Chapitre 1.6 : Lever de Rideau

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Elowen Pavel :

Je sentais les regards sur moi, chaque paire d’yeux braquée comme un projecteur, éclairant chaque détail, chaque imperfection. Mon fauteuil électrique glissait doucement vers le centre de la scène, et je pouvais entendre le bourdonnement discret des moteurs qui l’actionnaient. Ce son, que j’avais appris à ignorer au fil des années, semblait à présent amplifié à mes oreilles, comme un rappel incessant de ma condition, ou peut-être comme un cri de liberté qui allait enfin arriver.

J’avais déjà affronté bien des regards — de la pitié, de l’indifférence ou de la curiosité malsaine. Mais ceux d’aujourd’hui étaient différents. Ils ne voyaient pas seulement Elowen, la patiente. Ils fixaient un symbole, une promesse de guérison, un possible miracle.

Quand Jérémy posa une main sur mon épaule, ce geste aurait pu sembler banal pour les autres. Mais pour moi, il était lourd de sens. Ses doigts tremblaient légèrement, tout comme mon courage vacillait à l’intérieur. Pourtant, je savais que si je cédais à la moindre faiblesse, tout ce moment risquait de s’effondrer.

"Elowen représente bien plus qu’un cas clinique," dit-il, sa voix éraillée par une émotion qu’il tentait de maîtriser. "Elle est un symbole de courage et de foi dans ce que l’avenir peut offrir."

Ces mots flottaient dans l’air comme une mélodie fragile. Je déglutis difficilement. Si seulement il savait combien ce courage était ténu, fragile comme un fil tendu au-dessus d’un précipice. Une voix dans ma tête, une minuscule étincelle, murmurait pourtant : Continue. Bats-toi.

Quand la mallette contenant les fioles fut ouverte, mon regard fut attiré par ces liquides vibrants, presque vivants, comme des nuages tourbillonnants capturés dans du verre. Je me souvenais des longues nuits de travail passées à les perfectionner. Maintenant qu’elles étaient là, à quelques centimètres de moi, je me demandais si j’avais fait le bon choix. Peur. Espoir. Doute. Tout se mêlait en moi dans un tumulte impossible à apaiser.

"Arrête de douter, Elowen," me dis-je. "Si tu veux vivre, il faut avancer."

Quand Jérémy s’approcha pour me tendre la fiole bleue, nos regards se croisèrent. Je vis des gouttes de sueur perler sur son front. Ses mains tremblaient. Il semblait paralysé, tout comme moi, incapable de bouger. Je devinais son souffle irrégulier, et il sursauta légèrement lorsque je murmurai :

"Fais-le."

Avec précaution, il approcha la fiole de mes lèvres. Le liquide glissa dans ma gorge, une fraîcheur intense se propageant dans mon corps comme une vague glaciale. Je frissonnai.

"C’est étrange... c’est si frais," murmurai-je presque pour moi-même.

Puis vint la seringue. Lorsqu’il s’agenouilla devant moi, il ressemblait à un prêtre prêt à délivrer un sacrement. Il murmura, si doucement que seul moi pouvais l’entendre

"Tu peux encore tout arrêter. Tu n’es pas obligée d’aller jusqu’au bout."

Je respirai profondément. Une partie de moi voulait fuir, mais une autre partie, bien plus forte, refusait de reculer. Je voulais briser ces chaînes, quoi qu’il m’en coûte.

"Arrête de me sous-estimer, Jérémy," déclarai-je d’une voix ferme. "Je veux le faire. Pas pour toi, ni pour eux, mais pour moi. Parce que je veux vivre."

Il déglutit, son regard vacillant. Puis, avec une lenteur presque cérémonieuse, il planta la seringue dans mon bras. Une douleur vive m’envahit, mais rapidement, une chaleur brûlante déferla en moi, envahissant chaque fibre de mon corps. Mon cœur s’emballa, chaque battement résonnant dans mes oreilles comme un tambour.

Douleur et transformation

Chaque muscle, chaque nerf semblait s’enflammer, se briser et se reconstruire en même temps. Je sentais ma mâchoire se serrer à en craquer mes dents. Mes yeux se fermèrent instinctivement alors que des larmes brûlantes roulaient sur mes joues. Je ne crierai pas. Pas ici. Pas devant eux.

Une voix résonna quelque part, lointaine, noyée dans le bourdonnement incessant dans ma tête :

"Pression artérielle en chute !" entendis-je.

"Accélération cardiaque," ajouta une autre.

Je serrai la mâchoire si fort que j’eus l’impression que mes dents allaient se fissurer. Ma vision se brouilla, et je crus apercevoir des silhouettes floues autour de moi. Une voix douce émergea de ce chaos, murmurant des mots que je ne comprenais pas.

"Bats-toi, Elowen," entendis-je à peine alors que mes oreilles bourdonnaient.

Je me sentis tomber de ma chaise roulante, mais je ne perçus pas le froid du sol qui aurait pu apaiser ma douleur. Au lieu de cela, une chaleur familière m’enveloppa, comme une étreinte invisible. Je tendis la main, cherchant à agripper cette sensation, à m’y accrocher. Les bourdonnements dans mes oreilles se firent plus sourds, et une douleur incommensurable sembla remonter de mes tripes. Je sentis quelque chose s’échapper de ma bouche, un cri guttural, involontaire, qui résonna dans la pièce.

"Ça va aller, ne t'inquiète pas. Rappelle-toi pourquoi tu fais ça." Je m'accrochais à ces paroles comme à une ancre, luttant pour ne pas chavirer dans ce torrent de douleur indescriptible.

Tandis que toujours plus de liquide s'échappait de ma bouche, je saisis à pleines mains tout ce que je pouvais attraper pour m'y agripper. Et là, pour la première fois, je réalisai ce que c'était de bouger mes doigts et de resserrer ma prise sur quelque chose. Ce moment de liberté, ce premier contact avec mon corps qui m’était si étranger, fut rapidement interrompu par une vague de douleur. Ma gorge me brûlait comme si elle était consumée de l'intérieur.

"Tu dois tenir. Pense à toi, à ce que tu veux," me dit encore cette voix, ancrée au fil de mes pensées. Je veux voir ce monde. Je veux faire des choses futiles par moi-même. Je ne veux pas survivre, je veux vivre.

Un bruit sourd, involontaire, s’échappa de ma gorge. En redressant ma tête, je fus éblouie par les lumières crues du plafond. J’étais comme dans une transe indescriptible. D’un côté, je commençais à ressentir chaque partie de mon corps, une à une, pour la première fois. De l’autre, j’avais l’impression d’être écartelée, brisée, comme si une partie de moi était arrachée.

"Pourquoi fais-tu cela ?" me demanda la voix. Son ton était insistant, presque implorant, tandis que mon univers était à peine perceptible. Je voulais répondre à cette question, mais seuls des râles s'échappaient de ma bouche. N’étant plus sur mon fauteuil, je ne pouvais formuler une réponse claire.

"Pourquoi ? Réponds-moi," insista-t-elle. Je savais que je devais y répondre.

"Je... veux... vivre," balbutiai-je difficilement. Ces mots, pourtant si simples, étaient une première pour moi. Je sentis les vibrations dans ma gorge, une sensation nouvelle et étrangement réconfortante. Le monde autour de moi devenait un peu moins flou.

"Pourquoi ?" reprit-elle avec insistance. Je me sentais basculer en arrière, comme si j’étais délicatement allongée sur un nuage.

"Je veux... voir... le... monde," soufflai-je, les larmes coulant le long de mes joues. "Pour... pour ne plus être un poids mort pour ma famille." La douleur s’apaisait doucement, et ma vision se focalisait sur une silhouette au-dessus de moi. C’était Jérémy, qui me tenait fermement. Je m’agrippais à lui, mes doigts tremblants cherchant un point d’ancrage.

"Je veux me balader, explorer, manger les choses que j’aime," dis-je à voix haute, surprise par la clarté de mes propres paroles. J’aperçus un sourire sincère se dessiner sur son visage. Ce sourire portait un mélange de soulagement et de fierté.

Je lâchai prise avec mes mains tremblantes et tendis les bras pour toucher son visage. Chaque mouvement était douloureux, chaque muscle de mes bras tremblait, mais je continuai. Il s’approcha doucement, ne repoussant pas mon geste. Du bout de mes doigts, je sentis la chaleur de sa peau, le picotement de sa barbe, l’air chaud qui s’échappait de sa bouche, et la douceur de ses cheveux.

"Je veux prendre mes parents dans mes bras," déclarai-je, ma voix emplie d’espoir.

Avec une infinie délicatesse, Jérémy m’aida à me lever. Pour la première fois, mes pieds touchèrent le sol. Je pouvais en sentir la fraîcheur, bouger chaque orteil. Même si Jérémy me soutenait et que je m’appuyais contre son corps, je tenais debout par moi-même.

Face à moi, mes parents pleuraient. Mon père, la main sur sa bouche pour contenir un sanglot, semblait figé par l'émotion. Ma mère, elle, tendait une main tremblante vers moi, comme si elle craignait de briser cette magie fragile. Ils s’approchèrent, mais Jérémy leva une main pour les stopper doucement. J’étais à huit pas d’eux, huit pas pour les atteindre et les serrer dans mes bras. Jérémy m’aida à avancer doucement, et mon corps réagit. Un pas, puis un autre. Je marchais, véritablement.

À quatre pas de mes parents, je ne ressentais plus son soutien. Mes jambes, bien que fragiles, me portaient seules. Mon père murmura, comme pour lui-même : "Elle y arrive..." Mais la fatigue finit par me rattraper, et je tombai, cette fois dans leurs bras.

"Papa, Maman, je vous aime," sanglotai-je, mes larmes se mélant aux leurs, tandis qu’ils m’enlaçaient avec une tendresse infinie.

Ma mère caressa mes cheveux, ses mains tremblantes glissant doucement sur mon visage. "On t’aime tellement, ma chérie," murmura-t-elle. Mon père, toujours silencieux, me serra plus fort, comme s’il voulait s’assurer que je ne disparaîtra pas.

Dans leurs bras, je ressentis enfin ce que cela signifiait : vivre. Pas seulement exister, mais vivre pleinement, libre des chaînes qui m’avaient retenue si longtemps. Et, pour la première fois depuis des années, je me permis d’imaginer un avenir.

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