Perception différée — 2 (V2)
Un coup discret et rapide lors d’une bousculade suffirait pour régler le problème. Agon attrapa la lame cachée dans sa tunique. Un coup discret, rapide, lors d’une bousculade et ce serait réglé. Il fit volte-face, mais l’ennemi était déjà sur lui, les faisant basculer. Ils tombèrent à même la corne. Agon tremblait, à deux doigts de percer le ventre d’un pauvre gamin affolé en tenue de transpasse. Sans un regard, celui-ci repartit immédiatement, sans même s’excuser. Il n’avait rien vu, rien compris. C’est à peine s’il l’avait remarqué. Il fila, comme un imbécile, sans se douter qu’il venait de frôler la mort.
L’instant d’après, la foule laissa passer quelqu’un d’autre. Une personne si vive qu’on l’aurait confondue avec un chat ou un singe. Comment la vieille Sim Mana pouvait-elle courir à une telle vitesse ? Seule une fille du Venteux, glissant sur l’air, pouvait réaliser ce genre d’exploit. La conteuse le dépassa et se jeta sur le transpassant qui venait de le bousculer. La cohue se referma sur eux. Une aubaine. Agon s’empressa de les contourner et s’élança vers le dôme. La Vox vociférait, mais il n’écouta pas ses absurdités. Cette impie ne méritait pas toute l’attention qu’on lui prêtait.
Les pontiers sortirent de leur poste d’observation pour voir de quoi il retournait. Agon en profita pour rejoindre les ponts menant au Dôme avant qu’ils ne commencent à répartir les charges sur des passerelles collatérales. Il passa juste à Temps, les déesses étaient de son côté, tout s’agençait parfaitement.
Le dôme était juste au-dessus. Agon parvint à s’immiscer dans un groupe d’acolytes du Vent qui, légers comme la brise, presque flottants, l’accueillirent comme le bassin intègre la goutte. Il se glissa, en leur compagnie, sous les voûtes, laissant l’effervescence de la Cité derrière. Vent les poussait, un courant sifflant les mena dans l’amphithéâtre.
Agon avait oublié à quel point ce lieu était affreux. Il l’avait toujours détesté. Face à ces deux arènes en miroir, ces deux mondes en regard, beaucoup pensaient voir au-dessus de leurs têtes le monde des dieux regardant le monde humain, en contrebas. Seulement cette splendeur ne faisait que masquer au public stupide ce qu’ils révélaient en creux : l’irrespect, l’avidité, l’abus. Ils bâillaient d’émotions, ces inconscients, alors qu’ils contemplaient dans les hauteurs l’œuvre d’ancêtres qui avaient creusé la Terre jusqu’à la blesser ! Leur apogée n’avait rien de glorieux, elle avait renversé le monde ! Réveillez-vous !
Mais non, personne ne se remémorait vraiment les crimes anciens, même les Ter du Vent autour de lui s’illuminaient en pénétrant l’amphithéâtre. Ils n’étaient pas si avisés, finalement. Agon laissa là sa déception et se rendit dans les allées périphériques, les plus excentrées. Il avait son objectif bien en vue.
Alem… Bientôt tout sera fini.
La foule grouillante remplissait de plus en plus les gradins, il devait se dépêcher. Les hauts-Aers, se déversant depuis leur entrée réservée, loin du menu peuple, s’installaient à leur aise. Agon alla se poster à hauteur de leur garde. Leurs plumes et leurs casques d’oiseaux de proie étaient autant de murs entre eux et les inférieurs.
D’un coup, il la vit. L’Acastale cheminait lentement, pour aller s’installer. Des suivantes la guidaient pour palier à sa vue défaillante, tournant autour d’elle comme des abeilles autour d’une ruche. La brume envahissait de plus en plus les yeux de l’enfante inespérée. Le signe était évident, nul n’en était dupe à l’assemblée de temples : la souveraine ne parvenait plus à voir ce qui se jouait sous ses yeux. Exactement à l’image de la Terre avant qu’elle ne dépérisse et se retourne. La menace avait beau être patente, l’Acastale préférait ignorer les signes plutôt que laisser l’arbre-trône à sa fille-géminé. Les réaliennes, les caste-élus, la Dicte. Personne n’osait parler. La Cité courrait à sa perte.
Agon tâtait dans sa poche les petites sphères solides. Ça le calmait, l’aidait à attendre. Une famille Artes de belle lignée se plaça derrière lui, puis un couple de Ter à sa gauche, qui le saluèrent selon la coutume. Un personnage taciturne s’ajouta à sa droite. Il ne le salua pas et rabattit légèrement sa capuche sur son front, comme s’il voulait cacher sa caste. Autour, les sièges se remplissaient peu à peu. Une poignée de Vox s’installa dans la rangée de devant, suivie d’un groupe d’Inter que d’aucuns auraient trouvé amusants, mais qui étaient en réalité prodigieusement énervants. Frivolités ! criait une voix au fond d’Agon. Il n’était pas à sa place dans cette foule répugnante. Il serra encore plus les sphères de corne, jusqu’à se faire mal.
Tout en bas de l’amphithéâtre, Ober Hin arriva sur l’estrade. Il semblait se disputer avec Argast Fan, tandis que Réus Tes tentait de le soutenir. Argast, le fervent défenseur de l’Illum devait probablement s’opposer à une quelconque décision du Ter-élu. Les querelles habituelles…
Soudain, à l’occasion d’une rumeur, tout le monde fit silence en comprenant que l’appel aux dieux allait sonner. L’immense trompe se mit à mugir. Les chairs vibrèrent jusqu’à brusquer les incarnats, les laissant meurtris et saisis par l’absolu. Agon en sortit galvanisé et encore plus déterminé. Le calme s’installa en un souffle, puis commença l’exhortation. Le Ter-élu fit tonner sa voix à l’amplitude divine. Ses mots résonnèrent dans la voûte et la contre-voûte, pour saisir la population en adoration. Une harangue magistrale, rappelant aux humains leur condition et leur prescrivant les sacrifices auxquels ils doivent se soumettre. Une morale portée aux roches, une tonalité évoquant Messagère incarnée, un exhorte dont seul Ober Hin avait le secret. Après un tel discours, inutile d’interroger encore les raisons des conduites ou de questionner le fond : tout était là, clair, limpide. Ces jeunes transpassants frémissant en contrebas voyaient à présent leur trajectoire apparaitre sous leurs yeux : une fois le gouffre passé — les dieux inférieurs affrontés — ils devraient vivre de leur labeur et procréer pour s’inscrire dans l’alignement au monde. Tel était leur devoir sacré. La péroraison se conclut sur une note d’espoir qui renforça les cœurs et fit s’unir les voix : la réversion était pour bientôt !
Bientôt Alem ! Et je vais y contribuer !
La clameur s’éteignit, Agon redoutait déjà la suite : la mise ne scène de l’Illum. Laissez place au spectacle, aux cabrioles et aux singeries de Lias Mav, le maître de l’épate, le champion du cabotinage ! Il avait pourtant l’allure d’un vulgaire Vox vagabond et délirant. Tout le monde l’adorait alors qu’il ne faisait que défendre des idées contre nature, sous le couvert de belles phrases et de développements alambiqués. Comment pouvait-on ne pas s’en rendre compte ? Au lieu de se soumettre à l’évidence du discours CéliTerrien et suivre le sens du monde, il préférait manier les mots, les faire jouer, et déjouer sans cesse le tissu de sens de Messagère. Les gens se perdaient dans ses phrases. Et ces imbéciles, fascinés, le suivaient aveuglément. Ils marchaient dans ses pas, non pas parce qu’il avait raison, mais parce qu’il les intriguait, les fascinait… Comme le Vide…
Ils s’en mordront bientôt les doigts.
Le vieux sournois apparut, à demi vêtu, pour bien démontrer qu’il allait voyager sans artifices et ouvertement braver le Ciel. Il avait cette attitude qui laissait croire qu’il ne souciait guère du peuple et de son regard. Ce n’était que du chiqué, le vieil Illum ne voulait qu’une chose : être admiré, susciter l’adoration, pour qu’on le suive. Il s’élança. Bien sûr, il connaissait le trajet par cœur, après tous ces mi-alignements. À ceci près que l’arrogant n’avait aucune protection cette fois. Il voulait démontrer — exhiber, plutôt — que rien au monde ne pouvait défaire son lien à Attraction et Terre. Le vieillard agile se mit à escalader l’amphithéâtre inversé avec la même habilité que ces singes qu’il aimait tant côtoyer. Agon l’avait déjà vu de nombreuses fois joué avec eux dans l’arbre réifié, au jardin de l’ouïe. Ils devaient être de même nature… D’où sa facilité à gravir la salle comme l’un d’eux. Il n’y avait aucun doute dans ses gestes, ces mouvements étaient naturels, il n’avait pas besoin de protection, ce qu’il aimait montrer.
Mais s’il tombait, Alem ? S’il venait s’écraser sur les travées d’en bas ? se demanda Agon, en voyant le public à sa verticale qui s’écartait vivement. Alors, je ne pourrais rien faire… La cérémonie serait interrompue.
Il se surprit à espérer que cet individu — dont il espérait d’ordinaire qu’il disparaisse, lâché par Attraction — s’en sorte, parvienne à attraper l’éminente boucle axiale. Il vibrait de plus en plus avec ses voisins tendus.
Agon ferma les yeux. Il se laissa porter par les sons, les souffles et les vibrations. Le peuple se laissait tellement prendre par les images qu’il ignorait qu’il était possible de s’en passer.
L’extinction de la vue calmait le cœur et permettait finalement d’être encore plus attentif. Il suffisait de lire le Vent et ses trajectoires. Il tressautait ainsi de nez en gorges, animant les carnas de son souffle.
Il fallait écouter ses déplacements et ses allées-venues. Il se glissait entre les carnas, laissant, dans son ressac, les traces vives de son passage. Les yeux étaient inutiles quand on sentait le Vent.
Agon savait ce qu’il se passait. À chaque danger les ventres se tendaient, emprisonnant l’air ; dès que l’obstacle était dépassé, son flux se dégageait, libéré à nouveau.
À un moment, très clairement, la circulation du Vent se mit à redevenir fluide, bien plus harmonieuse. Comme soulagée.
Agon rouvrit les yeux. Le vieil homme se balançait en bout de corde-axe au-dessus du Ciel. Le spectacle s’achevait, bientôt il allait accomplir la figure qui viendrait couronner sa performance.
Le peuple allait encore plus le révérer. Après un tel exploit, il mangerait même dans sa main, comme l’ensemble des Ter. Après s’être réceptionné sur le bord du gouffre et avoir salué la foule, l’Illum disparut tel un mirage. La trompe retentit à nouveau.
Les dieux arrivaient pour faire le tri dans la nouvelle génération. Ceux que Terre désirait, les enfants d’Attraction, et ceux destinés au Ciel, offrandes au Vide.
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