La rencontre

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« Mourir cela n'est rien. Mourir la belle affaire. Mais vieillir... O Vieillir ! » Vieillir de Jacques Brel

Les rayons du soleil zébraient tranquillement le ciel lorsque Emma enfourcha son vélo libre service. Le quartier où habitait Madame Tanaka n'était pas très loin de sa Share House.

Elle arriva, un quart d'heure en avance, devant une grande maison plutôt bourgeoise. Néanmoins, l'apparence était telle, qu'elle paraissait abandonnée.

Madame Izumiya sortit de la maison d'en face avec un panier rempli, recouvert d'un torchon.

« Bonjour Emma, j'espère que vous n'êtes pas trop angoissée ?

- Bonjour Madame Izumiya, non, ça va pour le mieux, je vous remercie. Je m'en remets à vos bons soins, s'inclina Emma poliment comme il était coutume de le faire.

- Ne soyez pas si formelle, appelez-moi Mutia. Nous préférons, mon mari et moi, nous faire appeler par nos prénoms, c'est plus chaleureux ! raconta-t-elle, joviale. Cela me ramène à ma culture des Philippines.

- Je comprends tout à fait, sourit Emma.

- Par ici, l'invita Mutia. Je préfère vous prévenir, mieux vaut garder vos chaussures à l'intérieur, vous pourriez vous blesser... »

La jeune-femme ne releva pas la remarque.

Mutia ouvrit le portail abîmé. Un chemin de gravier blanc plein d'herbes sèches menait vers un jardin autrefois Zen. Elle prit une grande inspiration et ouvrit la porte d'entrée au style occidental.

Une odeur atroce s'échappa de la maison. Emma en eut un frisson de dégoût. Ses poils se hérissèrent sur tout son corps. Quelle horreur !

« Je vous avais prévenu... commenta Mutia en parlant du nez.

- Oui, je comprends mieux... constata-t-elle en se bouchant le nez. »

Elles avancèrent prudemment dans une entrée puis un couloir rempli de poubelles, cartons et journaux entassés, bloquant plusieurs portes accédants à d'autres pièces.

« Sur la gauche, derrière cette porte, il y a la cuisine puis après la buanderie. Je n'ai pas réussi à y accéder pour jeter un œil... expliqua calmement la voisine. La porte à droite mène à un salon où il y a beaucoup d'affaires que vos collègues ont tenté de trier l'année passée, avant que Madame Tanaka ne les mette à la porte...

- Oh d'accord... se contenta-t-elle de répondre. »

C'est en silence qu'elles continuèrent leur expédition. Il fallait esquiver et slalomer entre plusieurs tas afin d'atteindre la porte au bout du couloir.

Une porte coulissante traditionnelle donnait sur un nouveau couloir. Cette fois c'était principalement des cartons et des vêtements empilés qui jonchaient le sol et les quelques meubles.

Aussitôt, d'après ses expériences professionnelles, Emma supposa que Madame Tanaka souffrait de la maladie de Diogène. Cependant, elle n'en tirerait pas immédiatement de conclusion tant qu'elle n'avait pas rencontré sa nouvelle patiente.

La voisine tapa sur les battants de bois d'une porte traditionnelle. Elles entendirent le « entrez » d'une voix éraillée.

« Nous nous permettons d'entrer Madame Tanaka, annonça la voisine en faisant coulisser le battant.

- Permettez-moi, s'annonça aussi poliment Emma. »

Elle pénétra dans une grande chambre traditionnelle aussi, sentant très mauvais la cigarette et le renfermé.

Depuis le début de la matinée ses sens en prenaient un sacré coup. Particulièrement son odorat, qui était très sensible, alors autant dire franchement, qu'à ce moment précis, Emma se trouvait en enfer. Jamais de sa vie elle n'avait senti autant d'odeurs écoeurantes dans toutes les pièces d'une maison. Enfin, elle imaginait qu'il devait y avoir pire...

Revenant à l'instant présent, elle observa la dame au milieu de cet incroyable bazar.

« Asseyez-vous, les invita la vieille dame en désignant deux coussins à côté de son futon.

- Merci Madame Tanaka, les remercièrent-elles en choeur.

- Vous êtes la nouvelle c'est ça ? pesta-t-elle.

- Oui, enchantée, je m'appelle Emma, je suis française et je vais prendre soin de vous pendant quelques mois, je m'en remets à vous, s'inclina-t-elle.

- Voilàb qu'ils m'envoient une étrangère maintenant... soupira-t-elle avec dédain. J'espère que vous comprenez un peu notre langue ? »

Madame Izumiya ne cacha pas sa gêne. Elle baissa même les eux sur ses mains posées sur ses genoux.

« Je comprends tout ce que vous dites, y-compris lorsque c'est méchant, fut piquée Emma faisant tressaillir les deux femmes.

- Eh bien voilà qui est intéressant ! s'exclama Madame Tanaka. Ils m'en ont mis une qui n'a pas la langue dans sa poche !

- Madame Tanaka, je vous en supplie, soyez indulgente, tenta de temporiser la voisine. Emma est une brave jeune-fille qui ne demande qu'à travailler afin de réaliser ses projets ici.

- Et quels sont-ils ? interrogea-t-elle méfiante.

- Rencontrer des artisans potiers et fleuristes japonais, faire des stages avec eux pour voir leurs techniques, s'ils veulent me les montrer, et mélanger les disciplines japonaises et françaises afin d'en faire mon métier, expliqua Emma.

- C'est un beau projet en effet, cependant, connaissez-vous bien les japonais Mademoiselle...comment déjà ?

- Emma, je préfère que l'on me nomme par mon prénom. Et oui, je prépare ce voyage depuis plus de cinq ans donc je sais qu'il est parfois très difficile de se faire des amis et des contacts professionnels en tant qu'étrangère. J'ai aussi appris que les codes du langage du Tatemae sont très importants à connaître.

- Vous voilà en effet plutôt bien renseignez. Vous êtes jeune, quel âge avez-vous ? »

Cette question était à double tranchant, Emma le savait. Il n'était pas toujours concevable au Japon d'être une femme célibataire et ambitieuse. Néanmoins, Emma se fichait bien de ce que l'on pensait d'elle ici, puisqu'en septembre prochain, elle repartirait pour la France.

« J'ai vingt-huit ans bientôt vingt-neuf ans, répondit-elle prudemment.

- Oh... Vous êtes célibataire et sans enfant, n'est-ce pas ? dédaigna-t-elle à nouveau. À votre âge j'étais déjà mariée et sur le point d'avoir mon fils...

- Vous avez raison Madame. Et vous ne me surprenez guère en me disant cela car je savais que cette question était à double tranchant. Cependant, vous comprenez bien qu'au vingt-et-unième siècles les femmes ont le droit de choisir leur avenir sans se préoccuper des jugements des autres ?

- Vous parlez très bien notre langue Emma, répondit-elle sèchement. J'ai quatre-vingt un ans, vous n'allez pas me faire changer à mon grand âge, j'ai été femme au foyer toute ma vie. Mais, je reconnais bien là une française. Fière et indépendante comme on les décrit...

- C'est pour cela que nous sommes le pays des droits de l'Homme. Nous crions toujours pour des causes qui nous tiennent à cœur. Néanmoins je préfèrerai que l'on parle de vous. Je suis là pour vous.

- Il n'y a pas grand chose à dire, à part que j'aime la lecture et le cinéma. C'est tout... Ah oui peut-être la cigarette mais il n'y a rien qui me passionne plus dans la vie, de toute façon je suis seule...

- Oh Madame Tanaka, intervint la voisine, je vous en prie, ne partez pas sur cette voie. Vous nous avez, vous avez votre petit-fils et maintenant, Emma est là aussi.

- Jusqu'à ce qu'elle parte comme les autres, et mon petit-fils me téléphone seulement pour savoir si j'ai besoin d'argent, n'est-ce pas horriblement honteux ?

- Madame Tanaka... soupira Madame Izumiya abattue.

- Oh oui après je reconnais... abdiqua-t-elle. Heureusement que vous êtes là... Voyez-vous, s'adressa-t-elle à Emma, mon petit-fils a fait appel à votre entreprise d'aide à domicile car après les décès de ma famille, j'admets avoir baissé les bras. Mais après plusieurs visites des aides qui étaient excécrables et incompétentes, et voyant que j'avais quelques moyens, le directeur a voulu me placer dans sa structure. Par chance, mes voisins ont compris ce qui se tramait et ont aussitôt averti mon petit-fils qui s'est interposé. Il a dit qu'il voulait que des aides continuent à venir, seulement, la rumeur que je suis une personne extrêmement difficile à gérer, a tellement bien circulé que voilà plus de dix mois maintenant que personne n'est venu. »

Emma était entre l'embarras de cette histoire de « dossier compliqué » et la colère après ses supérieurs de n'être rien d'autre que des hommes et femmes d'affaire. Ce qu'elle expliqua à Madame Tanaka qui sembla être plus en confiance.

Madame Izumiya se leva et les laissa seules, promettant de passer le lendemain avec un autre panier repas. Madame Tanaka la remercia chaleureusement, montrant à Emma, que malgré cette apparence froide et désintéressée, elle avait du cœur.

« Je tenais à vous dire, lançant Emma avec appréhension, que je suis là pour vous, pour votre bien-être alors, si vous le voulez bien, soyons franches l'une envers l'autre. Si je fais quelque chose qui vous déplaît dites-le immédiatement, et il sera de même pour moi.

- C'est entendu, acquiesça-t-elle un sourire en coin. J'admets que votre apparence et votre personnalité me plaisent déjà... Vous avez les cheveux courts et n'avez même pas retiré vos piercings qui auraient pu en rebuter plus d'un, ce qui montre que vous êtes bien droite dans vos chaussures.

- J'admets que je les retirais pour travailler en structure de peur de me faire lyncher par mes supérieurs, mais pour tout vous avouer, c'est Madame Izumiya qui m'a dit hier de venir comme je suis...

- Elle me connait très bien depuis de nombreuses années c'est pour cela qu'elle a su que vous me plairiez. Dans ma famille nous aimons l'art depuis des générations, donc les personnes sortant un peu des normes ne me choquent pas du tout, et c'est malheureusement peu courant au Japon... »

La vieille dame se frotta les mains, sûrement douloureuses avec l'âge. Elle inspira profondément et Emma sut qu'elle devrait être à l'écoute de ce qu'elle allait raconter.

« Je pense que vous l'aurez compris en voyant l'état de la maison...commençait-elle. Je ne suis pas sortie d'ici depuis plusieurs mois car la simple idée de sortir et d'affronter cette société, me rebute de plus en plus... J'ai par la suite été classés dans un dossier intitulé Hikkikomori. Vous comprenez la signification ?

- Oui, tout à fait... répondit-elle compatissante.

- Très bien, les choses seront plus faciles si vous le comprenez... C'est après cela que j'ai été placée sous la tutelle de mon petit-fils de trente-et-un ans. Je me sens totalement infantilsée depuis néanmoins cela a au moins l'avantage que c'est lui qui s'occupe de toute l'administration que je ne souhaite plus faire depuis longtemps.

- Pardon de vous demander sans détour, mais au niveau de votre contrat mon entreprise vous a attribuée combien d'heures hebdomadaires ?

- Quatre, c'est tout... Cela m'a mise en colère car mon petit-fils paye pour que j'ai quelqu'un chaque jour au moins pour les repas afin d'alléger les journées de Mutia, bien qu'elle me dise qu'elle est heureuse de les préparer. Pourquoi ces questions ?

- À vrai dire... Comme il y a énormément à faire ici, sans vouloir vous offenser... bafouilla-t-elle tout à coup.

- Nous avons été d'accord pour être franches... rappela la vieille dame taquine.

- Oui pardon ! sourit Emma. Pour tout vous avouer, je vais devoir jongler entre ici et mon travail en structure. J'ai reçu hier mon nouvel emploi du temps et je n'aurai jamais le temps de vous aider comme il se doit.

- Dans ce cas, je peux demander à mon petit-fils de vous embaucher à temps plein comme accompagnatrice et aide à domicile ?

- Vous seriez d'accord avec ça ?

- Bien sûr, et je pense que mon petit-fils aussi. Je vais lui téléphoner, en revanche, il faut pendant ce temps que vous alliez acheter des produits et tout ce dont vous avez besoin car je n'ai plus rien ici. »

Madame Tanaka désigna une boite laquée noire au bout de la chambre. Elle était pleine de billet. Emma pensa que c'était peut-être quelques économies qui lui restaient. Elle n'en mit que quelques uns dans son sac à dos, estimant que cela suffirait.

Madame Tanaka se leva et attrapa un vieux téléphone fixe à l'autre bout de la chambre. Emma remarqua immédiatement la maigreur de la femme.

Elle prit congés. Sortant de la chambre, elle avait oublié à quel point la maison sentait mauvais, lui rappelant un mélange entre le Château Ambulant et les bains crasseux du Voyage de Chihiro de Hayao Miyazaki.

Au kombini, elle acheta des produits ménagers, des sur-chaussures, des gants épais et des gants fin en latex. Et tout le matériel possible afin de remettre cette maison sur pied.

En arrivant, elle trouva Madame Tanaka assise sur une pile de journaux en train de fumer une cigarette. Emma déposa tous les achats dans l'entrée afin de ne pas être gênée le lendemain.

« Mon petit-fils vous enverra un mail ce soir que vous devrez imprimer et signer puis lui renvoyer rapidement, expliqua-t-elle en soufflant de la fumée.

- Merci Madame Tanaka, sourit-elle, je dois me dépêcher je vais être en retard pour la relève à la maison de retraite.

- Allez-y, par contre, je vous préviens ce sera votre dernier soir...

- C-comment ? bégaya-t-elle surprise.

- Mon petit-fils leur a téléphoné en disant qu'il n'était plus satisfait de leur service et qu'il vous embauchait à temps plein. Il les a menacés, comme je le lui ai demandé, de leur faire une mise à pied pour non-assistance et fraude, s'ils se retournaient contre vous. Ils ont compris très rapidement, aussi, votre lettre de résiliation de contrat vous attend sur le bureau du directeur. À demain jeune-fille... »

Elle clôtura cette conversation en écrasant sa cigarette et retournant au fond du couloir. Emma la salua poliment et sortit.

Après son travail de l'après-midi, la peur au ventre, elle récupéra son solde chez le directeur affichant un visage mécontent.

Dans le couloir elle croisa plusieurs collègues qui l'insultèrent de « prostituée ». Habituée à ce genre de propos depuis son arrivée dans l'entreprise, elle passa outre. Elle récupéra ses affaires dans son casier, remplit de papiers et saletés certainement jetées par ses aimables partenaires de travail.

Karina, une brésilienne métisse, dont la mère est japonaise, entra dans le vestiaire et la salua tristement en apprenant qu'elle partait. Elle était la seule avec laquelle elle s'entendait très bien. Elles échangèrent leurs numéros et mail afin de rester en contact.

Emma quitta la structure infernale le cœur beaucoup plus léger, appréhendant tout de même son aventure du lendemain...

Il fallait qu'elle soit forte et courageuse pour aider Madame Tanaka !

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