Rêves tronqués — 1 (V2)
— Je suis tombé au fond du Ciel… Et je me suis réveillé, fit Bane en bâillant.
Ulri se tenait devant le soleil, si bien qu’il ressemblait à une ombre. Il en attendait trop, n’était jamais satisfait. Jamais. Bane sentait son insatisfaction, il voulait entendre autre chose, comme chaque jour. Dès que Messagère quittait son sommeil, il débarquait dans sa chambre pour l’interroger, pour être souvent déçu.
— Encore, s’il te plaît.
Sa bouche devenait pâteuse à force de répéter. C’était déjà la quatrième fois. Une fois de plus que le jour d’avant. Tout ça pour cette folle d’Armina qui n’en finissait pas d’essayer de déduire des choses à partir de ses rêves… N’importe quoi. Comme son rêve, d’ailleurs. À contrecœur, Bane recommença.
— J’avais trois ou quatre bouches. Je ne sais plus. Peut-être même cinq ou six… Il y avait l’habituelle, celle du visage, mais aussi les autres, sur mes bras et mes jambes. Elles soufflaient, sans cesse, et tous… Ils avaient peur.
Il fit une pause, avant de reprendre. Ce n’était qu’un rêve, mais il n’aimait pas se souvenir de la joie malsaine qu’il avait ressentie en dominant ces gens.
— C’était dans la Cité, au-dessus du palais. L’Acastale m’en voulait. Sous son voile, elle grimaçait. Ses yeux brillaient. Je voulais m’en aller. Je sais que c’est bizarre, mais ma respiration était si puissante que je pouvais me tenir en suspension en soufflant vers le bas. Je ne volais pas vraiment, pas comme un oiseau ou un insecte. Je repoussais plutôt ma chute, en soufflant vers le sol et le Ciel. Comme si je refusais le Vide, en lui crachant mon Vent au visage…
— Continue…
Bane ne voulait pas à nouveau évoquer la suite. L’Acastale était sacrée. Mais il savait aussi qu’Ulri ne le lâcherait pas tant qu’il n’aurait pas repris son récit.
— Elle était furieuse. Sa fille… Sa fille voulait la blesser. C’est là que Terre est arrivée, gigantesque, avec un regard froid comme celui d’une statue. Ses neuf bras étaient armés. Elle m’a frappé…
— Ensuite ?
— Je suis tombé au Ciel.
— Oui, mais après ? Bane, essaye de te rappeler !
— Je crois que tu étais avec moi… On s’est cogné contre le mur du Ciel.
Ulri s’est redressé, la lumière trop vive s’est abattue sur Bane, l’obligeant à fermer les yeux.
— Sang-mort ! Tu n’as rien d’autre ? Le mur du Ciel ?
Il acquiesça. Bane n’essayait plus de mentir depuis qu’il avait compris qu’Ulri et Armina cherchaient un signe précis. Impossible d’orienter son récit sans savoir ce qu’ils cherchaient. Apparemment, ce n’était pas un mur dans le Ciel.
On lui refila la tambouille habituelle. Ce n’était ni bon ni mauvais, juste différent, comme tout ce qui se trouvait sous le territoire sans-caste. Différent. Le paysage, les subâtis, les plateformes, même la couleur de la Terre ; les gens, la nourriture, les habitudes, même les rites. Tout n’était qu’insulte aux dieux.
L’œil solaire avait beau étinceler, le Ciel se faisait laiteux et la brume affleurait sous l’enclave, donnant l’impression de former un sol cotonneux et solide, sur lequel on aurait pu marcher pour s’enfuir. Bane détestait la brume, elle n’existait que pour tromper et précipiter les naïfs au Ciel.
Il avala le mélange tout en surveillant Ulri qui regardait au loin, pris dans ses pensées. Deux sans castes se tenaient devant Bane, comme pour l’empêcher de le rejoindre. Avec leur attirail ridicule et leurs bambous mimant des lances, ils étaient ridicules. Ils passaient leur journée à le surveiller de près pour l’empêcher de se jeter au Vide. Comme s’il avait envie de ça…
— Pourquoi as-tu accepté ? fit Ulri, sans quitter le Ciel des yeux.
Bane lui avait déjà répondu. Sans doute que ça faisait partie de toutes ces questions qu’Ulri devait passer en revue pour sa mère.
— Pourquoi m’as-tu libéré ? lui renvoya Bane, histoire de changer.
— Armina attendait que tu survives, elle nous a dit que c’est dans la rencontre avec la mort que naîtrait ton envie de vivre.
Bane préférait ne rien répondre, mais ce fut plus fort que lui.
— Est-ce qu’il vous arrive parfois de remettre en cause les fables d’Ironie qu’elle vous sort à longueur de journée ?
— Parce qu’elle avait tort ? fit-il en se retournant, toujours avec ce regard intense qui forçait le respect.
Bane avait juste envie de lui cracher au visage, mais se retenait. Les dieux lui avaient expliqué, lui avaient même montré la marche à suivre. Il devait se calmer, mais c’était difficile.
— J’aurais pu y passer !
— Mais tu es là, devant moi, vivant. Tu as changé, tu es plus fort. Tu lis la corne. Tu as même pu lui parler et la remodeler. Armina avait raison. Pourtant, tu continues de le nier. Pourquoi as-tu changé d’avis ?
— Les dieux, répondit Bane. Ils m’ont autorisé à parler.
Ulri plissa des yeux, comme s’il allait le percer. En bon fanatique d’Ironie, il n’acceptait pas facilement les réponses simples et droites. Pourtant c’était la stricte vérité. En tout cas, en partie.
— Je ne sais pas si je peux te faire confiance, reprit Ulri en se détournant.
A quelques pas, il y avait la passerelle conduisant vers le cœur de l’enclave. Et, plus loin, l’immense aire sans-caste s’étendait. Les dieux lui avaient demandé d’y aller, mais Ulri et les sans-incarna le surveillait de prêt. Il ne pouvait que se promener aux abords de sa cellule, sous bonne garde.
— Mère voudrait te rencontrer. Elle voudrait… te tester, elle-même. Mais je me méfie.
— Mais tu as peur de quoi ? Que je l’attaque ? Moi, le petit Artes ? Tu ne seras pas là, avec les autres, pour la défendre ?
— C’est à d’autres genres de pièges que je pense… Tu as changé d’avis trop vite. Tu parles des dieux, mais si c’est bien eux qui t’ont parlé, ils ont aussi changé d’avis trop rapidement.
— C’est ridicule. Toi et ta mère avez pleuré pour avoir mes rêves, vous avez imploré les dieux, m’avez mis en danger, pour me convaincre, et à présent vous doutez de moi ?
Ces fanatiques ! Ironie était au plus profond de leurs veines, il n’y avait jamais moyen de bien faire avec eux ! Ils tordaient tout, sans cesse. Impossible de trouver la marche à suivre.
— Pourtant j’ai envie de te croire, et Armina aussi.
— J’ai prié, sans cesse. Les dieux m’ont dit de vous donner mes rêves, de vous suivre, de vous aider. Je vous ai détesté, je voulais tous vous crever, mais ils m’ont convaincu ! Ça ne te suffit pas ? Ils ont dit que je pouvais faire de grandes choses, ici. Je suis un Artes, probablement un périnsident. Je pourrais vous aider à mieux ancrer vos subâtis, vous aider à consolider ?
— Ou tout saboter… trancha Ulri. Écoute, l’ami, je ne demande que ça : te voir découvrir notre nation, comprendre ce que sont les proscendants, apprendre nos arts, nos connaissances et que tu nous enseignes les tiennes. Mais pas encore… Continue de me décrire tes rêves. Si tu le fais, ce sera la preuve que tu veux effectivement nous aider.
Dis lui le contraire, fit une voix — la voix féminine, au fond de lui. Bane ouvrit la bouche, prêt à lui dire qu’il refusait de l’aider dans ce conditions, mais se ravisa. C’était ridicule. Cette voix, en lui, Bane était de plus en plus certain qu’il s’agissait d’Ironie. Leur foutu culte le rongeait, comme une maladie, contagieuse. Il resterait droit, coûte que coûte.
— Je le ferai, jusqu’à ce que tu me fasses confiance, lança-t-il à Ulri.
Celui-ci l’avisa sans rien dire, puis lui sourit, avant d’emprunter la passerelle menant vers l’enclave.
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