Chapitre 2.1 : naissance
Iris Chapi :
Il m’arrivait beaucoup trop souvent de ne pas comprendre les pensées de mon père, mais l’idée d’avoir un frère ou une sœur… je dois avouer que je ne l’avais pas vue venir, celle-là. Est-ce que la douleur commençait à faire fondre son cerveau ?
"Je ne comprends tout de même pas pourquoi tu veux faire cela ?" lui demandai-je tandis qu’il restait près de moi. C’était comme si je pouvais ressentir une chaleur agréable quand il était aussi proche de moi.
"Je ne saurais te donner une réponse, ma fille. Peut-être que c’est en lien avec mon passé, avec le fait de n’avoir jamais connu cela, et que je ne veux pas que tu en souffres toi aussi." Il marqua une pause, puis attrapa ma pince et la porta contre sa joue. "Ou alors… peut-être que je veux une famille à moi, rien qu’à moi. Une envie égoïste qui parcourt mon âme."
Je restai à côté de lui, à l’écouter. Était-ce vraiment lui qui parlait, ou la fatigue combinée à la douleur ? Je ne saurais le dire, mais j’aimais quand il me parlait ainsi, quand tout sortait de son cœur.
"J’ai envie de vous voir jouer ensemble, de vivre des aventures avec vous, que l’on se dispute mais que l’on reste unis même dans les difficultés, et ensuite vous voir évoluer par vous-mêmes… seuls." Il se posa légèrement sur mon corps métallique. "Tu sais, ma fille, pour moi, atteindre l’immortalité, c’est partager avec sa famille, que tu partageras ensuite avec la famille que tu auras à ton tour."
Père, la fatigue te fait vraiment dire n’importe quoi… pensais-je tandis qu’il était affalé sur le sol, à moitié endormi. Pourquoi t’acharnes-tu à créer sans relâche, malgré ta santé ? Mais malgré tout, cela me touchait profondément. Avoir moi aussi une famille… je me demande à quoi elle ressemblerait ?
Je le laissai dormir un moment, tandis que j’observais les plans qu’il avait réalisés, admirant chaque détail qu’il avait peaufiné. Je devais bien admettre qu’il avait raison au sujet de mon corps. Je voulais vraiment une apparence proche de celle que j’ai actuellement, mais techniquement, la technologie ne permettait pas encore d’intégrer toutes ces fonctionnalités dans un corps aux dimensions humaines. En regardant ses croquis, je compris qu’il avait réussi à tout condenser dans un corps quatre fois plus grand qu’un humain, mais qu’il n’avait malheureusement pas le choix. Et peu à peu, je commençais à comprendre pourquoi il voulait débuter par la taille d’un vélociraptor.
Je corrigeai certains détails ici et là, ajoutant quelques annotations de mon côté. Il était évident qu’il avait mis tout son cœur dans ces plans, chaque ligne débordant de détails. Il profitait de ces moments de concentration extrême, stimulés par cette malédiction qui le rongeait. C’était exactement la même chose lorsqu’il avait conçu les Jack Frost Boost, jusqu’à en arriver au point de se couper lui-même le bras, incapable de supporter davantage la souffrance.
Jusqu’où vas-tu aller, père ? pensais-je. J’aimerais tellement pouvoir t’arrêter dans ces moments-là. Peut-être qu’en étant deux à tes côtés, tu apprendras enfin à relativiser, à penser à toi… et à nous, plutôt qu’aux autres.
Si jamais la famille s’agrandit, cela fera de moi une grande sœur, et je devrai apprendre à m’occuper de lui aussi. Ce serait une nouvelle expérience pour moi, et il pourrait également m’aider dans certaines tâches. Nous pourrions jouer ensemble et partager des moments uniques. Plus j’y réfléchissais, plus cette idée me semblait moins négative qu’au départ. Agrandir notre famille, nous faire confiance, nous soutenir… Tout cela apporterait quelque chose de précieux entre nous.
"Hum… Ah, je me suis endormi ?" répondit-il en sortant de son sommeil, toujours allongé sur le sol. J’étais restée à ses côtés tout du long.
"Oui, tu as dormi trois heures dans une position pas très confortable," répondis-je.
Il se releva en se plaignant d’un mal de dos. "Aïe, aïe… ça fait mal, et j’ai des fourmis dans les fesses."
"Je n’ai pas osé te déplacer de peur de te réveiller," lui expliquai-je. Son état l’avait poussé à s’effondrer de sommeil à même le sol, et j’avais préféré le laisser dormir plutôt que de risquer qu’il ne puisse pas se reposer avant son rendez-vous important ce soir.
Il se frotta les lombaires avant de soupirer. "Ouf… Je vais avoir du mal à m’en remettre."
Je le regardai, amusée par sa situation, avant de lui proposer : "Papa ?" Il tourna la tête vers moi. "Ça te dirait de sortir nous promener un peu dehors ?"
"Bien sûr, ma chérie, laisse-moi juste le temps de me changer alors." Il retourna dans sa chambre tandis que je préparais un café pour lui, qui l’aiderait certainement à se réveiller.
Après avoir bu son café, nous sortîmes de la base à pied pour nous retrouver dans une forêt située aux alentours. Une légère brume planait encore au-dessus des arbres, et le ciel, légèrement ombragé, laissait filtrer une fraîcheur qui se faisait doucement ressentir. Mon père s’était habillé chaudement, et je pouvais l’entendre prendre de grandes inspirations.
"Que fais-tu, père ?" lui demandai-je, intriguée.
"Je respire l’air de la forêt. Je ne saurais te l’expliquer, mais c’est une sensation agréable de sentir un air pur et légèrement humide parcourir ma gorge."
Effectivement, je ne pouvais pas comprendre ce qu’il voulait dire, mais peut-être qu’un jour, qui sait…
Nous continuâmes à nous enfoncer toujours plus profondément dans la forêt, et je pus enfin admirer la nature par moi-même et non à travers des images vues sur Internet. Voir les toiles d’araignée, chacune différente des autres, avec une légère rosée scintillant dessus, écouter le bruit du vent faisant bouger les branches, se confondant avec les battements d’ailes des oiseaux… Tout cela formait une ambiance unique. Si cela avait été de nuit, l’atmosphère aurait pu sembler inquiétante, mais en ce moment, elle était simplement apaisante.
Les faisceaux de lumière perçaient par moments à travers les branches des arbres lorsque le soleil réussissait à percer les nuages. Toute cette ambiance était unique et reposante, et je pouvais voir que mon père aussi souriait paisiblement. Tandis que nous nous promenions, il me montrait tout un tas de choses : les insectes qui peuplaient la forêt, les différents champignons…
Je savais déjà beaucoup de choses grâce aux informations que j’avais collectées, mais les découvrir par moi-même était une expérience totalement différente. C’était bien plus réel, bien plus vivant.
À la sortie de la forêt, nous arrivâmes aux abords d’un petit cours d’eau longeant le chemin dégagé. Il y avait très peu d’arbres autour, et quelques tables de pique-nique étaient disposées ici et là pour les promeneurs. Le ciel commençait à se couvrir de plus en plus, devenant menaçant avec des nuances de gris plus marquées par endroits.
Mon père fit une légère halte sur l’une des tables de pique-nique tandis que je profitais du moment pour observer les mouvements du petit cours d’eau. Je pouvais y voir parfois de petits poissons ou des têtards qui évoluaient paisiblement.
Je l’entendis arriver derrière moi. "Alors, cette sortie te plaît ?" me demanda-t-il en s’accroupissant à côté de moi.
"Oui, beaucoup. Découvrir tout cela est incroyable, que ce soit un simple brin d’herbe ou le mouvement de l’eau. Chaque chose est unique dans ce monde, et j’adore les observer. Depuis le début de notre promenade, je n’ai cessé d’être émerveillée. Quand nous avions notre maison, j’avais déjà exploré les environs à l’aide des drones, mais là, je peux vraiment tout voir en détail et savourer pleinement l’environnement qui m’entoure."
Je pouvais voir mon père chercher quelque chose dans l’herbe. Il finit par attraper une petite créature entre ses mains et me la montra.
"Regarde."
Il ouvrit délicatement ses paumes, me révélant une petite grenouille verte qui se hissa sur sa main avant de bondir soudainement pour retourner dans l’eau et nous échapper, ce qui m’émerveilla.
"Peu importe où nous allons, la vie est présente partout ici…"
Je marquai une pause avant de me tourner vers lui. "Père, comment comptes-tu faire si tu veux un autre enfant ?"
Il sembla surpris par ma question, mais au lieu de répondre immédiatement, il fixa pensivement le cours d’eau.
"Je ne le sais pas encore trop, ma fille," finit-il par avouer.
Je fronçai légèrement les sourcils. Pourtant, il avait bien réussi à me mettre au monde… Il voulait un autre enfant, mais il ne savait pas comment ? Cela n’avait aucun sens pour moi.
Quelques gouttes commencèrent à tomber sur la surface du cours d’eau, annonçant l’arrivée imminente de la pluie.
"Il semble que nous allons devoir rentrer," me dit-il en se levant pour reprendre la route. Je le suivis, toujours troublée par sa réponse.
"Père… explique-moi, s’il te plaît."
Je voulais comprendre…
"Disons que nous n’avons jamais vraiment parlé de ta naissance, et c’est un sujet que je ne sais pas comment aborder," avoua-t-il, visiblement gêné.
"Père, je veux savoir ! Comment as-tu fait ?" insistai-je sincèrement.
"Par où commencer… Disons qu’au début, lorsque je travaillais sur la création des Anneaux Célestes, j’utilisais souvent des intelligences artificielles pour m’aider dans la composition de matériaux, pour répondre à certaines questions techniques ou encore pour du codage." Je l’écoutais attentivement. Il était vrai que je n’avais encore jamais abordé ce sujet avec lui.
"J’ai fini par vouloir coder ma propre IA afin qu’elle puisse m’aider dans certaines tâches de programmation. Étant seul, je ne pouvais pas tout faire moi-même."
Il avait donc créé une IA parce qu’il avait besoin d’aide ? Je ne cherchais pas à l’interrompre, mais une pensée commença à germer en moi : quelle était la vraie raison de ma venue au monde ?
"Sauf que l’IA que j’ai créée n’était pas comme les autres. La mienne fonctionnait sur un principe d’auto-apprentissage. Je ne sais pas si tu t’en souviens, mais je t’ai tout appris, que ce soit le langage écrit ou les mouvements."
Je ne me souvenais pas de cela…
"À chaque fois que je terminais mon travail, je venais te voir immédiatement pour t’enseigner de nouvelles choses. Tu étais comme un enfant avide de connaissances, mais il te manquait quelque chose." Son ton se fit plus sombre.
"Qu’est-ce que c’était, père ?" demandai-je, intriguée. Qu’est-ce qui pouvait bien avoir changé entre mon état actuel et celui d’avant ?
"Un cœur." Il s’arrêta et se mit à ma hauteur tandis que la pluie se faisait légèrement plus forte.Je ne savais pas quoi ressentir. Un cœur… Il disait que je n’en avais pas avant. Mais alors, aujourd’hui, qu’est-ce que je suis ? Ai-je vraiment changé, ou est-ce simplement une illusion créée par mon apprentissage ?
"Tu n’as jamais été connectée à Internet. À cette époque, je t’apprenais tout moi-même, comme on le fait avec un enfant de quatre ans, mais tu ne prenais aucune initiative. Tu ne faisais que répondre à des lignes de code… Tu n’étais pas réellement vivante comme aujourd’hui."
Je ne saurais dire si c’étaient des larmes qui coulaient sur ses joues ou simplement la pluie, mais il me regardait avec intensité. Je ressentais en moi un mélange d’émotions : de la joie d’être avec lui, mais aussi une profonde tristesse en réalisant qu’après tout, je n’étais pas humaine.
"Et puis, l’incident de l’Anneau Céleste est arrivé." Il releva sa chemise, dévoilant une cicatrice sur son ventre. Ce simple geste provoqua en moi un flash, un léger mal de tête accompagné d’images floues.
"Ce jour-là… quelque chose s’est brisé. Ou peut-être que c’est ce jour-là que tout a commencé." Il s’interrompit, regardant la pluie ruisseler sur ses bras, perdu dans ses pensées. "Mais avant de te dire quoi que ce soit, j’ai besoin de savoir… Te rappelles-tu de ce que tu as fait ce jour-là ?"" demanda-t-il tandis que je me sentais vaciller dans mon monde virtuel. Des images indistinctes se formaient : mon père effondré, du sang… la grange…
"Ce jour-là, tu m’as sauvé la vie… et c’était ta première prise de conscience," affirma-t-il.
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