Perception différée — 3 (V2)
La tension montait, Agon sentait ses tempes palpiter. Par où allait-il émerger, de quel recoin allait-il s’extirper ? Alem lui avait bien expliqué ce qu’il devait faire lorsqu’il l’apercevrait, mais il ne savait pas à quel moment, ni comment, le presque-là allait se manifester. Ce serait probablement spectaculaire, cette chose voulait marquer les incarnas pour leur faire croire qu’elle était d’essence divine.
Aux abords du gouffre, les accompagnants cérémoniels expliquaient aux transpassants la méthode pour traverser et aboutir au monde citoyen. Pour peu que ces jeunes la suivent et s’insèrent dans une trajectoire divine, ils passeront sans encombre. En ces lieux Terriens, Attraction prédominait, le dôme faisait quasi office de temple. Ici, on bravait le Vide, on affrontait le Ciel sous le couvert de la Mère et de la Fille. Seuls les imparfaits, les faibles et les non-viables étaient laissés aux dieux inférieurs.
La sombre lueur du puits était comme un œil qui le regardait. Le Ciel savait-il ce qui allait se passer ? Le Vide va-t-il…
Un éclat de rire à quelques pas le fit soudain sursauter. Agon sentit sa nervosité monter d’un cran. Est-ce que le presque-là ne se tenait pas déjà quelque part dans la salle, mêlé aux citoyens ? L’étranger pouvait même être juste à côté de lui !
Comme l’homme encapuchonné, à sa droite. Une personne seule, un jour comme celui-ci ?
À la cérémonie du transpassage, les citoyens venaient quasiment toujours accompagnés, c’était une fête de famille, célébrant le passage des générations.
En plus il semblait nerveux, comme s’il ne tenait pas sur place. Agon se pencha, discrètement, pour essayer de distinguer son sceau de caste, ce qui lui fit rabattre encore plus sa capuche. Impossible de voir son visage.
Agon glissa lentement sa main dans sa tunique, à la recherche de la lame. « Ne tente pas d’attaquer le presque-là, avait dit Alem. Sa nature de simulacre empêche qu’on puisse l’atteindre, il n’est pas tout à fait présent. Pour le toucher, il nous faudrait atteindre sa source et celle-ci n’a de cesse de se déplacer. Agon, si tu le rencontres, ne tente rien ! Tu dois t’en tenir au plan ! » Je sais Alem, je sais ! Mais, je suis prêt à me défendre, au cas où !
Agon essaya de se concentrer pour entendre sa respiration. Respirait-il ? émettait-il ce sont caractéristique, « vibratile » comme disait Alem ? Le brouhaha du public noyait tous les bruits particuliers. Agon avait l’impression de discerner une respiration qui allait en s’accélérant. Il n’y avait pas de bourdonnement. Les mains de l’homme se crispaient sur l’étoffe qui couvrait ses genoux, il était de plus en plus tendu. En serrant sa lame cachée, Agon réessaya de se pencher pour apercevoir son visage. L’homme se tourna vers lui.
— Tu vas arrêter de me dévisager ! Sinon j’appelle la garde ! cracha-t-il, perçant Agon de ses yeux d’azur.
Agon lâcha son arme, sortit ses mains et les agita piteusement.
— Excuse-moi, Inter, balbutia-t-il. Je ne…
— Quoi ? Tu n’as jamais vu de citoyen aux yeux bleus, peut-être ? s’emporta-t-il, tout en se redressant. Encore un qui va dire qu’il ne veut pas s’assoir à côté d’un fils du Ciel ? Que je porte malheur ? Que je suis maudit ? Que je sens l’orage et la mort ?
— Non… Je… voulus répliquer Agon, décontenancé.
Il ne savait plus où se mettre. L’Inter semblait hors de lui.
— Change de place, Ter ! Ce n’est pas à moi de bouger ! Et vous, là ! fit-il à l’adresse de leur entourage surpris. Qu’est-ce que vous regardez !
Les autres citoyens détournèrent vivement le regard, comme honteux. Agon comprit que cet homme était rempli de Vent, déjà, mais surtout qu’il ne se rassiérait pas tant qu’il ne changerait pas de place. Aussi articula-t-il en inclinant la tête :
— Mais la salle est pleine, Inter, et je ne trouverai plus d’autre place… Je vous assure que je n’ai rien contre vos yeux !
— Quoi, mes yeux ? Partez, ou je siffle la garde !
Agon ressentit alors une envie folle de saisir sa lame et couper la parole à cet imbécile qui réduisait ses plans en cendres. Il remit ses mains en poche et articula, lentement :
— Laisse-moi donc me rassoir, et discutons. Je t’assure que…
L’Inter, dont le teint rouge tranchait désormais avec l’irréelle clarté de son regard, conduisit son pouce et son index vers sa bouche. Un mot de plus et il sifflerait la garde. La main d’Agon se serra sur sa lame, une petite portion de celle-ci pénétra même son doigt. La douleur le ramena à lui.
Pardon Alem…
Il baissa les yeux et entreprit de quitter la rangée. Il dut franchir l’armée de genoux et de pieds de citoyens ennuyés. Il n’était pas de bon ton de bousculer à ce moment de la cérémonie, car les jeunes gens allaient bientôt se lancer. D’ailleurs, en attardant son regard sur le gouffre pendant qu’il tentait de s’extirper de l’allée, Agon vit un premier transpassant s’avancer. Les dieux lui mettaient-ils des bâtons dans les roues ? Pourquoi cette résistance divine ? Cet Inter et son honteux azur, ce dissemblable, cet enfant d’Ironie.
Déesse troublante, ainsi tu veux m’arrêter ? Sais-tu que je fais cela pour ta Mère ? Et toi, tu ne songes qu’à ramener ton odieux désordre ! « Je ne me laisserai pas faire ! » lui lança-t-il enfin, échappant au fatras de gens.
Laisse, Ironie, finalement, ça m’arrange !
Il venait de déboucher dans une allée bordée des autours de la garde suprême, donc proche des travées des Hauts-Aers. Agon retira ses mots lancés à la déesse de trouble, cette altercation était une aubaine, voire une bénédiction. Il s’assit en bout d’allée, entre les escaliers et le premier siège, ce qui attira le regard outré d’une Vox et son mari. Lesquels se détournèrent rapidement pour revenir, captivés, à ce qu’il se passait en contrebas.
Un transpassant se balançait sur la corde-axe, la joie au ventre, en poussant un hurlement triomphal qui emplissait toute la salle. Agon eut à peine le Temps de le voir finir sa course pour atterrir sans grâce à l’autre extrémité du puits que déjà tout le monde se levait pour l’acclamer. Le premier transpassant venait de passer.
Pendant que la foule stupide glapissait, Agon inspecta tout autour. D’où l’ennemi allait-il donc venir ? Quelle forme prendrait-il ? Comment fonctionnait-il ? Rien n’était clair pour lui, à l’époque, et Alem avait renoncé à lui expliquer. Il se rappelait juste de ses explications nébuleuses : « Nous ne savons pas ce qu’il est, ni l’origine de ses pouvoirs. Par contre, nous connaissons ses objectifs.
— Mais comment sais-tu cela ? avait demandé Agon, alors qu’il regardait son ami s’allonger sur sa couche.
— Je ne peux pas te dire qui m’a — qui nous as — chargé de cette mission. Mais sache que celui qui m’a prédit ces évènements est une personne très haut placée.
— Un Ter ? Un Élu ?
— Chut, parle moins fort, avait continué Alem en chuchotant. Qu’importe ! C’est une source sûre ! Écoute, cet être, quand tu l’apercevras, il t’apparaîtra de nature divine. Il te faudra faire abstraction de cela, en tant que Ter dévot, si tu te laisses prendre, tu refuseras d’intervenir ou de lui nuire. Il te faut savoir que cette chose n’est pas un dieu ni un ancien, mais qu’elle en prendra l’allure, car elle est une figure d’illusion. Ne la confonds pas non plus avec Ironie. Car, bien que l’anomalie puisse dépendre de la déesse et même en tirer ses pouvoirs, elle ne peut en aucun cas être considérée comme l’un de ses avatars. L’ordonnateur me l’a assuré, Agon ! Tu n’offenseras aucun dieu en intervenant !
— Mais comment le reconnaitrais-je ?
— Mon ami, tu sauras que cette chose veut être connue de tous, avait dit Alem, en lui caressant la joue. C’est précisément parce qu’elle va attirer tous les regards que tu pourras intervenir. Ne la cherche pas, contente-toi d’agir quand elle sera-là »
Oui, Alem. Tu as raison. Je suis près, je n’ai plus qu’à attendre.
Assez rapidement, un autre enfant se présenta devant le gouffre. Agon fut surpris de reconnaître sa silhouette étrange. Petite en taille, trop blanche de peau et couronnée de cheveux aussi noirs que la nuit, il s’agissait de la fille qu’il avait bousculée sur une des susplaces.
Pourquoi elle ? Pourquoi maintenant ? Tout portait à croire que les signes s’assemblaient. Il y avait cette fille marquée du fléau d’Ironie qu’on lui mettait sous le nez deux fois ; cet homme aux yeux céruléens qui l’avait aidé tout en le malmenant ; trouver le bon chemin en croyant se tromper… Tant de choses semblaient être marquées du sceau de la déesse trompeuse. S’il savait Alem de bonne foi, Agon se demandait s’il n’était pas pour autant victime d’une tromperie divine.
La jeune femme difforme traversa le gouffre comme portée par le Vent. Ainsi, le Ciel l’avait refusé — ou Attraction l’avait gardée, qu’importe ! Que signifiait ce nouvel augure ? Agon n’était pas suffisamment versé dans l’art des signes et prévisions pour la saisir. Ses doutes ne faisaient que grandir. Devait-il vraiment accomplir cette mission et mourir pour une cause peut-être illusoire, un possible travestissement propre à Ironie ?
D’un coup, ça lui sauta aux yeux : elle était partout ! Même dans la structure de l’amphithéâtre ! Comment se faisait-il que personne ne l’ait relevé avant ? Le haut se moquait du bas, le bas insultait le haut, deux mondes s’y regardaient, se toisant, inverses ! Sa respiration s’accélérait à mesure qu’il comprenait : il ne devait pas le faire. Il s’agissait d’un piège dont la Messagère le prémunissait en soulignant les traits de sa sœur !
Agon devait sortir, s’éloigner de cette folie, tout de suite ! Mais que dirait Alem s’il partait ? L’aimerait-il s’il refusait d’obéir ? Comprendrait-il ces signes diffus et faciles à remettre en cause ? Comment pourrait-il assumer les suites s’il se trompait et que le presque-là apparaissait ?
Aide-moi Terre ! Et Messagère, explique-moi ! Que dois-je faire ?
Un troisième transpassant s’avança sur la planche de l’affront, il semblait à la fois hésitant et déterminé. Est-ce encore un signe ?
Il marchait vers son destin, comme envouté. Agon n’en pouvait plus, il voulait à la fois s’échapper et rester. C’est là qu’il le vit…
L’émanation, qui venait de germer de l’air, marchait elle aussi sur la planche, mais à l’envers. Elle singeait le transpassant par le dessous, en miroir. Les deux silhouettes avançaient ensemble et au même rythme, comme des reflets. Agon fut soudain pris par la perspective offerte, les deux amphithéâtres en reflets, les deux individus en reflet. Il eut soudain le vertige en se rendant compte que renverser le monde à cet instant n’aurait rien changé.
Les reflétés atteignirent ensemble l’extrémité du madrier, bras écartés. Leurs visages s’inclinèrent, leurs regards se rencontrèrent.
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