39
Romain serra son père très fort dans ses bras, une étreinte solide, comme ancrée dans un moment immuable. Fanny, cachée derrière la carrure imposante de son frère, apparut bientôt aux yeux de son père. Une lueur, vacillante, traversa ses prunelles océan. Il sembla ému par sa présence. Un court moment. Puis, il se retourna vers son fils, les sourcils froncés :
— Tu aurais pu me prévenir que tu ne serais pas seul.
Son ton se voulait froid, à l'opposé de cette émotion fugace qui venait de le faire tressaillir.
Fanny sentit la tension remonter dans dans sa gorge, comme à chaque fois qu'ils se faisaient face.
— Je ne pensais pas devoir m'annoncer pour venir dans ma propre maison, railla-t-elle, touchée à vif.
— Chez toi... On dirait presque une insulte venant de toi. Trois fois en dix ans. Quel honneur !
Ses mots, tranchants, vinrent alimenter l'amertume qui les consumait depuis des années. Fanny serra les poings.
— Je suis venue, c'est ce qui compte, non ?
— Tu cherches à avoir bonne conscience ?
— Tu ne m'as pas répondu ? Comme d'habitude, tu contournes mes questions. Tu me laisses dans l'incertitude. Je suis là devant toi, et toi, tu ne cherches qu'à me blâmer, comme si j'étais le fardeau de ton existence, une plaie que tu ne parvenais pas à effacer. Je suis désolée Maxime. Je suis désolée d'être ta fille mais tu dois...
— Ça suffit ! trancha-t-il.
Il la fixa avec dureté, ce masque figé qu'il n'ôtait jamais. Jamais devant elle.
Elle tremblait. Ses jambes se dérobaient sous la tension qui s'était accumulée. Il aurait suffi d'un geste, d'un mot, d'un léger sourire pour qu'elle cède, qu'elle se laisse à ses émotions mais Maxime avait dressé un mur entre eux qu'ils ne parvenaient pas à franchir.
— Je voulais juste te parler, dit-elle d'une voix plus basse.
— Je n'ai pas le temps.
— Pas le temps ! Je t'avais dit que je voulais te parler et toi, tu...
— Ce n'est pas le moment.
— Le reste passe toujours avant... tu ne changeras jamais. J'ai fait des kilomètres pour discuter et toi, tu fuis, comme d'habitude.
— Tu n'as pas le droit de me reprocher de... vivre. Quand tu me dis que tu viens depuis trois semaines et que tu te défiles, alors que je t'attends, ponctua-t-il d'une voix détachée, ne me dis pas que le reste passe avant tout. On ne peut pas être à ta disposition quand tu as décidé que c'était le moment.
Sa voix s'étranglait, les émotions, trop intenses, venaient d'affluer, sans qu'il ne les ai invoqué. Maxime n'était pas infaillible, mais ce soir-là, il n'était pas prêt à montrer ses faiblesses. Il se ressaisit, pourtant Romain, resté jusque-là en retrait, avait remarqué son ....
— Papa, tenta Romain, tentant de calmer les tensions entre eux.
— Laisse-moi gérer ça ! le coupa-t-il.
— Gérer ? Je ne suis pas une de tes affaires immobilières..., reprit Fanny, excédée.
— En effet. Mais maintenant, je n'ai pas le temps. Je n'ai pas le temps de suivre tes petites humeurs, Fanny. tu dois grandir. On en reparlera quand tu te seras calmée.
Un couteau en plein cœur aurait été moins douloureux. Elle détourna les yeux, le silence tomba net.
Alors que Maxime invitait romain à le suivre pour parler de "détails" dont elle n'avait pas noté toutes les nuances, elle s'éclipsa, les yeux embués de larmes vers l'un des lieux qui lui procuraient le plus de repos, une quiétude bienvenue.
Lorsqu'elle referma la porte de la serre derrière elle, les effluves de géraniums et de citronelle l'envahirent. Un bond dans le passé, comme à chaque fois qu'elle y retournait. Depuis deux mois, sa vie avait pris un tournant inattendu tant professionnellement que personnellement. Elle avait raté le poste qu'elle convoitait depuis des années, nouées de nouveaux partenariats, renoués avec la lecture et laissé son cœur la guider vers des horizons inconnus. Elle ne se reconnaissait plus. La seule constante demeurait l'éternelle tension entre elle et son père. Après l'avoir fui depuis des années, elle s'était laissé approcher, menacée, comme elle l'évoquait si bien, de revenir sur les traces de son enfance pour finalement y couper court. La vente de la demeure était tombée comme un verdict lourd et irréversible. D'ici quelques mois, peut-être moins, la demeure des Coste ne serait plus. Et cela la bouleversait.
En balayant la serre du regard, elle retrouvait le sourire radieux de sa mère qui irradiait l'espace. Chaque plante racontait une histoire, un moment du passé, avec ou sans elle. Bérénice y avait fait fleurir une nouvelle époque, pour que s'épanouissent les moments heureux, ceux que Padma auraient aimé partagés, un peu plus. Mais le temps avait ravagé les racines de leur foyer, fanant peu à peu leurs cœurs.
Les yeux embués de larmes, elle tenta de rempoter une pauvre plante toute flétrie dont la tige, à moitié séchée, peinait à se tenir debout. Un tuteur, de la terre fraîche, un peu d'eau et elle reprendrait un second souffle. Si tout pouvait être aussi simple. La situation avec Maxime exigeait bien plus que quelques astuces en jardinerie, il fallait ratisser les non-dits, arracher les mauvaises pensées, balayer leurs préjugés...
Elle attrapa le tablier de sa mère accroché sur la porte vitrée de la serre, les initiales P.C. tendaient à disparaitre tout comme son visage. Plus les années passaient, plus Padma devenaient un souvenir lointain, une errance de moments heureux auxquels Fanny ne parvenaient plus à se rattacher. Les larmes coulèrent. Abondamment. L'idée de l'oublier, insoutenable, s'était pourtant faufilée dans son esprit.
— Je savais que je te trouverais par ici.
La voix de Samuel, teintée de douceur, émergea de sa tristesse silencieuse. Il la connaissait bien. Malgré la distance, Fanny avait retrouvé ses vieilles habitudes. La serre avait toujours été son refuge, l'endroit qui la réconfortait, un coin de douceur face aux excès de son père.
— Si tu es là pour me sermonner, repasse plus tard.
— Je suis venue pour voir comment tu allais. C'est tout.
— Je respire la joie de vivre comme tu vois.
Il osa s'aventurer sur le chemin plein de ronces.
— Toi et papa, vous devez discuter...
— Je ne demande que ça, le coupa-t-elle. Tu vois bien que je ne compte pas à ses yeux. Il m'a ignoré comme si je n'étais qu'une moins que rien.
— N'exagère pas. Il avait du travail.
— Je fais l'effort de venir et lui, il part travailler. Sam', t'es toujours à le défendre.
— C'est vrai que... Vu de l'extérieur, ça y ressemble mais je te promets qu'il a beaucoup à faire en ce moment.
— Qu'est-ce qu'il a de plus important. La société tourne toute seule. Il compte ouvrir une multinationale ?
Le regard de Samuel se voila. Il aurait aimé lui en dire plus mais Maxime tenait à régler toutes ses affaires par lui même et Fanny en faisait partie. Pourtant, il savait que plus le temps passerait, plus il lui serait difficile de toute lui avouer. Il hésita puis reprit le fil de ses pensées :
— Il a beaucoup à faire en ce moment, ce n'est pas seulement le travail, il y a la vente de la maison et puis tout le reste.
Elle releva la tête, intriguée, mais il évita son regard. Un silence s'installa entre eux.
— Tu veux dire quoi par "tout le reste" ?
— Rien... C'est à lui de t'en parler. Allez, tu m'accompagnes en ville, Déborah a demandé après toi.
Elle attrapa la main que son frère lui tendit. Passer du temps avec sa belle-sœur allait lui faire du bien. Et puis, ce sera l'occasion de voir ses neveux. Elle n'avait pas été la tante idéale, mais au fond d'elle, un profond désir de changement prenait naissance. Son retour à embrun remuait bien trop de sentiments enfouis, de tristesse et de moments manqués qu'elle souhaitait intimement rattraper. Si seulement, Maxime pouvait la comprendre. Peut-être arriverait-il à s'entendre.
Annotations