Chapitre 9: En territoire ennemi.

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Un calme inhabituel plane sur le campement. Le vent, d’ordinaire agité, s’est assoupi, et même les toiles des cahutes, habituellement secouées de soubresauts discrets, restent immobiles sous le ciel nuageux et monochrome. À cette heure, les rares bruits encore audibles ne sont que des souffles : celui des dormeurs à l’intérieur des cahutes, celui du feu qui meurt dans son cercle de pierres, et celui, à peine perceptible, de la respiration d’Etsuke.

Assis sur une vieille caisse, les coudes posés sur les genoux, il fixe un point invisible au sol. Sa tasse fumante repose à ses pieds, oubliée. Dans son regard : un tumulte d’idées, de questions, d’hésitations.

À quelques pas de là, Ashrilm reste debout, immobile. Il observe son compagnon sans un mot, le visage fermé mais patient. Il sait que le silence vaut parfois mieux qu’un discours — surtout avec Etsuke. Il attend. Pas seulement une réponse, mais une position, une décision. Quelque chose qui viendrait briser ce moment suspendu.

Une tension presque sacrée s’est installée entre les deux hommes. Etsuke se lève et expire longuement.

— Quand il faut y aller, autant tout tenter.
— Alors tu es d’accord ! C’est splendide.

Quelques minutes plus tard, tous les membres du camp sont réunis autour de la table. Evaal fixe Ashrilm, qui termine de marquer divers emplacements sur la carte.

— Bon, je vous annonce un changement dans le plan. Mon second et moi-même allons nous rendre dans la mine en quête d’informations.
— Une infiltration de jour ? répète quelqu’un dans la foule, incrédule.
— Je sais que c’est risqué, lance Ashrilm calmement. Mais les circonstances ont changé. On ne peut pas rater cette occasion.

Un murmure parcourt le groupe. Certains visages affichent la crainte, d’autres une confiance absolue envers le chef du camp.

— Ce ne sont pas tous les emplacements encerclés sur la carte qui devront être surveillés.

— C’est bien trop loin, réagit Nehel, le cadet de l’expédition.
— C’est pour cela que trois d’entre vous devront se poster sur les hauteurs de la crête, à dix minutes au nord d’ici.

— Qui prendra le commandement ici pendant votre absence ? demande Evaal.
— Toi, répond Ashrilm sans hésiter. Tu connais les lieux, tu as l’oreille du groupe. Et si on ne revient pas avant la tombée du jour, tu sauras quoi faire.

Le regard d’Evaal se durcit un instant, mais elle hocha la tête.

— Très bien. Alors ne tardez pas. Et ne vous faites pas avoir.

Ashrilm échange un regard complice avec Etsuke. Les deux hommes quittent la base, les sacs déjà prêts, une tension dans l’air comme l’annonce d’un orage invisible, tandis que de sombres nuages recouvrent le désert.

Le sable crisse à peine sous leurs pas. Longs manteaux relevés par le vent, Ashrilm et Etsuke avancent sans un mot, enfoncés dans le désert. Le ciel, d’un gris épais, semble les écraser. Aucun rayon ne perce la masse des nuages, et pourtant, tout est visible : les dunes blanches brillent d’un éclat froid, presque lunaire. Une lumière morte.

Le vent glisse doucement sur la mer de sable, dessinant des courbes mouvantes, des lignes sinueuses qui ondulent à la surface comme les traces d’un serpent invisible. Par moments, des sifflements brefs s’élèvent, portés par les bourrasques, mais ils ne semblent venir de nulle part. Ni cri, ni chant d’animal. Juste des chuchotements dans les grains.

Ashrilm marche en tête. Il ne parle pas, mais de temps à autre, il jette un coup d'œil à son compagnon. Etsuke garde le regard bas, fixé quelque part entre ses pensées et l’horizon. Pensif, absent. Depuis qu’ils ont quitté le camp, il ne peut chasser de son esprit cette bourrasque soudaine, cette plume noire tombée à ses pieds… et surtout, cette silhouette fugace d’oiseau dans le ciel. tout ceci le dérange, sans qu’il ne sache pourquoi. Un malaise silencieux mais qu’il sent réel au plus profond de son âme.

La plaine de sable s’étire à perte de vue, blanche et lisse. Peu de roche, peu de relief, juste quelques restes rongés par le vent et l’érosion. Puis, au loin, se dessine une tâche plus sombre. L’entrée de la mine. Béante, isolée, comme un trou percé dans la peau du désert. Aucun affleurement de roche pour l’annoncer, aucun talus, rien que cette bouche ouverte au milieu de nulle part.

Ils s’arrêtent à quelques pas de l’oeil de la mine. Le vent se fait plus doux, presque timide, comme s’il craignait d’éveiller quelque chose. Un instant, ni l’un ni l’autre ne bouge. Puis Ashrilm ajuste la lanière de son sac, baisse la tête, et avance. Etsuke le suit, pensif, inquiet et sans un mot.

— Par la, il y a une entrée moins dangereuse que de sauter dans ce trou. Suis moi, dit-il simplement.

Puis ils entrent.

Dès qu’ils franchissent le seuil, l’air se densifie. Le sable sous leurs bottes disparaît, remplacé par un sol rugueux, par endroits strié de traces anciennes. Les parois, sculptées dans un grès gris clair, semblent absorber la lumière plutôt que la réfléchir. La seule source d’éclat vient d’un trou béant dans le plafond, haut au-dessus d’eux, par lequel tombe une lumière laiteuse, presque figée.

Tout ici semble à l’arrêt. Le vent, plus fort qu’à l’extérieur, souffle depuis les profondeurs. il avance en longues bouffées froides, comme exhalé par une chose vivante. Il porte des notes sèches, poussiéreuses, qui s’enroulent autour d’eux.

Etsuke observe les lieux, attentif. Il ne ressent pas de présence, cependant l’endroit lui rappelle certaines ruines qu’il a étudiées plus jeune. Ce silence-là, cette façon qu’a la roche de s’arrondir naturellement, sans l’intervention de la main humaine… Il y a une familiarité dans l’étrangeté. Il s’en imprègne sans le dire.

Autour d’eux, plusieurs galeries s’ouvrent, comme des tunnels sans fin, bordés de murs disjoints, parfois enfoncés. Aucun outil. Aucune trace humaine récente. Juste des parois suintantes, veinées de poussière humide. Des insectes translucides, presque invisibles, filent le long des fissures dans un silence apaisant.

Ashrilm, lui, ferme les yeux. Il s’arrête net, fixe un point dans l’ombre, puis tourne brusquement la tête vers la galerie de gauche.

— Là, souffle-t-il.

— Quoi ?

Etsuke plisse les yeux. Il n’a rien vu bouger, puis en un instant un reflet lumineux apparaît brièvement

— Tu l’as senti venir ? demande Etsuke.

Ashrilm hoche lentement la tête.

— Oui. Une résonance dans les flux lumineux. Quelque chose a bougé là-bas. Ça a fait réfléchir la lumière… et j’ai perçu la distorsion avant même de la voir.

Etsuke garde le silence. Il connaît les capacités rares d’Ashrilm. Peu de gens peuvent manipuler un élément et encore moins le ressentir avec autant de précision jusqu'à anticiper un mouvement, comme lui le fait. Ce n’est pas une intuition : c’est une lecture directe du monde.

Ashrilm décide de s’approcher de la galerie d’où provient la lumière, ses pas mesurés, ses yeux scrutant les ombres. Il avance lentement, les doigts effleurant les parois rugueuses du tunnel, comme s’il cherchait une autre source de distorsion, une infime résonance. Une lumière, bien qu’instable, continue de se refléter au loin, presque comme un écho.

Etsuke, lui, se tient un peu en retrait, ses yeux rivés sur les autres galeries qui s’ouvrent autour d’eux. Un éclat sombre attire son attention. Dans une galerie voisine, il voit une tache de sang séchée, qui forme une éclatante cicatrice sur le sol de pierre. Un frisson lui parcourt l’échine. Il s’approche, son regard balayant les parois, scrutant chaque détail comme un archéologue devant un artefact ancien.

Ses yeux se posent sur d'autres traces : des cheveux emmêlés, des poils canins, des marques de griffes qui entaillent la roche, déchirant le silence de leur présence morbide. La scène est choquante, presque irréelle — un tableau figé dans la terreur. Et soudain, il comprend. Des enfants, des esclaves, des Anéliens tout comme lui, ont été poussés ici. La terreur, la souffrance, inscrites dans chaque trace qu'ils ont laissée derrière eux. Il serre les poings, une colère sourde bouillonnant en lui.

Il s’avance d’un pas vif, le dégoût et la rage se mêlant dans ses entrailles.

— Qu’ont-ils fait… murmure-t-il, à peine audible.

Ces détails morbides, ces signes laissés par les esclavagistes qui ont brisé des vies et jeté des corps à leur triste sort… Il ne reste plus de trace de ces enfants, juste ce silence infâme, cette scène que le temps à figée comme une macabre relique d’une cruauté sans nom.

Ashrilm s’arrête devant lui, son regard déjà tourné vers une galerie plus profonde.

— Nous devons continuer, dit-il, une froideur dans la voix, pourtant teintée de compassion.

Il perçoit quelque chose d’autre, un mouvement subtil qu’il ne peut encore définir, provenant d’une autre galerie.

— Continuons, je sens que cet endroit nous cache quelque chose et rassure-toi… je sais qu’ils sont encore en vie. Nous les sauverons tous, dit-il avec un sourire éclatant et une tape dans le dos pour motiver son ami.

Etsuke hoche lentement la tête, son regard toujours fixé sur les traces, la mâchoire serrée. Il détourne finalement les yeux, tentant de faire abstraction de ce qu’il vient de voir, mais la colère bouillonne toujours sous la surface, prête à éclater. Ils reprennent leur chemin, sans un mot de plus, pénétrant plus profondément dans le labyrinthe de la mine, où le silence reprend ses droits.

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