Rêves tronqués — 2 (V2)

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— Je suis très grand et j’ai… j’ai un ventre énorme. C’est celui d’une mère prête à donner vie. J’ai beaucoup d’enfants, difformes, malades, tremblants. Des abjects. Ils m’entourent, je ne m’en occupe pas. Je ne les aime pas, ils sont déplaisants et font des choses impies. Je veux arrêter de procréer, mais ils réclament des frères et sœurs, et voudraient un autre sang, moins sale, moins noir… Je ne sais pas m’arrêter. La vie jaillit hors de moi… C’est horrible. Ils poussent sans cesse dans mon ventre, comme des maladies, ils me dévorent de l’intérieur. Il y a pourtant, en moi, proche de ma tête, un sang si noble qu’il brille à travers ma chair. Les enfants difformes le convoitent, et moi aussi. Je peux enfanter la perfection, mais je n’en ai pas le droit. La perfection est la clé de quelque chose… Une clé, encore…

 Ulri souriait. Il lui fit répéter le rêve une seconde fois, puis repartit confier les détails à sa mère. Les clés, Armina et lui adoraient ça, visiblement. Pourquoi ? Aucune réponse, mais ça changeait tout. Le lendemain, Bane fut invité à visiter l’enclave.

 On l’escorta sous bonne garde tout le long de la passerelle qui menait vers la poche de subâtis — quasi une grappe d’habitation — qu’ils appelaient tous l’enclave. Jusque là, Bane avait l’impression de se trouver en bordure de la cité sans-caste, mais il se rendit compte que c’était tout l’inverse. Le district où il était détenu se trouvait en réalité en plein milieu de leur monde.

 L’enclave elle-même n’en était qu’une parcelle. La taille de cet endroit lui donnait presque la nausée. Bane en fit part à Terre et Attraction, mais elles ne répondirent pas. Sans doute trop sidérées par ces horreurs. Les constructions — si on pouvait les appeler comme ça — s’empilaient n’importe comment. Elles ne ressemblaient à rien, sinon à des absurdités géométriques que n’importe qui, même ceux qui ne connaissaient rien à la Cité, aurait jugé affreuses, déjà, mais surtout dangereuses !

— C’est laid, bancal et mal construit…

 Ulri ne le prit pas mal, au contraire, il souriait.

— Tu as raison. Mais est-ce que, pour autant, cet endroit doit disparaître ?

— J’imagine que non, fit Bane en levant les yeux vers Terre.

 Ulri adorait la franchise. Pour Bane l’exercice était pour le moins difficile. Il avait passé toute sa vie à développer l’Art de ne pas blesser les autres. Combien de fois sa sœur ne lui avait pas rappelé de garder ses opinions pour lui. De rester humble et sage, de rendre hommage aux dieux en cultivant la mesure et le calme. Ici, c’était un autre monde, un monde où on pouvait cracher à la face des dieux et recevoir une récompense.

— Mais c’est juste que… ça ne devrait pas tenir, continua-t-il, après examen attentif aux structures.

 Il ne voyait aucune hypothèse raisonnable expliquant pourquoi ce qu’il voyait restait durablement accroché au monde. Sinon des roches aux qualités exceptionnelles, ou encore des ancrages extrêmement bien pensés. Ce qui était ridicule, vu l’endroit où ils se trouvaient.

— Les surbassement, qui… Qui les a susplantés ?

— Tu parles comme si tu ne m’avais jamais écouté, l’ami ! éclata Ulri, mais, en réalité sans colère, il était même enjoué. Ces lieux sont suspendus sous Terre depuis presque aussi longTemps que la Cité que tu imagines à l’origine du monde. Nous, les proscendants, sommes les héritiers des plus grands perinsidents ! Ce que tu vois là est bancal, mal subâti, car très ancien. Mais toutes les structures portantes sont d’une solidité à toute épreuve.

— Rien n’est plus ancien que la Forge…

— Tes certitudes tiennent à peu de choses, elles vont tomber le jour où je te montrerai la maison. La maison est plus ancienne que l’inversion.

 Ils s’enfoncèrent plus encore dans ce cauchemar urbain qu’était l’enclave. Partout, des aberrations. Des choses presque impossibles à suspendre, mais qui pourtant tenaient.

— J’imagine que, pour toi, l’Artes, toutes ces constructions semblent impossibles, fit Ulri en désignant une statue d’Ironie suspendue entre Terre et Ciel, à un câble de corne à peine visible. Notre monde n’a aucun sens, il n’est que le reflet du monde d’en dessous, le vrai monde. Et malgré ça, tu doutes… Tu te demandes pourquoi rien ne tombe. Ne vois-tu pas que c’est parce qu’Ironie est avec nous ? Dans chaque chose. Elle rend le précaire stable, l’impossible possible. Sinon, comment tout cela tiendrait-il, effectivement ?

— Vous adorez celle qui a brisé le couple originel, qui a fracturé notre monde.

— Même dans la Cité, il y a des prêtresses d’Ironie. Vous ne les jetez pas au Ciel, que je sache. Alors, pourquoi rejeter nos croyances, quand, vous aussi, vous la priez ?

 Il ne connaissait rien. Bane n’allait pas lui redire tout ce qu’il avait dû ingurgiter sur les bancs de l’école commune. Toutes les questions de symétries entre les dieux, l’équilibre à maintenir entre agonistes et antagonistes. Une phrase le résumait :

— Une prière pour déstabiliser, et deux autres pour rétablir l’équilibre. C’est la règle. Vous menacez l’équilibre du monde et vous ne vous en rendez même pas compte !

— C’est une illusion… Tout se vaut, voilà ce que ma mère nous enseigne. L’instabilité est la vie !

 Bane soupira et laissa son regard se perdre dans le lointain, par-dessous ces aberrations, vers l’horizon inversé.

— Vous êtes des enfants du Vide, sans caste, sans incarna…

— Mais alors ! s’exclama Ulri. Pourquoi vivons-nous ? Pourquoi Armina Told, une Ter, a pris la peine de m’adopter, m’enseigner et me former aux Arts ? Pourquoi les dieux, dans leur toute-puissance, ne nous ont-ils pas encore frappés, si nous sommes les monstres que tu penses ? Ces structures bancales pourraient facilement être balayées par des Tempêtes, non ? Pourtant, elles tiennent, comme chez vous, et nous sommes toujours là ! Sans Forge, sans temples, sans palais ! Sans Acastale, sans Aers… sans castes…

 Bane laissa sa tirade s’épuiser dans le Ciel. Il n’y avait rien à répondre.

 Ciel… Aide-moi…

 « Ça ressemble à une des histoires de Sim Mana. C’est bizarre. Je suis un genre de héros… Un héros blanc, fait de corne, qui vit dans un monde absurde, bien trop coloré. J’ai honte de mon aspect. Je me couvre de vêtements vifs, mais ça n’empêche pas les autres de voir ma blancheur anormale. Personne ne me comprend, mais moi j’essaye de comprendre chaque personne que je rencontre. Je veux même aller plus loin, aller au-delà, traverser tout et trouver la vérité. La vérité. C’est une déesse, cachée dans la corne. Elle parle, elle parle dans le rêve, elle me parle, elle parle au héros fait en corne. Elle veut que je la rejoigne. Mais un monstre garde l’entrée. Il est affreux, il est difforme… Il bouge de façon terrifiante. J’essaye de le blesser, de le brûler, même de le manger. A chaque fois, je m’enfuis, car il est vraiment horrible. Il se débrouille pour être de plus en plus horrible.

Alors, j’ai regardé le monstre… Je me souviens encore de ce que ça m’a fait quand je l’ai traversé. Il n’avait pas de corps, pas de matière. Et derrière…

La porte s’est ouverte. Je me suis réveillé… ».

 A chaque rêve, la silhouette de la déesse cachée dans la corne se précisait. Bane n’aimait pas la qualifier de déesse, mais il n’avait pas d’autre mot. Sa voix et sa forme n’avaient rien d’humain, mais elle ne ressemblait pas non plus aux autres dieux, comme si elle était à contre-courant du reste du monde. Bane n’aimait pas la sentir grandir. C’était sûrement Ironie qui se déguisait.

 Ulri, au contraire, jubilait à chaque fois qu’il la mentionnait.

— Viens avec moi ! lui avait-il dit, en le forçant à terminer son potage. Je vais te montrer quelque chose !

 Il le prit par la main, comme s’il n’était qu’un enfant, pour traverser la passerelle menant vers l’enclave. La main d’Ulri lui paraissait moite, même à travers son gant. Bane ne voulait pas de ce contact, mais impossible de résister à son enthousiasme.

 C’était sa cinquième sortie : l’enclave commençait à devenir familière. Le décor le heurtait un peu moins, la têtes des habitants également. Ils traversèrent au pas de course des susplaces que Bane ne redoutait plus de voir s’effondrer sous leurs pas. Des sans-castes rassemblés autour d’un crieur public cerné, à la voix fatiguée, se retournèrent sur leur passage. Plus loin, d’autres, occupés à discuter autour d’un bassin d’abreuvement, saluèrent Ulri tout en fixant Bane avec méfiance. Tous ces gens semblaient malades et vieux, même les enfants. Pourtant, ils paraissaient paisibles, se saluaient et même plaisantaient. Ne se rendaient-ils pas compte de l’horreur dans laquelle ils baignaient ? N’avaient-ils pas peur que le plafond ne les lâche d’un instant à l’autre ?

 Ulri lui lâcha sa main au beau milieu d’une plateforme faisant face à un étonnant subâti. Ce devait être au départ une plateforme classique : une large surface de corne suspendue au plafond via des câbles de surtainement. Sauf qu’elle était recouverte d’un assemblage de bambou formant une coupole percée de fenêtres hautes qui empêchaient d’en voir à l’intérieur.

Il y avait tout de même beaucoup de bambou dans l’aire sans-caste — en plus des substances nobles et incongrues qu’on voyait partout, comme le métal et le bois. Se pouvait-il qu’il y ait une seconde forêt de bambous, similaire à celle qui descendait à l’est de la Cité ?

— Si tu pouvais te voir… lui glissa Ulri, toujours souriant. Tu passes tes journées à te poser des questions. Arrête de t’interroger sans cesse. Vis les choses. Sens-les !

 Dans l’étrange bâtiment, des bruits résonnaient, comme des percussions. Bane avait l’impression presque de les entendre à l’intérieur de lui.

— Tu n’en sais rien. Tu n’es pas dans mon incarna.

 Ce n’est pas la première fois qu’il lisait en lui, comme un maudit allié de Messagère. Bane détestait ça.

— Pourtant, tout se voit. Quand tu réfléchis trop, ton Vent s’incurve et s’isole. Quelque part en toi, tu le sais. Je suis sûr que c’est avec ça que tu es parvenu à faire bouger la corne. J’en suis même certain. Ça m’a traversé, en t’écoutant, ce matin. Tu dois apprendre à connaître le Vent.

— Mais quel Vent… ?

— Assez des mots, viens ! fit Ulri en l’attirant à l’intérieur de l’enceinte bourdonnante.

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