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Le vol vers l'Ouzbékistan semblait s'étirer hors du temps. Fanny, installée confortablement sur son siège, ne cessait de contempler la vue qui défilait devant ses yeux gourmands. Les nuages cotonneux offrait un réconfort comme une douce couverture duveteuse qui les porterait durant toute la traversée. Aucune précipitation, aucun mouvement de l'appareil. Elle se sentait en sécurité, détendue et prête à s’immerger dans cette destination encore inconnue.
À ses côtés, Romain grignotait des M&M's par grosses poignées comme un enfant que l'on aurait privé de sucreries durant une semaine. Les joues gonflées tel un écureuil en pleine réserve hivernale, il peinait à s'exprimer correctement. Son attitude enfantine eut le mérite de la faire sourire.
— T'en veux ? interrogea Romain, tout en lui tendant le paquet avec ce regard de chien battu.
— Non, merci, ça va.
— Ah oui ! Madame tient à sa ligne ! répliqua-t-il tout en laissant s'échapper un éclat de cacahuètes qui atterrit sur la main de Fanny.
— Arrête de me cracher dessus ! Et non, je ne fais pas attention à ma ligne !
— Mouais...
— Quoi ?
— Je suis sûr que c'est pour plaire à ce...A...Alexandre.
— Alexis !
— Il y a donc quelqu'un...
— Il n'y a personne et d'ailleurs comment tu...tu n'as tout de même pas fouillé mon téléphone ! Romain ! s'écria-t-elle, une octave au-dessus.
Devant eux, un vieil homme aux sourcils si froncés qu'ils pouvaient se rejoindre par une simple expression de mécontentement, se retourna en leur lançant des éclairs. Fanny et Romain, comme deux adolescents puérils s’excusèrent sans pour autant continuer leurs chamailleries au dépens de la tranquillité des voyageurs. Depuis tout petit, Romain adorait taquiner sa sœur, sa manière à lui de lui témoigner son amour. Il était de loin son préféré, celui qui savait la faire rire, la faire danser, la faire rêver. Son caractère enthousiaste et plein de vie lui conférait le statut de "clown" de la fratrie, celui sur qui l'on peut compter dans les bons comme dans les mauvais moments. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'elle lui avait demandé de s'occuper de Roger durant sa convalescence, lui seul pouvait offrir un sourire bienveillant, une lueur d'espoir dans un océan de désespoir. Elle songea un instant à Lucas, ne comptant plus les années de séparation et cette distance émotionnelle qu'ils s'étaient tout deux infligés. Elle aurait tant aimé partager ces moments avec lui. Son regard se perdit dans l'immensité azurée, tout comme son cœur esseulé. Sans son frère jumeau, il manquait une pièce au puzzle de son existence, un rayon de soleil dans son univers monochrome.
— Tu penses encore à lui ?
— Parfois...
— Nah ! Tu vois j'étais certain que t'en pinçais pour ce Alexandre ! s'exclama-t-il tout fier de sa grande découverte.
— Alexis ! Et non, je ne pensais pas à lui... C'est mon patron...
— Et ?
— Et je n'ai pas envie de m'engager dans une relation avec mon boss.
— Dis plutôt que tu ne veux pas t'engager du tout. Depuis combien de temps, t'es seule ? Depuis Raphaël, je crois ne t'avoir jamais vu avec quelqu'un d'autre. Ça remonte à quoi, six ans ?
— Sept. Je n'ai pas eu le temps.
— C'est vrai qu'en sept ans... la taquina-t-il.
Romain s’affala contre son siège avec un soupir théâtral et un sourire victorieux au bord des lèvres, renversant au passage quelques M&M’s sur la tablette. Fanny esquissa un sourire attendri. Son frère avait beau flirter avec la quarantaine, certaines choses ne changeraient jamais.
Elle repensa quelques instants à son patron. Romain n'était pas le premier à lui en parler, à évoquer une possible relation extra professionnelle. Était-elle seulement prête à s'engager dans cette voie ? Quelles chaînes la retenait au sol, loin des envolées sentimentales ? Elle divaguait entre les volutes diaphanes qui froissaient l'horizon, sans pour autant retrouver le cheminement de ses pensées éthérées.
Le reste du vol se déroula dans une quiétude presque irréelle. Fanny se laissa bercer par le doux ronronnement des moteurs. Elle ferma les yeux, en pensant à leur future destination sans pour autant parvenir à y poser des images claires. Tout ce qu'elle connaissait, c'était un mélange d'images ...
Lorsque la voix de l'hôtesse annonça l'approche de leur atterrissage, son cœur fit un bond dans sa poitrine, elle sentit ses pulsations s'accélérer au rythme d'un roulement de tambour. À travers le hublot, Fanny aperçut les premières nuances d’un pays encore inconnu pour elle.
Le sol semblait dessiné au crayon pastel d les tons ocres s'étalaient généreusement sur cette toile authentique, parsemé de touches vert tendre et de tâches blanches éparses — les vergers en fleurs, probablement.
Au loin, quelques dômes céruléens émergeaient de la ville, tels des îlots suspendus dans le désert. Son cœur s'accéléra. Samarcande.
Le nom seul résonnait comme une promesse d’évasion et de mystère.
Elle sentit une douce chaleur se faufiler dans les interstices de son âme, comblant toutes ces incertitudes, comme si cette ville avait le pouvoir d'estomper ses peines.
À ses côtés, Romain, appareil en main, était prêt à épouser les moindres courbes de ce paysage hors du commun.
— T'as vu ces couleurs ? Ça donnerait presque envie d'écrire un roman ! lança-t-il, admiratif.
Fanny sourit doucement. Auprès de son frère, elle retrouvait une âme d'enfant et surtout découvrait cette facette aventurière, encore fragile mais qui tendait à s'épanouir hors des sentiers battus.
Ils prirent un taxi pour rejoindre leur hôtel situé à quelques pas de la place du Régistan.
durant le trajet, Fanny se perdit dans la contemplation des rues bordées d'arbres en fleurs, des enfants jouant gaiment près des fontaines scintillantes, et des silhouettes voilées d'un éclat de soie colorée qui virevoltaient avec grâce et volupté. Tout semblait être une invitation à l'apaisement de l'âme.
Ils se regardèrent un instant, dans une complicité muette.
Puis le taxi s'arrêta brusquement devant un bâtiment au charme ancien.
Le temps de descendre, Fanny sentit qu'un voyage plus profond encore commençait en elle — un voyage vers quelque chose de bien plus vaste que Samarcande.
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