La lumière et l'ombre

de Image de profil de Chrisdelin Chrisdelin

Avec le soutien de  Anne-C. B. 
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Image de couverture de La lumière et l'ombre

Je me souviens très bien de cet été, et du moment où tout a basculé.

C’était pendant les grandes vacances, la lumière était intense, brûlante, chauffant les murs des immeubles, ramollissant l’asphalte des trottoirs et des routes. Les adultes fuyaient cette chaleur laissant la rue aux jeux et aux rires des enfants dont l’écho rebondissait dans les rues désertes.

Lui courait sur le trottoir, ses sandales collantes sur le bitume, les bras écartés, cherchant à me distancer.

Il sautait, tournait sur lui-même, s’arrêtait brusquement, caché derrière un lampadaire pour vérifier si j’étais encore là. Je faisais semblant d’être en retard, juste pour le voir sourire.

Parfois je me faufilais entre les roues d’un vélo, grimpais avant lui sur le mur d’en face, percutais l’ombre de ses camarades et nous nous lancions des pieds-de-nez à tout va. Alors il éclatait de rire, un de ces rires qui font vibrer la lumière.

Nous étions inséparables.

Quand il se couchait dans l’herbe, je m’allongeais à ses côtés. Quand il plongeait la main dans la fontaine de l’église, je dansais sur la surface avec lui. Il m’appelait « sa copine du soleil » et j’aimais ça. J’étais d’une fidélité sans faille, son double, sa part d’éclat.

Les journées passaient, longues, dorées et souriantes.

C’est le soir que je commençais à le perdre, lorsque je m’affaiblissais sans que je puisse rien y faire.

Il retardait son retour à la maison.

La lumière était plus basse, plus légère. Je m’étirai sur les murs, vacillante, déjà affaiblie, je ne voulais pas que la journée se termine.

Ce soir-là nous étions rentrés plus tard que d’habitude. Il avait les genoux écorchés et les yeux encore brillant de soleil.

Il se dirigea vers la cuisine dans laquelle il entendait sa mère préparer le repas. La pièce était dans un état lamentable, l’atmosphère moite et tendue.

De la vaisselle encombrait l’évier, le carrelage des murs et la peinture du plafond étaient collants, des mouches tournaient autour d’une bouteille de whisky presque vide et se faisaient attraper de temps à autre par un ruban de papier collant posé devant la fenêtre poisseuse.

Derrière la bouteille se tenait le père, affalé sur sa chaise, le verre de whisky à la main. Je suis certaine que mon enfant pouvait lui aussi voir l’ombre de cet homme, immense et tordue par la lumière blafarde du plafonnier. Il surveillait ses réactions en y jetant un œil régulièrement. La mère, devant la cuisinière, concentrée sur ses casseroles, effacée, était sombre et absente. Il était difficile de distinguer laquelle était l’ombre de l’autre. Aucune des deux ne réagissaient plus à rien.

Quand il nous a vus rentrer, le père s’est redressé d’un coup.

— T’étais où encore ?

Sa voix était râpeuse, cassée, gorgée d’alcool.

Mon enfant n’a pas répondu, il a baissé la tête. Moi, j’aurais voulu lui dire de sortir, le tirer dehors, l’emmener dans la rue, dire à sa mère qu’elle le protège.

Le verre a claqué sur la table.

— J’te parle !

Puis un bruit sourd.

Le corps de l’enfant projeté contre la porte, la chaise renversée, le cri de mon meilleur ami, la mère qui ne bouge pas. Son ombre non plus.

J’ai senti quelque chose se fissurer, un éclat de lumière qui se détache de moi, parti s’éteindre dans un coin de la pièce.

Le lendemain, nous n’avons pas joué. Lui marchait sans parler, les épaules basses, les poings fermés et la lèvre fendue. Moi je le suivais sur les murs. Il ne me regardait plus.

Et chaque soir, les murs de la cuisine répercutaient l’écho des éclats de colères et des coups. Le matin, je ne parvenais plus à dissoudre cette douleur, je me repliais dans un coin, impuissante, perdant à chaque fois un petit morceau supplémentaire de cette lumière qui nous reliait.

Jusqu’au jour où, au coin de la rue, il aperçut un chat, roulé en boule sur une pierre chauffée au soleil. C’était un chat tigré, un peu maigre, tranquille et confiant.

Mon enfant s’est arrêté. Il a regardé la bête un moment, sans rien dire, puis a ramassé une pierre.

— Non, ai-je tenté de lui murmurer.

Je crois qu’il m’a entendue. Entre les dents de sa mâchoire crispée, je l’ai entendu me répondre.

— Tais-toi, je te déteste, et je fais ce que je veux.

Le bras s’est levé, la pierre à claqué.

Son ombre a tenté de fuir la première, mais trop tard. Le chat s’est affaissé dans un cri étranglé.

Depuis ce jour, nous avons perdu des morceaux de lumière de plus en plus gros. Nous n’étions plus liés que par de menus fils. Je n’osais presque plus me montrer, de peur de le perdre, définitivement.

Chaque jour, il rentrait plus tard, plus sale, plus renfermé.

Un après midi, il a frappé un camarade. Sans raison. J’ai voulu l’en empêcher, mais il m’a regardé, ses yeux noirs de colère :

— Laisse-moi. Tu ne sers à rien, je ne veux plus te voir.

Je suis resté figée. Ces mots ont terminé de couper les derniers éclats de lumière qui nous reliaient, j’ai senti notre lien s’effriter, puis se rompre, définitivement. Il est parti, je suis resté là.

Le soir même, quand il s’est endormi, j’ai tenté de revenir à la lueur de sa lampe de chevet, de me poser sur son mur ou sur sa couverture. Mais je n’ai pas trouvé ma place, et je n’y suis pas retourné.

Puis les années ont passé.

Je n’ai plus appartenu à personne. J’ai glissé sur les murs et les trottoirs de la ville, je me suis accrochée aux réverbères, j’ai tenté de m’approcher d’autres enfants mais je crois que je leur faisais peur. Les enfants ont peur des ombres seules, et leurs ombres me chassaient.

Parfois, lorsque je me posais sur un banc ou à un arrêt de bus, j’entendais encore son rire, quelque part, très loin.

Un soir d’hiver, je l’ai revu.

J’errai le long d’un mur entre deux candélabres, lorsque je me suis attardé devant l’écran d’une télévision derrière la vitrine d’un magasin. Il avait grandi, deux policiers tenaient fermement ses bras dont les mains étaient menottées dans le dos. Un sourire sans joie fendait son visage.

Un journaliste avec un micro disait qu’il avait tué son père, d’un coup de couteau, dans la cuisine familiale. La même cuisine ou j’avais commencé à mourir, autrefois.

Je me suis plaquée contre la vitre de la boutique, et j’ai crié. Je voulais juste lui dire que j’étais là, lui demander de revenir.

Mais j’ai compris en voyant son regard, vide, qu’il m’avait oublié. Définitivement.

Désespérée, je me suis éloignée, lentement. J’ai glissé le long des façades des immeubles jusqu’à ce que le soir tombe puis je me suis laissée disparaître dans la nuit, loin des lumières.

Depuis, je hante les rues, seule, dans les impasses où personne ne regarde, sur les murs sans lumière. Parfois lorsqu’un enfant me voit, il hurle de peur et s’enfuit.

Je voudrai tellement pouvoir vous dire que si, un jour, vous croisez le chemin d’une ombre solitaire qui tremble au pied d’un lampadaire, le long d’un mur gris ou d’un arrêt de bus, ne la jugez pas.

Ayez seulement une pensée pour celui ou celle qui l’a perdue.

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En réponse au défi

L'ombre derrière nous

Lancé par Chrisdelin

Certains enfants voient des choses que les adultes ne voient pas ou ont oublié de voir.

Dans ce défi, imaginez un enfant qui perçoit des ombres derrière les adultes — pas seulement des silhouettes projetées par la lumière, mais des présences, des doubles, des reflets d’autre chose : leur passé, leur culpabilité, ou peut-être leur véritable nature.

Le choix du genre est libre :

  • Fantastique (les ombres sont réelles, vivantes, et influencent les adultes),
  • Psychologique (l’enfant projette sur le monde ce que lui seul comprend),
  • Symbolique ou poétique (ces ombres évoquent la peur, la perte, le temps qui passe...).

récit, monologue ou dialogue, on tente en 500 mots, mais on se laisse libre de dépasser si le récit le réclame.

Et on gardera en mémoire que les enfants ne mentent pas. Ils voient simplement ce que nous refusons de regarder.

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La lumière et l'ombreChapitre6 messages | 1 semaine

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