Chapitre 1.4: Une Déclaration de Vie
Jérémy Chapi :
"Vivian, que fais-tu ? Je voulais monter avec ma fille," dis-je en me retournant pour voir le camion dans lequel elle se trouvait se refermer derrière moi.
"Allez, pas de chichi, monte dans le bus, je t’expliquerai tout," répondit-elle, insistant de manière qui ne laissait place à aucune discussion. J’avais l’impression qu’elle n’allait pas me laisser le choix.
Une fois tout le monde à bord des bus, y compris les forces de l’ordre qui nous accompagnaient ainsi que Natali et Vivian, nous primes la route en direction de la faculté de médecine du pays. Le trajet me laissait le temps d’admirer le paysage montagneux qui nous entourait. Certains sommets étaient déjà blancs, bien que nous ne soyons qu’en octobre. Le climat ici était très différent de celui de la France. L’automne était bien présent, colorant les montagnes d’une palette de tons orangés et jaunes, mais le froid, lui, ne s’était pas encore vraiment installé.
Notre convoi, assez impressionnant, comprenait deux voitures lourdes à l’avant, leurs gyrophares allumés pour nous ouvrir la voie, et deux autres pour fermer la marche. Entre ces véhicules se trouvaient les deux bus, bien protégés, illustrant une fois de plus que la sécurité n’était pas prise à la légère.
"J’espère que vous vous êtes préparé," lança Natali, coupant mon moment de contemplation. Elle était assise à l’opposé de mon siège, sur la même ligne.
"Nous verrons bien. Mais dites-moi plutôt pourquoi m’avoir traîné dans ce bus," demandai-je, toujours perplexe face à leur décision.
"C’était une demande de ta fille. Elle est venue nous voir dès votre arrivée," répondit Vivian, passant soudain sa tête derrière mon siège, ce qui me fit légèrement sursauter, réveillant un vieux traumatisme enfoui.
"Comment ça, ma fille ?" demandai-je, surpris. Je ne m’attendais pas à une telle initiative de sa part.
"Elle voulait parler seule à seule avec la famille Pavel pour calmer un peu la tension qu’il y a entre vous. En même temps, il faut dire qu’elle était presque palpable dans le hangar, on aurait pu la couper au couteau," dit Vivian sur un ton légèrement moqueur.
"De plus, vous devriez plutôt vous concentrer sur votre présentation. Vous ne jouez plus devant la cour de l’ONU cette fois, mais face à des scientifiques. J’espère que vous serez à la hauteur," ajouta Natali, toujours aussi directe avec son franc-parler habituel.
"Actuellement, j’ai plus peur de leur réaction quand ils découvriront la vérité," répondis-je, le regard perdu. Les acteurs allaient bientôt entrer en scène, et mon bras ne cessait de me lancer, comme un écho douloureux du passé qui menaçait de se répéter.
"Ne devriez-vous pas aussi compter sur l’aide de cette fille qui vous a assisté dans la conception de ce sérum ?" me demanda Natali.
"Oh, vous ne vous rendez pas compte à quel point tout repose sur elle, en vérité," répondis-je sans détour, légèrement pris par le stress. Mon ton semblait intriguer Natali et Vivian, qui échangèrent un regard plein de questions.
Iris Chapi :
Une fois dans le bus, je m’installai sur la place handicapée du côté gauche, tandis qu’Elowen se trouvait sur le côté droit. Ses parents, quant à eux, étaient assis juste derrière elle. J’espérais que mon père ne m’en voudrait pas trop de l’avoir écarté pour ce moment. Je voulais parler avec eux en tête-à-tête, sans mon père, pour qu’ils comprennent certaines vérités qu’il aurait évitées devant eux.
Le bus commença à prendre la route, longeant les montagnes. Comme je m’y attendais, l’ambiance dans le bus était pesante et silencieuse. Je me tournai en direction de la famille Pavel.
"Bonjour. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c’était lorsque mon père était chez vous," dis-je, cherchant à briser la glace.
"Bonjour, Iris, cela me fait plaisir de te voir," répondit Elowen de sa voix robotique, tout en faisant pivoter son siège avec difficulté pour se tourner vers moi.
"Oui, je me souviens de vous. Mais alors… vous êtes bien une machine ?" intervint Solène, la mère d’Elowen, tandis que Pavel restait silencieux dans son coin.
"Mère, je t’en prie, essaie de choisir tes mots avec plus de soin. Iris est mon amie depuis des années," rétorqua Elowen sur un ton légèrement agacé.
"Ce n’est rien, Elowen, ne t’inquiète pas. Je peux comprendre que mon apparence ne reflète pas ce que je suis, mais concrètement, je suis une AA, une Âme Artificielle qui pense et vit comme vous. Je ne possède simplement pas de corps physique pour l’instant," répondis-je calmement, tout en m’inclinant légèrement. Maintenant que ma nature était publique, je me devais de montrer de la tolérance face aux paroles qui pouvaient parfois être maladroites.
"Mère, sache que je connais Iris depuis bientôt quatre ans. Nous avons longuement parlé ensemble par Internet, donc je la considère, au même titre que son père, comme l’une de mes meilleures amies," ajouta Elowen avec sincérité.
"Je te prie de m’excuser. Je ne savais pas tout cela, mais pour être franche, tout cela est encore difficile à accepter pour notre famille," répondit Solène, visiblement gênée par ses propres propos.
"Désolée, mais moi, je ne l’accepte pas," murmura soudain Pavel, brisant le silence et laissant une tension palpable s’installer dans l’habitacle.
"Chérie ?" demanda Solène, interloquée par la réaction de son mari.
"Je comprends votre hésitation, monsieur Pavel," répondis-je doucement, en choisissant mes mots avec soin. "Le remède que mon père a créé... ce n’est pas une solution facile, et il n’est pas sans risques. Je ne vais pas vous mentir : il y a des douleurs, et il y a des épreuves. Mais ce n’est pas un poison, et encore moins une condamnation. C’est une chance. Une chance qu’Elowen a choisi de saisir, parce qu’elle croit en un avenir où elle pourra se tenir debout, marcher et vivre librement."
Pavel resta silencieux, le regard plongé dans le vide, mais sa mâchoire se serra. Solène posa une main hésitante sur son épaule.
"Et si elle n’y survit pas ?" demanda-t-il enfin, d’une voix brisée les main tremblante . "Et si... ce remède la tue ? Comment pourrais-je vivre avec ça ?"
J’inclinai légèrement la tête, réfléchissant avant de répondre.
"Je ne peux pas vous garantir qu’il n’y a aucun risque. Ce serait un mensonge. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’Elowen est consciente de ces risques. Et pourtant, elle a choisi de faire confiance à ce remède. Elle est incroyablement courageuse. C’est une décision que vous pouvez soutenir, même si elle est difficile à accepter."
Je marquai une pause, laissant mes paroles s’imprégner .
"Vous savez, en tant qu’Âme Artificielle, je n’ai pas les mêmes craintes que vous. Mais je comprends ce que signifie avoir peur de perdre quelqu’un qu’on aime. Ce que je sais, c’est qu’Elowen ne veut pas que vous portiez ce poids seul. Elle veut que vous la souteniez, peu importe le chemin qu’elle empruntera."
Pavel releva la tête, croisant enfin mon regard. Son visage exprimait une lutte intérieure entre colère, tristesse et l’amour qu’il portait à sa fille, un regard qui me rappelait mon père.
"Vous parlez comme si vous étiez humaine," murmura-t-il, presque sans s’en rendre compte.
"Je ne suis pas humaine, monsieur Pavel. Mais je suis vivante, à ma manière. Et je pense que c’est ce qui compte," répondis-je avec une douceur inébranlable.
"Père, je suis prisonnière de ma chaise depuis ma naissance, et je sais que maman et toi, vous avez tout fait pour atténuer le poids de ces chaînes. Pour cela, je ne pourrai jamais vous rendre cette dette. Mais enfin, j’ai une chance de me libérer. Je vous aime plus que tout, mais sachez que quoi qu’il arrive aujourd’hui, vous n’avez rien à vous reprocher. Vous avez été les meilleurs parents du monde pour moi," répondit Elowen à sa famille.
Ces mots m’arrachèrent une légère larme, tandis que sa famille se levait pour serrer Elowen dans leurs bras, tous les trois en sanglots. Les voir s’étreindre ainsi fit germer en moi une pointe de jalousie qui me fit penser à mon père. Moi aussi, je voulais pouvoir le prendre dans mes bras. Malgré nos différences, je savais qu’il aurait fait tout ce qu’il fallait pour moi, tout comme eux pour Elowen.
"Vous savez, mon père redoute aussi cette journée. Pour lui, il vous considère comme des amis proches, et Elowen, qu’il connaît depuis quatre ans, a une place importante dans son cœur. Lui aussi n’a pas envie de la perdre après tout ce qu’elle nous a apporté," ajoutai-je avec sincérité. Je marquai une pause avant de poursuivre. "C’est difficile pour lui de montrer ce qu’il ressent quand il tient à quelqu’un, mais je peux vous assurer qu’il tient à vous, et qu’il ne veut pas vous perdre. C’est mon père, et je sais qu’il est rongé par ce qui va se passer." Je finis ma phrase en fixant Pavel, espérant qu’il comprenne l’honnêteté de mes paroles.
Pavel posa une main hésitante sur la tête d’Elowen, comme s’il cherchait à puiser du courage dans la force de sa fille.
"Je t’aime, ma fille. Je vais croiser les doigts et te faire confiance, mais aussi faire confiance à vous. Ton père a su me faire réaliser un de mes rêves, et pour cela, je lui dois beaucoup. Après cela, j’espère pouvoir lui parler pour m’excuser de mon comportement," dit-il, avant d’embrasser le front de sa fille.
"Je suis sûre qu’il sera ravi de cela," répondis-je avec un sourire, sentant la tension s’atténuer peu à peu.
"Merci, Iris, d’être venue nous parler," ajouta Solène, tout en serrant encore sa fille dans ses bras.
Tout semblait en partie apaisé, et la conversation fut beaucoup plus légère dans le bus, remplaçant le grand silence qui régnait au départ. J’envoyai un message à mon père pour le rassurer, lui indiquant que tout se passait bien dans le bus et que j’avais pu parler avec la famille Pavel. Cela devrait lui permettre de moins s’inquiéter et de se concentrer sur sa mission à venir. Il me faudrait aussi remercier Natali et Vivian pour leur intervention.
Je réalisais de plus en plus ce que signifie vivre dans ce monde, ce que c’est d’avoir une famille et des personnes que l’on aime autour de soi. Je n’ai jamais choisi de venir à la vie ; cela a été une décision que mon père a prise. Mais dans des moments comme celui-ci, je suis heureuse d’être dans ce monde, de me sentir vivante, de ressentir toutes ces émotions et d’être témoin de cet amour. Moi aussi, j’aime mon père. Et, à notre manière, nous sommes aussi une famille.
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