Rêves tronqués — 3 (V2)

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 « Au-dessus, il y a une ombre. Je crois que c’est moi, mais pas vraiment. C’est un autre moi… Un jumeau.

Nos crânes sont accrochés. J’ai du mal à le voir, mais je le connais, c’est mon frère. Je suis lui, il est moi. Mon jumeau, mon reflet. On regarde dans la même direction, on bouge au même rythme, mais nos mouvements sont décalés.

Je suis joyeux, il est triste. Je suis courageux, il est faible. On se ressemble, mais… c’est bizarre, il est mon opposé. Il marche sous Terre et mes pieds baignent dans le Ciel — ou l’inverse ? … Je crois que je suis mort et qu’il est vivant — ou le contraire ?

Rien n’est clair dans celui-là… Je ne sais plus trop, tout est emmêlé…

Ce qui est clair, c’est que nos têtes sont attachées et que nous marchons, ensemble, vers un groupe de gens qui se battent… On leur hurle dessus. Et tout disparait. »


 Ulri l’introduisit dans une large salle couverte d’un dôme en bambou, sans aucun meuble, table ou banc, dans laquelle une bonne vingtaine de sans-castes se tenaient assis autour de deux danseurs. Bane, rôdé à l’étude des structures, n’avait d’yeux que pour la courbure du plafond, qui, comme tout dans les environs, ne tenait que par miracle. La crainte soudaine de le voir s’écrouler le fit freiner, mais Ulri insista lourdement pour qu’il avance malgré tout. Ils se mêlèrent au groupe. Quelques sans-castes les regardèrent avec frayeur, mais revinrent rapidement au spectacle. Bane les comprenait : le ballet qui se jouait devant eux était bien plus fascinant que le danger se tenant au-dessus de leurs têtes. La femme et l’homme dansaient — plutôt se battaient — en effectuant des mouvements surhumains. Leurs corps s’enlaçaient si étroitement qu’ils semblaient ne faire qu’un, avant de se séparer, se délier, en un ballet inexplicable. On aurait dit l’une des danses que les maîtresses du Vent pratiquaient à la fête du souffle-inverse ou celle du Père et du Fils.

 Soudain, les combattants s’arrêtèrent et se firent face, dressés sur un pied comme des oiseaux. Bane put les détailler un peu mieux. Ils ne portaient presque aucun vêtement, à l’exception d’un tissu ample à la taille qui donnait l’impression de flou lorsqu’ils bougeaient. La combattante portait aussi un bandeau masquant sa poitrine. Le reste n’était que chair en sueur. Bane avait rarement vu des gens aussi beaux. Particulièrement la femme. Il n’eut pas le Temps de rougir qu’ils repartaient déjà à l’assaut l’un de l’autre. Leurs corps s’entrechoquèrent, donnant l’impression d’emporter l’atmosphère, comme deux bourrasques flirtant l’une avec l’autre. Ils s’entortillaient, s’effleuraient, glissaient l’un sous l’autre, comme s’ils étaient faits de Vent. Bane avait du mal à suivre, mais il eut l’impression de les voir se percuter plusieurs fois avant de repartir.

— La danse-Vent… lui glissa Ulri, le faisant sursauter.

 Ce mot. Il venait de très loin. Il venait de parcourir des portées de distance et de Temps pour lui revenir. Ses amis lui avaient déjà parlé de cet Art martial légendaire, soi-disant enseigné par les prêtresses du Vent et pratiqué par les Aers de hautes lignées. Bane avait toujours pensé qu’il s’agissait juste d’une fable que les excités de son groupe racontaient pour justifier leur bagarre, ou au mieux un triste souvenir des époques guerrières auxquelles l’Acastale avait heureusement mis fin. Ce serait ça, la danse-Vent ? Qu’est-ce qu’une discipline pareille venait faire dans cet horrible endroit ?

— Mais… comment est-ce possible ?

 Ulri, regardant la passe, mis un instant avant de répondre.

— Arrête avec ces questions, l’ami. Vois-les. Sens-les. Vis-les…

 Bane se plongea dans l’affrontement. En virevoltant, leurs tissus faisaient penser à la Tempête qu’ils avaient fui lorsqu’Ulri l’avait capturé. Sauf que cette trombe-ci était silencieuse et ne détruisait rien. Aucun courant ne s’en dégageait et presque aucun bruit. Leurs mouvements se rencontraient et se prolongeaient, faisant corps dans le tumulte. Leurs gestes s’enroulaient pour dessiner des vortex dans l’air. Aucun de deux ne semblait prendre l’ascendant, comme si rien ne les opposait. En réalité, tout semblait s’écouler en cascade, de l’un à l’autre, de l’un dans l’autre. Les pieds fouettaient, les mains frappaient, rebondissaient puis revenaient, visant un visage qui s’esquivait, frôlant une poitrine qui s’incurvait. Les parades sifflaient, les contres se gonflaient et autour, l’air s’enroulait.

 Bane se sentait partir avec eux, dans leur danse frénétique. C’était presque comme rentrer dans la corne, communier avec elle. Comprendre, sans mots. Vent s’insinuait entre eux, infléchissant leurs gestes. Il pouvait presque le voir s’ajouter à leur passe tandis qu’à trois, ils se rencontraient, s’échappaient, s’entrechoquaient, remontaient puis retombaient, se séparaient, glissaient, tournoyaient et enfin s’arrêtaient, reprenant leur souffle, face à face. Vent ne glissait pas qu’entre eux, il remplissait toute la salle. Il se concentrait juste plus fortement dans leur sillage.

— Continue… lui souffla Ulri.

 Bane n’écoutait qu’à peine, le spectacle était trop intéressant. Les combattants repartirent, en accélérant, si bien que le combat devenait de plus en plus difficile de suivre. C’est à un autre niveau qu’il fallait l’observer. Sans trop réfléchir, Bane enleva son gant et appliqua un doigt sur la corne. Ses sensations furent démultipliées. Tout devint soudain extrêmement clair. Il pouvait à présent sentir les forces en puissance, les contacts avant même qu’ils ne s’opèrent. Il pouvait lire les mouvements comme s’ils racontaient une histoire. Dans un récit, il y a un début, un milieu, une fin. Dans celui-ci, quelque chose venait de se passer. Comme une inflexion dans la trame. Bane n’aurait pas su l’expliquer, mais elle lui parut évidente. Le combat venait de s’achever. Un seul geste venait de tout changer. La danse continuait pourtant, toujours plus rapide et intense. Pourtant, la lutte était terminée.

— Tu l’a perçu, n’est-ce pas ? glissa Ulri. Tu sais qui a gagné…

 Bane le savait, en effet. Il retira son doigt du sol et remit son gant. La bataille se poursuivait, mais quelque chose venait de se rompre. Bane avait l’impression de voir une fuite — il ne trouvait pas d’autre mot — s’épancher sous ses yeux.

— Son flux se répand, son courant s’étale, voilà pourquoi tu le sais, ajouta le sans-caste. Ce que tu as vu, c’est une brisure de trajectoire…

 Bane n’aimait pas être d’accord avec Ulri. Ils devaient se tromper. Rien n’indiquait vraiment que le combat fut terminé. Le vainqueur ne sera connu qu’à la fin. Ce qui est normal et juste. Ulri n’était qu’un illuminé qui cherchait à l’influencer de la pire des manières. Ce combat n’était même pas du tout terminé. Au contraire, il ne faisait que gagner en intensité. Le combattant devenait de plus en plus insistant, prenant clairement le dessus. Après avoir esquivé un coup de pied latéral, il se servit d’une faille pour s’enfoncer dans la défense ennemie. Elle para péniblement deux de ses coups, puis riposta sans vigueur. Un écart se creusa entre eux et il en profita pour bondir. Trouvant le moyen d’encore pivoter sur lui-même, il trancha l’air à l’aide de sa main. Droit sur elle. Un coup imparable. Pas besoin d’être expert pour le comprendre. Ce que Bane avait anticipé était ridicule. On ne pouvait pas connaître les événements à l’avance. Ce sans-caste allait mettre fin au combat.

 La combattante accueillit la lame de sa main comme on reçoit une offrande, et, après l’avoir d’abord accompagnée, elle laissa son mouvement se poursuivre vers le bas. Il fut emporté par son élan et finit par percuter le sol. Elle fit un mouvement ascendant, tout en courbe, puis abattit son pied sur l’adversaire, le clouant au sol avant qu’il ne puisse se rétablir.

 C’était fini. Les sans-castes tout autour s’animèrent pour les acclamer silencieusement à l’aide d’un geste étrange : deux bras noués et les doigts marquant des directions opposées, vers Terre et Ciel.

 La respiration coupée, Bane ne pouvait que dévisager Ulri, qui lui souriait.

— Elle est parvenue à rompre toutes ses potentialités de mouvement.

 La sans-caste n’afficha aucune émotion en retirant son pied du dos de son adversaire. Elle fit humblement face à l’assemblée, souffla tout le Vent de ses poumons, et tendit la main vers son partenaire, pour l’aider à se relever.

 Bane n’en revenait pas. Contre toute attente, elle avait gagné, et lui, il avait perçu l’issue du combat bien avant sa fin.

— Mais… comment… ?

— Arrête avec ces questions et prépare-toi, l’ami, l’interrompit Ulri. Je vais te présenter notre maître-Vent, Luak Tor.


— Le peuple entier est à la recherche d’une clé. Une clé très importante. Il y a des singes, partout. Eux aussi la cherchent, sans trop savoir ce qu’elle représente. Quelqu’un les dirige, leur dit où se rendre — une personne ou une divinité. Les singes escaladent les câbles de surtènements pour prospecter au-dessus des cases. Ils tutoient le plafond. Les toits sont leurs plateformes, les ancrages sont leurs ponts. Ils veulent renverser le pouvoir.

Ils volent la Cité aux humains et les précipitent dans le Vide. Ils prennent le palais et le souillent de leurs excréments. Ils veulent ouvrir une porte, une très grande porte. Tout ça, toutes ces chutes, pour une porte !

Ils parlent. Ils me parlent ! « Fais-le, allez ! Ouvre le monde ! Rejoins-nous ! ». Je tends la main. Elle devient la clé…

— Et après ?

— Je crois qu’elle s’est ouverte, fit Bane, abaissant son bras tendu dans le Vide. Je me suis réveillé… Juste au moment où j’allais voir ce qu’elle cachait.

 Ulri se redressa. Il semblait à la fois déçu et surexcité.

— Tu es sûr que c’est tout ?

— Oui… Je crois…

— Tu crois ? Ou tu es sûr ?

— Je… ne sais pas…

 Le sans-caste, d’ordinaire si calme, trépignait. Bane ne le reconnaissait pas.

— Je dois aller trouver Armina ! Cette fois, c’est bon. C’est un rêve très important ! D’ailleurs tu ne l’aurais jamais lâché si tu ne nous faisais pas confiance. Qu’Ironie te rassemble, l’ami !

 C’était la même phrase qu’avait dite le boursoufflé au moment de l’achever ! Ça n’avait aucun sens. Et ce rêve aussi, quel intérêt ? Des rêves de singes, il en avait déjà fait par centaines. Était-ce de nouveau cette histoire de clé ? Parfois, Ulri y réagissait et d’autres fois non, c’était incompréhensible. Bane retournait tellement ces idées dans sa tête qu’il ne vit pas Ulri se pencher pour lui embrasser le front. Comme l’aurait fait une mère. Ou comme l’aurait fait une amante… Quelques instants, leurs visages se retrouvèrent face à face. Si proches. Bane esquissa un mouvement de recul.

— Je dois te laisser ! fit Ulri, en se ressaisissant. Je reviendrai plus tard. Nous fêterons ça !

 Il lui tendit la main, avant de filer sur la passerelle. Bane s’accorda quelques instants pour essayer de comprendre ce qu’il venait de se passer. Bon nombre de gardes quittaient à leur tour la périphérie de la case, ne laissant plus que deux d’entre eux à son extrémité. Il avait suffi d’un seul rêve particulier, et il était libre ? Fini la surveillance ? C’était presque ridicule. S’il avait parlé de clé de cette manière plus tôt, est-ce que l’affaire aurait été pliée ? Qu’est-ce qui était déterminant, les singes ?

 Pourquoi est-ce si simple, tout à coup, mes dieux ?

 Il n’aurait pas les réponses, de toute façon. Ces êtres étaient fous et pas lui, voilà l’explication.   

 L’important était qu’enfin, ça avait marché.

 Pour la première fois, l’enclave lui paraissait belle. Ciel étincelait ce matin. D’immenses montagnes de nuages s’enflammaient d’un côté et se faisaient dévorer par le bleu de la nuit de l’autre. La lumière du jour l’aveuglait. Elle descendait sous les vilains subâtis pour leur donner de nouvelles couleurs. Bane prit une grande inspiration. Cela faisait des lunes qu’il n’avait plus ressenti de joie.

 L’enclave l’attendait, affreuse et mal agencée. Des légions d’abjects n’espéraient qu’une chose, se nourrir de ses rêves pour conquérir sa Cité. Ironie l’accueillait dans sa toile, menaçant de le rendre fou. Malgré tout ça, Bane se sentait heureux.

 Ils m’ont cru, Attraction. Il t’a cru ! Tu as vu ? Il a été séduit. Il gobe tout ce que je lui ai inventé ! Les pires conneries, il les avale ! Merci. Je suis libre, enfin ; libre d’observer cette saloperie d’enclave, libre de les espionner pour vous et libre de trouver enfin leur dirigeante…

 Bane s’engouffra dans la lumière.

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