CHAPITRE UN

5 minutes de lecture

Fille

13 octobre, 2076

Laboratoire, Minport City.

Allongée sur le côté, je regarde Garçon assis sur les marches de la plateforme surélevée. Ses yeux aussi bleus que les océans m’apaisent en un instant. Il me fait signe que tout va bien et que je n’ai pas à m’en faire. Nous avons l’habitude et il vient de passer sur la table d’opération. C’est toujours lui qui commence, parce qu’il veut montrer l’exemple et ça me rassure. Père déplace mes longs cheveux noirs et enfonce une aiguille dans ma nuque afin d’anesthésier cette partie de mon corps. La lame du scalpel ne me fait ressentir aucune douleur et j’imagine le bruit de la peau qui s’ouvre en deux.

— Ne bouge pas Fille, c’est bientôt fini.

Derrière Garçon, la pluie n’arrête pas de claquer contre les fenêtres. Il fait sombre, seule la lumière du post médicale nous éclaire. En fond, l’Adagio d’Albinoni en sol mineur résonne dans le laboratoire. Père retire l’ancienne puce et insère la nouvelle à l’arrière de ma tête qu’il a fabriqué. C’est la septième qu’il introduit depuis que nous avons été recueillis par Père. Je vis avec eux deux depuis l’âge de quatre ans. Aujourd’hui j’en ai dix et Garçon en a quatorze. Il est comme mon frère, mais nous ne sommes pas liés par le sang. Apparemment, Père nous a récupérés dans un orphelinat clandestin de Minport City, où nous avons été abandonnés à cause de la règle des enfants uniques. La terre est trop surpeuplée, polluée et contrôlée par des megacorporations. Seule la milice que l’on nomme Ghost agit contre le crime et la cybercriminalité en secret. Personne n’est au courant de leur réelle identité, mais quand ils trouvent, c’est pour tuer.

— C’est bon, je viens de te recoudre.

Père m’aide à me redresser, il me sourit et le ton rocailleux de sa voix n’est pas inquiet. Son œil bionique gauche lui permet d’effectuer des opérations plus précises. Je touche l’arrière de ma tête du bout de mes doigts, la minuscule cicatrice est déjà en train de se refermer.

— J’ai augmenté vos capacités à apprendre beaucoup plus vite. Vous devriez lire un bouquin de cinq cents pages en seulement trois minutes, résoudre un problème mathématique en dix secondes et…

Il frotte sa moustache grisonnante en ne finissant pas ses explications. Il demande à Garçon de nous rejoindre.

— Il est temps de se mettre à jour maintenant.

Garçon se lève des marches et prend place sur le cercle lumineux de la plateforme. Nous mettons tous les deux le casque au-dessus de nos têtes, pendant que Père finalise le codage. J’observe la barre d’état se remplir. Comme d’habitude, la mise à jour me fait cligner des yeux plusieurs fois, car la puce est directement reliée à notre système nerveux. Ma tête bouge d’avant en arrière et pour que ce soit moins douloureux je me concentre sur le tableau devant moi. C’est une œuvre de Picasso : Le Rêve.

Dans cette pièce où tout est sombre, où les rideaux sont noirs et où le sol est recouvert d’un béton fissuré. Il y a ce tableau accroché au mur dont les couleurs primaires me rappellent ceux des fleurs, que nous ne voyons presque plus ici, à Minport City.

Soudain, alors que le chargement n’est pas terminé, Père nous débranche brusquement et la sensation me provoque de légers étourdissements. L’alarme de sécurité qui n’avait encore jamais sonné jusque-là, envahit le laboratoire et recouvre totalement la musique des haut-parleurs.

— Ils sont là.

Père fait signe à Garçon. L’angoisse monte, c’est la première fois que je ressens une sensation que je devine être la peur. Garçon me prend la main et je perçois un regard troublé. Il est plus grand que moi, d’au moins une tête. Mon cœur palpite trop fort et je perçois par-dessus son épaule, Père pris d’une rage effroyable. Il est en train de brûler les documents et détruire les machines et les écrans à l’aide d’un marteau.

Père ! crié-je en ne comprenant pas la situation.

— Cachez-vous ! Ne vous les laissez pas vous trouver !

J’inspire avec difficulté, ma poitrine me fait mal. Garçon me caresse les cheveux et m’emmène précipitamment avec lui devant le mur, où le tableau de Picasso est accroché.

— Garçon, j’ai, j’ai peur… bégayé-je. Et Père ? Que fait-il ?

Une montée de larme envahie mes yeux.

Fille, je te promets que tout ira bien.

Je déglutis lentement pendant qu’il me serre la main encore plus fort. Il regarde le tableau devant lui et appuie sur un bouton. Le tableau, devenu porte, dissimule un petit passage étroit.

Un bruit d’explosion retenti tout à coup. Garçon se met devant moi pour me protéger et je cache mes oreilles. L’odeur des documents brûlés se mélange avec le souffle de la détonation laissant apparaître une fumée noirâtre planer dans toute la pièce. Je tousse et je n’aperçois plus Père à cause du nuage de poussière. Je sens la main de Garçon m’emmener de force à l’intérieur de la cachette. Surprise que le passage étroit ne puisse accueillir qu’une personne, mes yeux s’écarquillent et je comprends qu’il devra trouver une autre cachette.

— Ne sors pas, avant que tu sois sûre qu’il n’y a plus personne.

La cicatrice à l’arrière de ma tête me fait soudainement mal. Il touche aussi sa nuque et grimace à cause de la douleur. Du sang s’est déposé sur le bout de ses doigts et ses yeux bleus s’assombrissent tels les abysses de la mer. Je prends peur et je remarque que je saigne également.

— Où est-ce que tu vas ! Ne me laisse pas ! imploré-je.

Garçon pose son index sur sa bouche et m’ordonne de me taire. Mes cheveux se mélangent avec les larmes qui coulent sur mes joues et cette fois-ci j’entends la déflagration d’une arme à feu. Le son sourd traverse mes tympans jusqu’à en déchirer mon cœur. Je cache ma bouche avec mes deux mains pour éviter de crier. Je tremble et Garçon me pousse dans le renfoncement.

— Lorsque tu seras sûre qu’ils ne sont plus là, je veux que tu coures le plus loin possible sans te retourner, est-ce que tu as compris ?

Je secoue la tête d’un non plusieurs fois, les mains tremblantes. Je renifle mes larmes, mais c’est impossible, les hoquets me provoquent trop de sanglots.

— Est-ce que tu as compris ! s’énerve-t-il en me secouant les épaules. Dis-le !

— Je te le promets ! gémis-je à contrecœur.

Il tend son petit doigt devant moi, et attend que je lui en fasse la promesse. J’entoure mon auriculaire autour du sien et nos pouces ensanglantés, confirment le pacte.

Il hoche la tête, ferme les yeux et conclut en fermant la porte : cours.

Je me retrouve dans le noir, recroquevillée dans cet endroit, aveuglée par l’obscurité. Je perçois le son de plusieurs pas et coup de feux retentir derrière le tableau. Je m’oblige à me taire dans mes mains, mais la souffrance est trop puissante. Je cache ma tête signant une protection et j’imagine Garçon mourir de l’autre côté.

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