Chapitre 1.3:vivre ou survivre
Jérémy Chapi :
Une nouvelle carte allait encore se jouer aujourd’hui. Après la réunion devant l’ONU, il faudrait maintenant convaincre les médecins du monde. Tandis que je sortais, je contemplai mon bras gauche, une source incessante de douleur qui me volait mes nuits. Je fus soulagé que le président Atlas et Natali n’aient rien vu durant la création de l’anneau céleste. À présent, l’état de mon bras me répugnait moi-même. La gangrène gagnait du terrain, dévorant lentement les chairs jusqu’à rendre presque apparents les os en son centre.
Je vidai un flacon de désinfectant sur la plaie. La brûlure du désinfectant était un maigre soulagement face à la douleur sourde qui irradiait dans tout mon bras, un rappel constant de ma condition dégradante. J’appliquai une compresse pour éviter cette fois les taches de sang sur ma chemise, avant de refermer le tout sous un solide bandage. Mais malgré tout, la douleur restait bien présente, chaque pulsation de mon cœur résonnant dans ce bras mutilé.
Une autre douleur, cependant, vint me marquer : où était ma fille ? Même si je n’ai jamais voulu être un père possessif ou étouffant, je ne pouvais m’empêcher de m’inquiéter pour elle. C’était plus fort que moi. Elle est tout ce que j’ai dans ce monde incertain, mais elle était absente depuis hier, sans me donner la moindre nouvelle. Même si son unité centrale se trouvait dans l’entrepôt et que son "esprit physique" ne risquait rien, je ne pouvais m’empêcher de me poser des questions. Où était passée son unité mobile ? Je devrais peut-être lui faire plus confiance. Après tout, elle a prouvé maintes fois qu’elle savait se débrouiller seule. Mais l’idée de ne pas savoir où elle se trouve me rongeait de l’intérieur.
Je décidai tout de même de lui envoyer un message, car nous devions aussi nous préparer à cette réunion. Je pris un petit café et commençai à dessiner les plans d’un nouveau projet à venir pour évacuer toutes ces pensées. Les portes de l’atelier s’ouvrirent, et je me levai de ma chaise en pensant que c’était ma fille qui rentrait, mais j’eus le regret de constater qu’il s’agissait de Natali et Vivian.
"Je vous en prie, n’hésitez pas à cacher votre joie de nous voir," répondit Natali d’un ton sec, tandis que Vivian me saluait de la main.
"Bonjour, désolé, ce n’est pas contre vous, mais j’attendais que ma fille rentre," leur confiai-je en me rasseyant devant mon bureau.
"Je vous rappelle que votre présentation est dans six heures. Certains médecins sont déjà arrivés," annonça Natali avec son habituelle rigueur.
Cette fois, tout allait se jouer à domicile, sur le territoire de l’Atlantide, dans l’amphithéâtre de la faculté de médecine du pays. Je ne pouvais me permettre de transporter un tel produit une fois qu’il serait connu du monde entier.
"Oui, je n’en doute pas. Ne vous inquiétez pas, je suis prêt pour ma part. Et toi, Vivian ?"
"Pas de souci pour moi. J’escorterai ton produit ainsi que ton invité, qui ne devrait pas tarder d’ailleurs," répondit-elle. Cela me rassurait de savoir que "Le Sang et les Larmes de Gaïa" (SLG) seraient sous la surveillance de Vivian. D’une certaine façon, cela me permettrait de me concentrer sur Elowen le temps du trajet et à notre arrivée là-bas.
"Nous partirons d’ici deux heures. Faites en sorte de retrouver votre fille d’ici là," ajouta Natali sur un ton sec, comme à son habitude.
"Que dessines-tu ? Un dinosaure ?" me demanda Vivian, intriguée, penchée sur mon bureau à côté de moi.
"On peut dire ça. Je vais finir de me préparer, quelques trucs, et on pourra se retrouver." Je me relevai de mon bureau et, à ce moment-là, mon portable sonna. C’était un message de ma fille, qui était sur le chemin.
"Très bien, on vous dit à tout à l’heure alors," répondit Natali, accompagnée de Vivian. Tandis qu’elles s’éloignaient, je préparai quelques affaires de rechange dans un sac. La porte de l’atelier s’ouvrit alors que je me trouvais dans ma chambre. Je reconnus le bruit des roues d’un drone de ma fille qui s’avançait. Je sortis de la chambre et croisai son regard. Elle était toute joyeuse. Je m’approchai d’elle et posai un genou à terre pour être à sa hauteur.
"Tout va bien ? Où étais-tu, Iris ?" lui demandai-je calmement, sans vouloir paraître sévère face à cette question.
"Je vais très bien. J’étais partie voir Séraphina, et notre discussion a duré toute la nuit." Je pouvais voir un grand sourire s’afficher sur son visage, auquel je ne pouvais résister. Mais que faire ? J’aurais aimé qu’elle me le dise quand elle disparaît comme ça tout de même. Mais c’était la première fois qu’elle prenait autant de liberté depuis que nous sommes ici. Devrais-je m’en réjouir ou m’inquiéter ? Que faire ? Esprit des bons pères, viens à mon aide, je t’en supplie.
"Écoute, ma fille, je suis content que tu sois allée voir Séraphina et que tu te sois fait une amie. Mais, s’il te plaît, préviens-moi juste la prochaine fois pour que je ne m’inquiète pas," lui demandai-je sincèrement.
"Tu t’inquiétais pour moi, père ? Mais pourtant, tu sais que je ne risque rien tant que mon unité centrale est dans l’atelier."
"Je sais bien, ma chérie, que tu ne risques rien tant que ton unité centrale est ici," répondis-je avec douceur, en cherchant mes mots pour ne pas lui donner l’impression de la gronder. "Mais ce n’est pas la question. Ce n’est pas parce que tu es en sécurité que je n’ai pas envie de savoir où tu es ou ce que tu fais. C’est… important pour moi. Je veux simplement être sûr que tu es bien et heureuse, où que tu sois."
Elle cligna des yeux, comme si mes paroles la surprenaient. Son regard, bien que numérique, semblait réfléchir à mes mots.
"Je ne veux pas t’étouffer ou te surveiller, Iris. C’est juste que… je suis ton père, et m’inquiéter pour toi, c’est quelque chose qui vient naturellement, je suppose," ajoutai-je avec un sourire gêné. "Et si un jour tu as besoin d’aide ou si quelque chose ne va pas, je veux être là pour toi, même si tu sais très bien te débrouiller seule."
Elle baissa légèrement la tête, semblant réfléchir à mes propos, avant de relever ses yeux vers moi. "Je comprends, père. Alors, je te promets de t’envoyer un message ou de te prévenir la prochaine fois. Mais tu dois aussi promettre de me faire confiance, d’accord ?"
Je souris et hochai la tête. "D’accord. Deal."
Que cela est difficile d’être père parfois.
"Ah ! Père, aussi il faut à tout prix que tu parles à Séraphina après la présentation," ajouta-t-elle avec insistance.
"Cela ne me dérange pas, mais pourquoi ?" demandai-je, intrigué par sa soudaine proposition.
"Elle m’a dit hier qu’elle entendait les voix des anneaux célestes." Ces mots ne furent qu’une légère surprise pour moi, car j’avais déjà quelques doutes sur elle.
"Je me disais aussi. Et je pense que Daniel commence à avoir le déclic, même s’il ne le réalise pas encore. Cela soulève beaucoup de questions… Est-ce qu’une exposition prolongée aux anneaux célestes pourrait en être la cause ?" murmurais-je, plongé dans mes pensées. Cette possibilité signifiait que d’autres pourraient partager cette connexion, mais cela posait aussi des questions éthiques troublantes.
"Je n’en ai pas la moindre idée, père. Après tout, je n’ai jamais pu les entendre," dit-elle avec une mine triste.
"Ne t’en fais pas, ma fille. Je suis sûr qu’un jour, toi aussi, tu y parviendras. Mais il est clair qu’il va falloir que j’aie une discussion avec ces deux-là." Encore fallait-il que je sois en état de leur parler après la conférence.
"Bien, maintenant que tu es là, si on prenait la route ? Je n’ai pas envie qu’ils nous attendent," proposai-je à ma fille.
Nous prîmes la route pour sortir de la base et retrouver l’air libre. C’est alors que ma fille me posa une question qui me prit au dépourvu.
"Père, pourquoi ne m’as-tu jamais fait un corps humanoïde ?" me demanda-t-elle sans détour, alors que nous marchions dans le couloir. Je m’attendais à ce genre de question un jour, mais j’aurais préféré qu’elle attende encore un peu.
"La raison est plus simple que tu ne l’imagines," répondis-je en m’arrêtant devant l’ascenseur pour la regarder.
"Comment ça, père ?" demanda-t-elle, en se tournant vers moi. Je contemplai son image sur l’écran du drone qu’elle pilotait, où elle apparaissait vêtue d’une blouse blanche, comme un médecin. Ses cheveux améthyste étaient attachés en queue de cheval, et elle portait une paire de lunettes légères qui accentuaient son air sérieux.
"La première raison est que la technologie actuelle n’est pas à la hauteur de ce que je veux faire pour toi. Je ne veux pas que tu ressembles à ces robots aux mouvements saccadés et non naturels. Je veux réaliser pour toi un corps parfait, un corps qui reflète ta singularité, l’être unique que tu es," expliquai-je doucement, en saisissant sa pince métallique dans mes mains. "Je veux que tu puisses interagir avec le monde de manière fluide, que tu ressentes des sensations physiques si cela t’intéresse, mais je ne veux pas que cela te prive de ton identité unique. La technologie que nous avons actuellement est encore trop rudimentaire. Mais je ferai en sorte que cela devienne possible."
Elle m’écoutait attentivement, ses yeux numériques fixés sur mes mouvements tandis que ma main caressait doucement sa pince en métal.
"Et la deuxième raison," ajoutai-je avec un sourire, "c’est que je ne pourrais pas admirer tes tenues resplendissantes, ma petite princesse."
Elle se mit à rougir d’un rouge pivoine, visiblement gênée par mes mots.
"Alors, ne me fais pas trop attendre, père, s’il te plaît," me répondit-elle, encore rouge, tandis qu’elle saisit délicatement ma main avec sa pince. Moi aussi, j’espérais pouvoir résoudre ce problème au plus vite.
J'appuyai sur le bouton de l'ascenseur pour qu'il s'arrête à notre étage. Nous parcourûmes une partie de la base avant d'arriver au parking souterrain. Là, des forces de l’ordre en gilets pare-balles et armées légèrement étaient postées, accompagnées de Natali et Vivian. Toutes deux étaient habillées d’un uniforme mi-militaire gris et noir, agrémenté de décorations dorées en cordelettes qui leur donnaient une allure imposante.
Je retrouvai également la famille Pavel, vêtue sobrement, mais dont les visages trahissaient une certaine inquiétude. Malheureusement, je comprenais trop bien la cause de leur appréhension. Deux véhicules de type minibus attendaient, l’un d’eux étant équipé d’une rampe pour accueillir les personnes en fauteuil roulant.
Je m’approchai de la famille Pavel avec ma fille. Une boule se formait dans mon estomac à l’idée de leur parler, surtout après ce que Pavel m’avait confié avant mon départ pour l’ONU. Toutes leurs craintes étaient justifiées, mais je devais faire abstraction de cela, aussi difficile que ce soit.
Ma fille, quant à elle, me fit un léger clin d’œil avant de prendre la mallette contenant le remède. Elle rejoignit Natali et Vivian, me laissant seul face à la famille Pavel.
"Bonjour, j’espère que vous allez bien," dis-je en tendant la main pour saluer Pavel. Il tendit la sienne sans conviction, comme s’il faisait un effort uniquement par politesse. Ce geste me chagrina légèrement, car après tout ce que nous avions traversé ensemble, je n’aurais jamais imaginé que notre relation se dégraderait ainsi. Lorsque nos regards se croisèrent, je remarquai ses traits fatigués. Des cernes marquaient ses yeux, et ses cheveux grisonnaient. Était-ce le stress et l’inquiétude qui l’avaient transformé à ce point ? Malheureusement, le constat était le même pour sa femme, qui semblait avoir perdu cette joie que j’avais vue en elle lors de notre première rencontre.
Je m’agenouillai pour être à la hauteur d’Elowen. Avant que je ne prenne la parole, elle s’adressa à moi d’une voix robotique depuis son fauteuil médical.
"Ne t’inquiète pas. Je suis sûre que tout va bien se passer. Et cela vaut aussi pour toi, père," dit-elle avec une assurance étonnante.
Pavel baissa la tête, comme pour éviter les mots de sa fille, tandis que je plongeais mon regard dans celui d’Elowen. Je pouvais y voir une détermination inébranlable, un contraste saisissant avec mes propres doutes.
"Oui, tout va bien se passer. Merci de m’accompagner jusque-là," répondis-je.
"Et ce n’est que le début," rétorqua-t-elle avec un sourire plein de courage.
"Tout cela va se passer devant des milliers de médecins. N’es-tu pas inquiète ?" lui demandai-je sincèrement, alors que le même stress que celui ressenti lors de mon passage devant l’ONU commençait à monter en moi. Cette fois, je n’avais rien préparé.
"Est-ce que cela arrangerait les choses que je m’inquiète ? Je ne pense pas. Nous n’avons qu’à y aller et nous verrons bien, tu ne crois pas ?" répondit-elle sans détour.
"Décidément, je ne peux vraiment pas rivaliser avec toi quand il s’agit d’optimisme," lui répondis-je, résigné face à sa volonté, avant de me relever.
Alors que nous échangions ces quelques mots, le groupe des forces de l’ordre s’approcha de nous. Leur chef se présenta et nous informa qu’ils assureraient la sécurité des lieux. Il expliqua brièvement le protocole qu’ils avaient mis en place au cas où un incident surviendrait.
Nous commencâmes à monter un par un dans les véhicules. Ma fille monta avec Elowen dans le véhicule équipé de la rampe, accompagnée de son drone motorisé. Je me demandais dans quel véhicule monter. Mon premier instinct était d’accompagner ma fille, mais je préférais laisser la famille Pavel entre eux pour qu’ils aient un moment privé pendant le trajet. Alors que je réfléchissais, une main saisit mon bras.
"Toi, tu montes avec nous, mon mignon petit prince," dit Vivian avec un sourire malicieux avant de me pousser dans un autre véhicule, sans vraiment me laisser le temps de réfléchir.
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