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Certaines splendeurs s'offraient dans le silence d'une contemplation. Comme si elles se suffisaient à elles-mêmes, affranchies de toute prose poétique, de toute interjection maladroite. Elles ne réclamaient qu'un regard pur, déposé avec douceur sur leurs courbes. La nature s'éveillait avec la grâce d'une immensité impalpable, assez généreuse pourtant pour offrir au monde son éventail de merveilles.
Fanny ne put détacher ses deux prunelles azurées du décor pittoresque qui l'enveloppait. Depuis leur arrivée, après un long périple jusqu'à la frontière plus à l'est, Romain et Fanny, sacs au dos, s'étaient élancés entre les beautés sauvages qui reliaient l'Ouzbékistan à son voisin tadjik. Ils sillonnèrent autour de la région des sept lacs qui s'enlaçaient les uns les autres comme un chapelet de perles lâché par un géant distrait. Chacun renfermait un secret, une splendeur unique, le reflet d'une quête propre à chacun.
Romain avait choisi de partir à l'aventure aidé d'un guide anglophone, Azamat, pour s'orienter avec plus de facilité, et ainsi rentrer à Samarcande avant leur retour pour Paris, le lendemain, à la tombée de la nuit. Azamat, le regard quiet, attendait patiemment que Romain termine sa prise de vue, pour reprendre la marche. Fanny le contempla avec curiosité. Son séjour en Ouzbékistan avait fait naître en elle un sentiment de sérénité et d'apaisement, peut-être du à ce voyage dépaysant, à ses retrouvailles avec son frère, ou à une force invisible qui tendait à la guider vers un horizon plus dégagé. Elle n'aurait su comment l'interpréter cependant, en scrutant Azamat, elle admira bien plus que l'élégance de l'orient, de ses obsidiennes qui percent l'indicible, ce teint halé qui contrastait avec sa propre pâleur. Non. Elle admirait une sagesse précieuse.
Lorsque son guide croisa son regard, elle se détourna, confuse. Sa contemplation prit fin avec un sourire gêné. Elle en profita pour s'abandonner au silence de la vallée.
Devant elle, Nezhigon dormait paisiblement sur son lit. Seul le frémissement du vent venait froisser sa couverture émeraude. Plus accessible aux aventuriers, le lac ouvrait la marche, se livrant avec autant de limpidité que ses eaux claires. Fanny fut happée par sa transparence. Elle pouvait y détailler les cailloux qui tapissaient le fond, comme si le lac lui-même se dévoilait à elle, avec une impertinence naturelle.
Les aventuriers abandonnèrent le premier site. Un peu plus haut, le sentier, plus étroit, bordé de roches offrait un silence rassurant. Romain, en contrebas, saisissait la quiétude des lieux, portés par son enthousiasme photographique. Azamat, quant à lui, marchait quelques mètres devant Fanny, son pas mesuré, presque méditatif. Il avait l'allure d'un gardien de troupeau, la main agrippée à son bâton de randonnée.
Le second lac surgit sans crier gare. Soya. D'après leur guide, ce nom signifiait "l'ombre". Une ombre douce, posée comme un voile sur l'eau, qui accentuait la singularité du lieu. Protégé par les grandes falaises, Soya paraissait plus discret, plus mystérieux. Ses rives boisées semblaient retenir leur souffle. Aucune clarté turquoise ni galets visibles sous l'eau : la surface était lisse, impénétrable comme si elle renfermait un secret bien gardé.
Fanny ralentit le pas. Ce silence, différent du précédent, l'invitait non à la contemplation mais à une écoute plus intime qu'elle s'offrit sans mot, assise en tailleur au bord de l'eau.
Le vent souleva quelques mèches de ses cheveux qu'elle dompta en les replaçant délicatement derrière ses oreilles. Elle effleura du bout des doigts la surface sombre et envoûtante de Soya, provoquant de frêles ondulations qui s'estompèrent dans un ballet mécanique. Elle se pencha vers le lac. Son reflet, une silhouette floue, l'ébauche de son âme qui peinait à se découper sur la surface. Elle songea à sa vie, à cette version d'elle-même qu'elle avait patiemment façonnée, qu'elle avait mis des années à forger de la manière la plus nette possible, et pourtant, elle ne se reconnaissait plus.
Et soudain, une image lui revint.
Un autre lac. Serre-Ponçon.
Le lac de son enfance était celui de ses premières confidences, de son premier baiser volé, celui qui avait accompagné les foulées fuyantes de son père, sa folie douce et parfois imprévisible. Il avait également été le théâtre de ses déjeuners improvisés, de ses baignades d'été, de ses fous rires aux côtés de Kate et de ses frères.
Serre-Ponçon demeurait l'abri de ses souvenirs, la plupart heureux. Elle n'y pensait plus tellement. Son contact avec la nature s'était résumé à ses jogging matinaux le long du parc Monceau, jusqu'à ce qu'elle découvre un autre monde au-delà des frontières qu'elle s'était toujours imposées. Depuis son voyage en Afrique du Sud, elle reprenait peu à peu contact avec un monde qu'elle avait boudé, aveuglée par les oeillères de la réussite professionnelle, par la pression implicite que son père avait sur elle.
Malgré tous ses efforts, Maxime semblait toujours revenir au devant de la scène, comme si chaque pas était guidé irrémédiablement par une volonté de lui plaire, de le retrouver, de retrouver cette complicité qu'ils avaient partagé un jour, une complicité que sa mère avait probablement emportée dans sa tombe.
Depuis quelques temps, Fanny était plongée dans un entre-deux trouble où plus rien ne semblait fixe. Elle se cherchait. Mais ici, dans ce repli du monde, à l'écart de ceux qui l'avaient conditionnée, il n'y avait pas d'attente, ni de rôle à jouer, elle pouvait être qui elle voulait, et choisir le reflet qui lui conviendrait.
*
Lorsqu'ils atteignirent Marguzor, le plus majestueux des sept frères, Azamat annonça solennellement qu'il était temps de se poser et de préparer un feu de camp. Le soleil tirait sa révérence derrière les rocheuses abruptes et déjà, le ciel s'assombrissait. Les lacs semblaient s'endormir au rythme du vent. Autour du feu, les trois voyageurs partagèrent un repas simple et convivial, des pâtisseries et spécialités locales que leur guide avait spécialement apporté pour leur faire découvrir la cuisine locale. Ils en profitèrent pour échanger sur l'Ouzbékistan, sur Samarcande et sur l'histoire foisonnante de ce pays aux traditions millénaires. Azamat évoqua alors l'art du papier de soie, véritable trésor artisanal. Il leur expliqua comment Samarcande s'était affranchie des techniques anciennes : cannes de bambou, vers à soie ou encore roseaux du Nil. pour se tourner vers l'écorce des mûriers à soie, donnant ainsi naissance à une production locale singulière.
Fanny, jusque là silencieuse, observait le guide avec une curiosité nouvelle. Une question la taraudait depuis le début de la matinée, elle osa la poser, timidement :
— Quelle est la signification de ton prénom, Azamat ?
Il esquissa un sourire, surpris. Rares étaient les touristes qui prenaient le temps d'apprendre à le connaître. la plupart restaient enfermés dans leur bulle, figés dans des certitudes ou des actions superficielles.
— Grandeur, répondit-il simplement.
Ses grands yeux sombres et pénétrants vinrent se figer dans celles de Fanny. Quelque chose l'intriguait chez elle. Il y avait une forme de retenue dans ses gestes, un éclat discret dans sa réflexion, un mystère qu'il n'aurait su nommer. Il la fixa un instant, puis ppursuivit, en écho :
— Et toi, Fanny ? Tu sais ce que signifie ton prénom ?
— Je ne sais pas trop. Je ne pense pas que mon prénom ait une grande signification, murmura-t-ellen un peu gênée.
— Je perçois beaucoup de silence en toi comme si quelque chose te retenait.
Il n'avait pas tout à fait tort. Cette assertion sortie de la bouche d'un quasi inconnu ne fit qu'amplifier ce qu'elle savait déjà au fond d'elle. Elle n'était qu'une ombre retenue par des chaînes invisibles.
Azamat reprit le cheminement de ses réflexions en lui offrant une vérité qu'elle n'était pas prête à entendre :
— En arabe, Fanny symbolise la liberté. Je pense que tu portes un secret, un désir profond de détacher. Quelque chose en toi ne cherche qu'à éclore, et s'épanouir. Mais ce n'est que mon interprétation, se reprit-il finalement en constatant l'émotion qu'il avait fait naître en elle.
Ils restèrent muets quelques instants.
Puis, Romain, qui avait jusque-là observé la scène avec une attention feutrée, s'exclama d'un ton enfantin :
— C'est bien beau tout ça, et pour moi ? Pas de destin caché ou de signification mystique à mon prénom ?
Azamat haussa doucement les épaules.
— Romain signifie "le romain, celui qui vivait à Rome"...
Il marqua une pause, un sourire malicieux à la commissure de ses lèvres :
— Un homme pratique, un peu râleur, qui préfère les routes pavées aux chemins de traverse.
Romain leva les yeux au ciel, amusé. Il l'avait bien cherché.
Fanny éclata de rire, un rire sincère qui s'était évadé du fond de son cœur, l'un de ceux qu'elle n'avait pas entendu depuis bien longtemps. Azamat, quant à lui, se contenta d'un clin d'œil avant de retourner s'occuper du feu dont les braises commençaient à s'atténuer, lasses, tout comme ses hôtes.
Le silence s'invita, calme et dense, troublé par le souffle du vent sur l'eau endormie.
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