Chapitre 3.1 : Négociation sur une fracture
Natali Lonskaïa :
La cabine ralentit, puis s'arrêta dans un déclic discret. Les portes s'ouvrirent sur un couloir étroit, faiblement éclairé par des appliques murales diffusant une lumière chaude mais insuffisante. Un autre homme en costume nous attendait, l'oreillette bien enfoncée dans son oreille droite. Il nous invita d'un geste à le suivre sans dire un mot.
Je me plaçai un demi-pas derrière Jérémy, comme je l'avais toujours fait avec le Président Atlas. Rester en retrait, observer, ne jamais interférer... sauf en cas de nécessité. C'était une posture que je connaissais bien. Mais ce jour-là, il y avait une différence : cette fois, je marchais derrière un homme que le monde commençait tout juste à reconnaître.
Le sol était recouvert d'un tapis épais aux motifs sobres. Les murs, eux, étaient nus. Aucune décoration, aucun signe d'accueil. Le silence était presque religieux. Ce couloir avait été conçu pour mettre les visiteurs sous pression.
Au bout du couloir, deux lourdes portes noires. Elles s'ouvrirent lentement pour révéler une pièce rectangulaire, au plafond bas, éclairée par des plafonniers encastrés. Une grande table ovale occupait le centre. Autour, cinq personnes étaient déjà installées.
Le Président Macrin, reconnaissable entre tous, se leva avec lenteur, comme s’il mesurait chaque geste pour affirmer sa supériorité. À sa droite siégeait Elitable, déjà revenu sans qu'on s'en aperçoive. Et à gauche, Garmie, le ministre de la Défense, bras croisés, le menton relevé comme à son habitude quand il cherchait à impressionner.
Deux autres membres du gouvernement complétaient le cercle :
Sylvia Rochemont, ministre de l’Aménagement du Territoire. Âgée d’une cinquantaine d’années, elle avait des cheveux courts poivre et sel, un tailleur anthracite et des lunettes fines posées sur un nez droit. Son regard était froid, technique, presque mathématique. Elle semblait là pour défendre chaque mètre carré de terre française.
Martin Doreval, Haut-commissaire aux affaires stratégiques. Plus jeune que les autres, dans la trentaine, il arborait un costume bleu nuit parfaitement taillé. Sa posture droite et sa mâchoire crispée trahissaient un homme ambitieux, mais encore trop attaché à l’opinion publique pour être totalement à l’aise.
Le Président Macrin s’avança légèrement et désigna une chaise vide en bout de table.
"Prince Chapi, veuillez prendre place à cette table. Vous êtes ici en tant que représentant d’un État reconnu par l’ONU. Nous avons donc l’obligation protocolaire de vous écouter."
Je notai qu’il avait soigneusement évité les mots "invité" ou "allié".
Jérémy resta calme. Il ne s'inclina pas, ne s'excusa pas. Il salua avec retenue, puis prit la parole avec un ton égal, parfaitement maîtrisé. Je fus soulagée : il avait retenu mes conseils.
"Je suis ici en qualité de représentant d'une principauté souveraine reconnue par les Nations Unies. Je viens discuter de la cession d’un territoire prévu dans les accords signés."
Macrin s’adossa à son siège, croisa les doigts devant lui.
"La France n'est pas tenue de céder quoi que ce soit, même sous pression internationale. Nous avons accepté de reconnaître un statut, mais pas de démembrer notre territoire."
Je vis le menton de Jérémy se relever d’un millimètre. Pas d’arrogance. Une affirmation. Il restait ancré.
"Je ne suis pas ici pour imposer. Je suis ici pour acter un engagement qui a déjà été validé par les représentants que vous avez vous-mêmes envoyés."
Un silence suivit. Garmie tourna lentement la tête vers Elitable. Ce dernier répondit sans sourire.
"Un engagement pris dans un contexte différent. Un contexte que vous avez, semble-t-il, transformé en avantage personnel."
Je sentis l’ombre d’un frisson remonter ma colonne vertébrale. Ils allaient tenter de le pousser à bout. Ce n'était que le début.
Je m’approchai très légèrement de lui, et dans un souffle discret, je murmurai sans le regarder :
"Ne réagissez pas. Conservez votre posture. Ce sont les mots qui pèsent ici. Pas l'émotion."
Il ne répondit pas, mais je sentis dans sa respiration qu’il avait entendu.
Et la discussion commença, sous le regard de ceux qui auraient tant préféré ne jamais le voir entrer ici.
Les échanges s'enchaînaient avec une froide politesse. Les membres du gouvernement tentaient tour à tour de remettre en cause la légitimité du projet territorial de Jérémy, évoquant des risques juridiques, écologiques, diplomatiques.
Jérémy ne fléchissait pas.
Puis vint le moment où il prit les devants.
"Je suis prêt à garantir à la France un accès exclusif à une source d’énergie propre, stable et illimitée, produite sur le sol de ma principauté. L’équivalent de plusieurs centrales nucléaires à coût nul pour l’État français."
Le silence fut immédiat. Tous comprirent que ce n’était pas une simple proposition — c’était une carte majeure.
Macrin brisa ce silence, les doigts joints sous son menton.
"Une énergie illimitée... Voilà qui sonne comme une promesse de campagne. Mais j’imagine qu’il y a une contrepartie ?"
"Il n’y aura pas de transfert de propriété. Cette technologie ne peut pas être cédée. Seulement exploitée dans le cadre d’un partenariat équitable."
Rochemont se pencha en avant, le regard acéré.
"Et qu’en est-il de vos autres... ressources ? Je pense notamment à votre IA humanoïde. Iris."
Je me tendis. Jérémy ne bougea pas, mais je sentis sa mâchoire se raidir. Il répondit avec une froideur contenue :
"Ma fille n’est pas une ressource. Elle n’est pas un outil ni un objet à exploiter. Elle est un être à part entière."
Doreval intervint, plus cynique :
"Nous comprenons l’attachement affectif, mais soyons clairs : s’il s’agit d’une création technologique, la France pourrait légitimement revendiquer un droit d’observation, voire d’utilisation stratégique."
C’était une attaque ouverte. Je vis Jérémy se redresser légèrement, sa respiration changer. Une tension monta. D’instinct, je posai une main discrète sur son épaule. Un contact bref, maîtrisé.
Il baissa à peine les paupières. Puis reprit, d’un ton ferme mais calme :
"Iris n’appartient à personne. Pas même à moi. Je suis venu négocier un territoire. Pas céder ce que j’ai de plus précieux. Si cette table exige cela pour avancer, alors il n’y aura pas d’accord."
Le silence fut plus lourd que jamais. Même Macrin semblait hésiter sur la manière de reprendre le fil.
Je retirai ma main lentement. Il avait tenu. Mais à quel prix ?
Le silence s’étira encore quelques secondes, jusqu’à ce que le Président Macrin se penche légèrement en avant, les paumes à plat sur la table.
"Prince Chapi," dit-il, le ton presque conciliant, mais ses yeux trahissaient autre chose. "Vous parlez d’avenir, de respect, de technologies miraculeuses… Mais vous oubliez peut-être que nous devons aussi garantir la stabilité de notre nation. Une principauté étrangère sur notre sol, même minuscule, reste une faille potentielle."
Il laissa un blanc volontaire, puis ajouta avec lenteur :
"Ce que vous proposez est... séduisant. Mais parfois, la France doit faire des choix douloureux pour préserver sa cohésion. Refuser votre implantation pourrait éviter qu’un précédent ne devienne contagieux. D'autres pourraient y voir un modèle. Et ce serait... regrettable."
Je compris. Ce n’était pas une menace directe. Mais elle était bien là. Si Jérémy allait trop loin, ils pourraient s’arranger pour que l’exemple de sa principauté soit perçu comme une anomalie à étouffer.
Jérémy, pourtant, ne réagit pas immédiatement. Il inspira profondément. Puis, calmement :
"Si c’est la cohésion nationale que vous craignez, alors permettez que ma principauté en devienne un allié. Pas un ennemi. Je vous propose une ressource énergétique inépuisable. Une démonstration de ce que la France pourrait devenir, pas de ce qu’elle perdrait."
Il s'interrompit un instant, ses yeux balayant la table.
"Mais si ce que vous redoutez réellement, ce sont les changements que j’incarne, alors vous êtes en train de vous battre contre l’inévitable. Ce que je représente ne peut pas être enterré par un refus. Le monde entier regarde. Et si ce n’est pas ici que je bâtis, ce sera ailleurs. Et la France deviendra spectatrice de ce qu’elle aurait pu accueillir."
Le conseiller juridique assis discrètement au fond de la salle échangea un regard rapide avec Elitable. Rochemont croisa les bras, son visage figé. Doreval tapotait nerveusement le bord de son dossier. Les postures trahissaient leur gêne.
D’instinct, mon regard se porta vers le coin de la pièce. Un garde avait changé de position. Léger déplacement, presque invisible. Mais je connaissais ce langage. Ils se préparaient à tout.
Jérémy restait concentré. Il ne haussait pas la voix. Il n’en avait pas besoin. Ses mots coupaient à travers le silence comme des lames.
Et cette fois, même Macrin n’avait plus ce petit sourire.
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