Trajectoire scellée — 3 (V2)
L’œil du Temps n’avait jamais été aussi fermé et la nuit aussi noire. On entendait tout, de la respiration des endormis, aux insectes tentant d’échapper aux filles du Vide, jusqu’aux poussières se décrochant du plafond.
Aris dévalait le Ciel en compagnie des gravats.
Sa chute lui paraissait interminable, à tel point qu’il se demandait si l’épaisseur du Ciel n’était pas plus importante aux confins. Mais c’était ridicule, tout le monde savait qu’il était sans fond.
Heureusement, il n’était pas seul. Beaucoup de gens tombaient avec lui. Son propre père, jeté au Ciel il y a une lune environ, se trouvait en contrebas, avec tout un tas de pontiers qui essayaient de s’attraper les uns les autres — par les mains, par les pieds, ce qu’ils pouvaient — pour rester soudés, même dans la chute. Il y avait aussi le père de Pali, plus à sa hauteur. Il avait dû récemment se laisser tomber, trop honteux d’avoir cru sa fille déshonorée. Tout en dévalant, il observait Aris, silencieusement, les bras croisés. Il semblait se demander quel genre de souffrance il pourrait lui infliger sans objet à portée. Ils pénétrèrent une mer de nuages, chargée d’éclairs, puis, lorsqu’ils en débouchèrent, rincés par plusieurs vagues de pluies, Eriber se trouvait juste en face de lui. Il avait le même regard que le jour où il l’avait surprit avec sa fille. Les mêmes mains que la fois où il l’avait cogné à répétition contre la paroi de roche. D’un coup, l’Inter a fourré ses doigts calleux de nettoyeur de temple dans sa bouche, puis commencé à lui écarter la mâchoire comme un poulet qu’on éVide. Ses ligaments s’étirèrent en craquant. Sa bouche s’ouvrit, jusqu’à devenir immense. Un trou béant.
Telle une lance, une silhouette traversa le Ciel pour les séparer. Il s’agissait d’une femme, nue et athlétique, aux cheveux étonnement longs et denses. Impossible de la reconnaître sous sa tignasse pétrie par le Vent. Eriber tenta vainement de la repousser, mais elle était bien plus vive que lui. Les voir se battre en pleine chute avait quelque chose d’étrange, comme une danse absurde. Elle parvint à l’envoyer valdinguer d’un coup de pied et celui-ci partit à la dérive pour aller percuter un gros rocher qui tombait à la même allure.
Débarrassée d’Eriber, elle prit Aris dans ses bras. Son contact était si réconfortant, si doux, qu’il perdit l’impression de tomber. En apesanteur, il était de nouveau là, avec Pali, dans son lit. Sa chute n’était plus qu’un mauvais rêve. Il écarta les mèches sauvages de sa sauveuse pour découvrir enfin son visage. Ce n’était pas Pali, pas plus que la jeune mède qui l’avait soigné dans la prison, il n’y avait là que le visage blanc et inexpressif d’Attraction, nullement réconfortant.
Elle se mit à hurler silencieusement, puis cogna brutalement son front contre le sien. Ça brûlait, de façon insupportable. Il pouvait entendre le crépitement de sa peau qui cuisait, malgré le Vent, et même sentir l’odeur de sa chair en train de flamber.
La déesse le repoussa et planta ses yeux sans pupilles dans les siens, comme pour lui imprimer une vérité insupportable directement dans la tête. Des milliers d’images défilèrent en lui, à toute vitesse, et à rebours. Aris avait l’impression de remonter le Temps, revivre sa condamnation, son crime, puis son transpassage, puis sa vie d’enfant avec ses amis et sa famille, à l’envers. Jusqu’à sa naissance. Et même… Avant ?
Satisfaite, elle l’a lâché et s’est appuyée sur lui pour s’élancer vers le haut. Retourner à Terre. Le laisser seul. Le front d’Aris ne cessa plus jamais de brûler. Il dévala tout le Ciel en hurlant.
Un matin, il percuta le sol.
Incrédule, désorienté, il passa la main sur sa surface blanche. De la corne.
Son glyphe lui faisait mal à crever et sa mâchoire, pas tout à fait guérie, recommençait aussi à faire des siennes. Il tremblait de façon incontrôlable.
Des gens riaient. Il se retourna péniblement, retrouvant au-dessus de sa tête son hamac et le plafond. Ainsi que ces maudites poussières qui lui irritaient la gorge. L’onguent qu’on avait appliqué sur son front lui rongeait la peau, alors qu’il était censé le guérir ! Il essaya de l’enlever du bout des doigts, mais la douleur explosa.
On lui cria de la fermer, de ne surtout pas y toucher. Aris se mordit les lèvres, pour ne rien répondre, ne pas hurler. La douleur lui bouffait presque tout le visage. Il plaqua ses mains sur sa bouche, pour s’empêcher de crier.
Il devait se concentrer, gérer la douleur, comme en prison. Il inspira profondément, c’est ce qui sauvait, dans ces cas-là. Inspirer, expirer. Le plus lentement possible. Calmement. S’emplir, le garder, puis progressivement tout relâcher. Ne plus s’occuper que de cela. Et attendre.
Oui. Repartir. Au Ciel. Où tout est calme. Sans douleur.
On l’arracha à la paix d’un grand coup de pied. Par réflexe, il se tordit, protégeant son ventre contre une nouvelle attaque.
— Debout !
Il se redressa comme il pouvait, mais la tête lui tournait trop, alors quelqu’un le souleva et le maintint fermement. Deux ombres se dressaient devant lui.
— Ici, on se réveille à l’aube, fils d’Ironie !
Aris n’arrivait pas à distinguer leurs visages, tout était flou.
— Toute la nuit, tu nous as emmerdés, tu le sais ?
— Je… suis désolé… tenta-t-il de répondre.
Petit ricanement, en face.
— Écoute-moi bien, sale petit bouffe-Vide. Messagère, elle est comme un miroir. La nuit, elle ne fait que te renvoyer tes propres crimes, jusqu’à ce que tu piges ! Tu nous demandes pardon, à nous ? Mais est-ce que tu t’es repenti auprès des dieux ? As-tu prié jusqu’à en pleurer, et fait toutes les offrandes que tu pouvais, jusqu’à donner ton sang ? Pauvre imbécile, sais-tu seulement que tant que tu n’auras rien fait pour l’absolution de tes crimes, tes nuits seront une torture pour toi comme pour nous ?
Quelqu’un l’attrapa par la gorge, resserrant sa prise sur sa mâchoire déjà douloureuse.
— Écoute-moi bien, le bouffe-Vide. La nuit prochaine on veut plus t’entendre, compris ?
— Tu vas aller prier et te repentir, fit quelqu’un d’autre. Te saigner, peut-être même donner un de tes doigts, implorer leur pardon ! Et si, ce soir, la déesse revient pour toi, on le saura ! Ici, on tolère que les gens qui se repentent. Le camp ne tient presque à rien, on est à ça qu’Attraction nous lâche !
— Je vais, essayer… répondit péniblement Aris.
Il ne savait même pas à qui il répondait et encore moins si ces gens étaient réels.
— Tu ne vas pas essayer, tu vas le faire ! Et ce sont tes nuits qui nous montreront tes efforts. Mais encore une comme ça…
— … et on te fout nous même au Ciel ! acheva l’autre.
— T’es averti ! Maintenant, va laver ta sale gueule de mord-Vide !
Ils le relâchèrent et s’en allèrent en l’inondant d’insultes. Aris ne parvint pas à rester à genoux et s’effondra. Ses larmes n’arrêtaient plus de couler. Il se détestait de pleurer. Dur et sans émotion, se rappela-t-il. Il avait tout perdu et souffrait à en crever. Sa vie, la Cité, Pali, sa famille — même son maudit père ! Leurs visages s’éloignaient dans l’horizon Vide. Mais ça lui passera, en étant dur et sans émotion.
Il tenta de se relever, sans succès. Tant pis, il allait ramper. La corne était couverte des poussières du plafond que personne ne semblait avoir eu l’idée de nettoyer. Elle tapissait tout, même l’intérieur de tentes. Il en avait sur les joues, le nez, la bouche. C’était probablement cette saleté qui accentuait sa brûlure au front. Ils avaient raison, ces fouille-Ciels, il devait se laver. Mais pour ça, il devait atteindre les barils.
— Allez ! Dur et sans émotion ! cracha-t-il au sol. Et courageux !
Les mots, même dits tout haut, n’avaient pas assez de pouvoir. En réalité, il n’en pouvait plus. À quoi bon s’accrocher ? Il n’y avait rien, ici. Quatorze alignements à tirer, dans ces conditions ? Chaque matin, des coups de pied, des insultes ? Se prendre des menaces et des ordres de criminels ? Est-ce que ça en valait la peine ? Pendant quatorze alignements ? Pourquoi si longTemps ? La juge aurait mieux fait de le jeter au Vide.
Il se hissa jusqu’à pouvoir se tenir à genoux. Les nuages dans l’orange matinal dansaient. Le Ciel savait être si beau…
— Non, arrête de penser à ça ! se jeta-t-il à lui-même. Dur et sans émotion. Lève-toi !
— Incroyable, fit une voix, derrière lui. Tu parles déjà tout seul ? Mais tu viens seulement d’arriver !
Aris faillit tomber en croyant qu’on allait à nouveau le frapper. Il se retourna sur une femme assez grande qui le regardait avec curiosité.
— Houlà, plutôt moche ton front ! continua-t-elle en s’approchant.
— T’es qui toi ? fit Aris, en reculant.
Elle était vraiment très élancée et ses cheveux courts rappelaient la coupe habituelle des forces citoyennes.
— Quel accueil… soupira-t-elle en l’attrapant sans ménagement sous les aisselles pour le soulever. On m’a désigné pour être ton Init ! Ça veut dire que j’dois m’occuper de toi le Temps que tu piges où t’es tombé. Un genre de scolaire Vox, version arpenteuse.
— Ces… Ces gens, ils m’ont frappé !
— Je t’arrête tout de suite. Je fais pas la loi, ici. Si t’as un problème avec quelqu’un, faut causer au capitaine. Mais j’te le déconseille, mon gars. Tu vas devoir te débrouiller, comme un grand. C’est pas la Cité, ici. T’es entouré de criminels, pas de Ter dansants !
— Mais… ils…
— Tu te bats ou tu crèves. Faudra apprendre à te défendre, comme tout le monde. T’es peut-être maigrelet, mais t’as l’air robuste, on dirait même que t’es musclé, sous tes merdes.
Aris serra les dents. Apparemment, il ne servait à rien de répondre. Est-ce que tout le monde était comme ça, ici ?
— Viens ! fit-elle, en le redressant avec une étonnante force. Je t’aide cette fois, mais ce sera la dernière, mon dos n’a pas que ça à faire ! On va te faire une beauté et surtout t’enlever cette merde d’onguent qui ne sert à rien.
De quelle caste pouvait-elle être ? On ne voyait rien avec ces glyphes d’arpenteurs. Et puis, c’était quoi, une Init ? En tout cas, même si elle se montrait sans gêne et désagréable, elle semblait vouloir l’aider. Elle le soutint jusqu’à ce qu’ils atteignent un des barils placés au centre de la plateforme.
— Merci, fit Aris, à contrecœur.
— Me remercie pas trop vite. Cet onguent, c’est censé être le trésor du savoir-faire mède, mais c’est une merde. Je ne sais même pas pourquoi ils l’utilisent encore. Sans doute à cause des Ter qui continuent de prétendre qu’il calme la colère de l’oiseau-flamme. Ils en mettent de telles quantités que ça aggrave tout !
— Ils m’en avaient déjà mis, juste après mon transpassage et…
Elle saisit un bol en bambou et d’un coup, lui aspergea le visage. Aris sursauta et cria, entre douleur et reproche.
— Cesse de beugler et serre les miches. Faut t’enlever cette saleté !
Elle recommença.
— Mais arrête, ça fait un mal d’abject !
— Faut d’abord humidifier. Tu veux arrêter de souffrir, non ? Alors, on va te l’enlever, même si ça fait mal !
— Laisse-moi faire, s’exclama-t-il en lui arrachant le bol.
Elle essaya de le lui reprendre, avec un sale petit sourire de gamine effrontée, mais Aris le pressa fermement contre lui. L’ennui c’est qu’elle ne lâchait pas et continuait d’insister, alors il dût faire mine de le jeter au Ciel.
— Laisse-moi ! Ou je le balance !
L’Init, suspendue à son geste, le regardait. Avec sa carrure et sa mâchoire carrée, elle ressemblait vraiment à une soldate, pourtant il y avait quelque chose d’enfantin dans son regard. Elle commença à se marrer.
— Tu vois ?
— Je vois quoi ? fit Aris, hésitant à jeter le bol. Quoi ?
— Tu vas déjà mieux !
Alors c’était ça ? Une foutue démonstration ? Il avait juste envie de lancer le bol et lui balancer toutes les insultes qu’il connaissait. Mais il n’en fit rien, car elle avait raison, même s’il détestait de se l’avouer : il se tenait debout par lui-même et son énervement avait pris le pas sur sa douleur.
Pour qui se prenait-elle, avec son petit sourire narquois ? Elle devait avoir, quoi ? Une petite vingtaine d’alignements ? Pas de quoi avoir autorité sur lui, en tout cas. Et puis les castes n’existaient pas, dans les confins. Elle n’avait rien à lui dire.
— N’importe quoi ! cracha-t-il. Et c’est pas tes petites projections d’eau qui vont aider ! Laisse-moi faire !
Il savait très bien se débrouiller seul ! Il saisit fermement les bords du tonneau où miroitait une eau fade, inspira un grand coup, et y plongea la tête.
D’abord, le froid le soulagea, puis, en une fois, l’eau se mit à ronger son front encore plus violemment. Il s’en extirpa et tomba en arrière.
— La manière forte, hein ? T’es du genre "fous-moi la paix, j’fais comme je veux", on dirait…
Aris tenta d’éponger l’eau avec sa manche, elle-même poussiéreuse, ce qui fit encore plus éclater la douleur.
— Reste tranquille. Ça vaut mieux. Écoute-moi plutôt.
Il n’était plus qu’un front brûlant, son univers ne se réduisait plus qu’à ça, mais il essaya de ne plus bouger.
— Bon, t’es capable de te calmer, c’est déjà ça, approuva-t-elle en se penchant vers lui, munie d’un tissu sec et propre, qu’elle se mit à appliquer sur sa plaie pour en retirer l’onguent. Je sais pas quel genre de nerveux tu es, mais il va falloir te calmer et surtout… (elle décolla un morceau durci, ce qui fit gémir Aris) surtout, te soumettre. Ce matin, on va aller au centre et écouter le capitaine donner les consignes du jour, ensuite on commencera ton entrainement. Faudra t’accrocher au début, Tronche-cramée. Tu en baveras, tu aurais même certain jour l’impression de crever et, parfois, tu voudras même te jeter au Ciel. Mais t’en feras rien ! Parce que t’es un arpenteur et que la cartographie sacrée dépend de nous !
La douleur diminuait lentement. Sa façon de retirer l’onguent, lente et minutieuse, fonctionnait. Aris avait l’impression de se retrouver, enfin, d’arriver à nouveau à réfléchir, sans que cette maudite douleur vienne tout saturer.
— C’est quoi la cartographie ? fit-il en gémissant, tandis qu’elle retirait une dernière portion d’onguent.
— Depuis je sais pas combien de générations, les capitaines dessinent un plan du plafond du monde. C’est notre quête, bien plus que de trouver le bout du monde. Tu vois les montagnes là-bas, on les vise pas, non, on ne fait que poursuivre la spirale qui débute au centre du temple de Messagère. Les arpenteurs ne sont pas vraiment là pour conquérir le bout du monde. Ils informent, et tracent la courbure sacrée. Ça te paraitra stupide au début, mais après, tu comprendras. On est méthodiques. Mais tu t’ennuieras pas pour autant, l’aplomb est truffé de trucs. Mécanismes déglingués, plaques, gouffres, pics, vestiges et tunnels prêts à te bouffer ! Vous… les citoyens… vous connaissez rien ! T’es au courant que c’est grâce à nous que les palais astraux ont été découverts, au moins ?
— Ça… je le savais ! C’est juste que…
— Juste que rien du tout. Debout, la torche ! Suis-moi, on va être en retard au centre !
Sans ménagement, elle lui tendit la main. Aris la considéra un instant, incrédule, puis la saisit. D’une rapide impulsion, elle le redressa.
L’œil solaire descendait lentement sous les monts. Il y avait des formes qui dansaient le long de leur souface. D’étranges petites sphères qui semblaient chercher quelque chose. Lorsqu’Aris voulut les faire remarquer à son Init, elles avaient disparu.
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