36

5 minutes de lecture

Parfois, l'écriture nous émeut. Ce chapitre m'a donné beaucoup plus d'émotions que je ne l'aurai imaginé. J'ai pris un réel plaisir à l'écrire. Belle lecture.

______________________

Son regard déambulait, avide des couleurs dont il se nourrissait. Ivres de sensations inédites, ses doigts caressaient les pierres chaudes puis s'aventuraient sur les mosaïques céruléennes émaillées parfois gravées. Chaque foulée au cœur des ruelles étroites de la place du Régistan, centre historique de la capitale, faisait vibrer son âme. Son voyage ne faisait que débuter.

— Tu aimes ?

Fanny planta son regard perçant dans celui de son frère. On pouvait y lire toute sa reconnaissance, tout cet amour fraternel qui débordait jusqu'aux coins de ses yeux.

— Plus que je ne l'aurai imaginé.

Au cœur de la vieille cité, trois majestueuses medersas s'étiraient jusqu'au ciel drapées d'un camaïeu de bleu. Chaque éclat de faïence scintillait à la lueur dorée du soleil. Les portails des mausolées s'imposaient comme de véritables passages vers l'au-delà. Ils étaient ornés de gravures orientales, des calligraphies aux accents persans, mêlant dessins floraux et formes géométriques. Chaque infime parcelle de ce décor hors du temps laissait place à une errance poétique. Le Régistan avait traversé les siècles avec fierté, sans perdre une once de son charme. Le temps avait poli sa beauté, pour conserver sa noblesse d'antan.

Elle s’attarda quelques instants sur une inscription gravée. Même sans en comprendre le sens, elle en percevait l’intention. Comme un chant silencieux, transmis d’homme en homme, de pierre en pierre, à travers le temps. Cette douce mélodie muette fit naître un sentiment de complétude, comme si le vent lui avait porté un air de bienvenue, une étreinte discrète, le murmure d'un commencement.

— Samarcande est classée au patrimoine de l'UNESCO. Faut dire que ces monuments sont des témoins vivants de toute la richesse de cette ville. On dit qu'elle était au Carrefour des civilisations car elle était située sur la Route de la soie qui reliait la Chine à la Méditerranée. Elle a du voir passer des milliers de commerçants venus des quatre coins du monde...

— Bah dis donc t'es calé en histoire ! C'était pourtant pas ta matière préférée au lycée, gloussa-t-elle.

Il lui lança un regard épineux, l'un de ceux qui annonçait une joute verbale non règlementaire.

— Bien lancé pour une fille qui se la jouait Jeanne d'Arc des temps modernes, la coupe de moine en moins, la défia-t-il.

— Hein ! T'insinues quoi ? Que j'entendais des voix ?

— Faut dire que t'étais pas toute seule dans ta tête. Surtout quand t'écrivais des poèmes pour Jooooséééééé, s'égosilla-t-il tout en levant les bras au ciel.

L'écho de sa voix retentit dans les ruelles étroites de la cité, offrant à cette discussion animée un auditoire démesuré.

Ils continuèrent à se chamailler tout en profitant de la magie des lieux jusqu'à ce que leur estomac ne vienne grogner leur mécontentement. Ils s'arrêtèrent dans une petite boulangerie artisanale, attirés par les couleurs atypiques qui ornaient les grandes galettes de pain. Au centre de chacune, un motif floral aux pigments estivaux, qui intriguaient. D'autres, étalés sur de longues tablées, en forme de fleur, de soleil, tressés ou gaufrés n'attendaient qu'à être savourés. Ils achetèrent l'une d'entre elles, dont les motifs faisaient penser à une œuvre d'art, une pièce d'or géante des temps anciens. Ils y ajoutèrent une flopée de samsa, une sorte de petit pain traditionnel fourré à la viande et aux oignons

Durant le reste de la journée, Fanny suivit son frère sur les traces du passé, le laissant travailler, objectif en main. Elle l'avait contemplé avec une admiration enfantine remontant les pans de leur jeunesse, à cette époque où Romain ne cessait de les mitrailler avec ses appareils jetables orangés en papiers cartonnés. Depuis qu'elle avait refait surface à Embrun, les souvenirs de son enfance revenaient avec autant de violence et de légèreté qu'un cheval au galop. Ses allers-retours avaient le goût sucré des tartelettes aux fraises de Bérénice et l'acidité des échanges avec son père.

Maxime. Elle avait encore failli à sa parole, préférant l'exotisme des terres ouzbeks aux vallées orageuses d'Embrun. Elle souffla lourdement comme si l'air expulsé pouvait atténuer sa souffrance, ses souvenirs douloureux, ses actes manqués. Elle se promit intérieurement de faire tout so possible pour rendre visite à son père et enfin affronter son passé.

Plus loin, appareil photo en bandoulière, Romain cherchait le cadre parfait, l'essence même du lieu. Il s'agenouillait, reculait, se hissait de temps en temps sur les marches des mausolées, capturant une façade, un ornement, une ombre glissante, un reflet d'or sur une coupole, des détails insignifiants mais qui sublimaient l'histoire de Samarcande.

De son côté, Fanny choisit de se détendre à l'ombre des lourds portails séculaires. Autour d'elle, les voix des passants se mêlaient aux bruissements du vent qui tournoyaient sur la place azurée. Des touristes s'émerveillaient, des enfants couraient, un vendeur ambulant criait, des volutes de thé noir embrumaient la devanture de son carrosse de fortune.

Elle ferma les yeux un instant. Dans sa mémoire, le frémissement des étoffes, les pas pressés sur la Route de la soie, les parfums d'épices et de cuir semblaient revenir à la vie. Samarcade lui apparaissait tel un rêve éveillé, au carrefour entre son monde moderne et une histoire millénaire.

— Jeanne, par ici, lança son frère à quelques mètres.

Elle détourna son regard tout en lâchant un sourire amusé à la blague de son frère.

Ce dernier venait de cadrer un portrait d'elle, prise dans la lumière tamisée de la fin de journée, les cheveux soulevés par la brise.

— Tu m'as volé un moment de poésie, protesta-t-elle, le cœur empli de tendresse.

— Une carte postale pour ton Alexandre...

Elle éclata de rire, un rire soudain, vrai, l'un de ces rires qu'elle avait contenu depuis des années.

Ils reprirent leur marche à travers les venelles bordées de portes bleuies et de murs carrelés. Romain en profita pour noter des bribes de ressentis, des morceaux de légendes dans un carnet usé, des détails qui se grefferaient, à son reportage.

— Dis-moi, ce reportage, c'es pour qui déjà ? demanda-t-elle tout en grignotant un morceau de pain.

— C'est top secret...

— Romain !

— D'accord mais si tu en parles, je serai obligé de te découper en morceaux et te jeter à la mer.

— Où tu pourrais me brûler sur un bûcher...

— J'aime l'idée, rit-il, je travaille pour Continental.

— Les hôtels ! Je comprends mieux pourquoi on a pris l'un des hôtels les plus chers de la ville. Ce n'était finalement pas pour mes beaux yeux, le taquina-t-elle. Et donc ?

— Si mes photos et mon article passent bien, ils me confieront une série de reportage sur les cités millénaires à travers le monde.

— Pas mal, pour un ancien qui copiait sur ses voisins en histoire.

— Touché, répondit-il un sourire malicieux au coin des lèvres. Mais tu vois, l'histoire, c'est devenu beaucoup plus passionnant une fois le nez hors des manuels rasoirs du CDI. Quand elle a des effluves, des sourires, des lueurs et sa meilleure amie à ses côtés.

Fanny acquiesça. Samarcande leur avait transmis une part de son âme, un souffle ancien qui venait resserrer des liens qu'elle pensait avoir perdus. Elle pressentait que ce n'était que le début. Le début d'une nouvelle aventure avec son lot de danger, mais avec Romain à ses côtés, elle se sentait plus solide.

Annotations

Vous aimez lire Peaceful ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0