui, debout, appuyés contre la barrière blanche.
— Il est super, il est électrique, c’est un VTT, ça se voit aux roues. Dit-il à son petit frère. Tu vois, elles sont grosses. Il est tout vert. As-tu vu ? Tu l’as trouvé ? Releva-t-il soudain, plissant les yeux en regardant Julien. Un beau vélo neuf comme ça, ça se trouve pas, c’est pas possible.
— T’as vu la tablette LCD, dit son petit frère d’une voix émerveillée, qui était monté, perché sur la barrière de bois blanc pour mieux regarder. Prudemment, il ne toucha pas le vélo. Ils savaient son frère et Julien beaucoup moins diplomates que ses parents pour lui faire comprendre quelque chose.
— Julien repris. Si j’te dis, je savais que personne ne me croirait. Il était posé là, comme ça, contre la haie. Il n’y avait plus personne. Je n’ai pas osé le laisser au cas où il appartiendrait à quelqu’un de l’atelier qui l’aurait oublié.
— Tu crois vraiment qu’on peut oublier un vélo neuf comme ça. C’est pas possible. J’te crois, mais c’est pas possible. Pourquoi tu l’as pris, on peut t’accuser de l’avoir volé. Répondit-il. Il connaissait bien Julien, son comportement parfois le déroutait. Il est trop honnête, il se fera avoir un jour, pensait-il souvent de lui. T’aurais dû le laisser où il était. Ce n’est pas ton problème en fin de compte. Enfin maintenant, si, ça l’est. Il s’arrêta conscient de ne pas vouloir en rajouter. Tu le ramènes demain alors.
— Oui, c’est ce que je vais faire. Je vais voir ce qu’en diront mes parents.
— Ah, oui, en plus, il y a tes parents. Bon, ils vont comprendre pourquoi tu l’as fait, t’inquiètes pas.
— Je ne m’inquiète pas.
— Je disais ça, comme ça, c’est tout.
— Bon, il faut que j’y aille.
— On se voit alors, je passerai te chercher.
— Oui d’accord, à plus alors.
— Salut Julien. Bonne soirée. Dirent les deux frères dans un léger écho.
Ils le regardèrent partir, un peu abasourdis par ce magnifique vélo aux reflets métalliques et colorés qui brillait dans la lumière chaude et dorée. Le soleil mourant dans l’aube de la nuit les habillait d’or. Ils retournèrent dans le jardin prématurément assombri par l’ombre des grands feuillus qui l’entouraient. Dans un même mouvement, les deux frères relevèrent la tête vers le fil qui s’était peuplé, d’une autre nation, pendant le court intermède.
— Tiens, vas-y dit-il à son petit frère, en lui tendant doucement le fusil. Vise bien, applique-toi.
Maman m’a dit de rester tranquille, pourtant le toit bouge et s’envole dans la lumière et la tâche sombre s’approche de moi. Je crie, maman n’est pas contente, tais-toi enfin, il n’y a rien. Dit-elle, pourquoi cries-tu encore. Il me prend la main et m’emmène, viens, on va se promener dans le jardin, dit-il, et la lumière tombe du haut et le sol vert avec des tâches noires vient sous lui et moi et le vent frappe les feuilles qui bougent toutes seules avec la lumière dessus sur la haie.
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