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La soirée passée avec Déborah et Samuel fut riche en émotions. Ayant fréquenté les mêmes écoles depuis leur plus tendre enfance, Déborah et Fanny se connaissaient depuis de nombreuses années. Avec leur faible écart d'âge, tous trois avaient vécu des moments similaires qui nourrissaient des anecdotes devenues désormais célèbres. Des éclats de rire fusèrent, des larmes de joies perlèrent au coin des yeux. Les joues brûlantes forcées par des zygomatiques en pleine surcharge, ils finirent par capituler autour d'un bon thé marocain. Les arômes poivrés de la menthe fraîche du jardin eurent un effet apaisant. Les discussions qui suivirent furent teintées d'une touche de sérieux, évoquant l'évolution professionnelle de Déborah au sein de l'école maternelle du centre-ville d'Embrun, des projets de voyages en famille sur la côte basque et l'agrandissement de la maison pour l'arrivée d'une belle nouvelle que Fanny reçut avec la plus grande des félicités. Elle se promit d'être plus présente désormais.
— Et toi Fanny, des projets en vue ? Samuel m'a dit que tu avais eu une...promotion ? demanda Déborah.
— Pour la promotion, on repassera plus tard, avoua Fanny, d'un ton amusé.
— T'as l'air de bien le prendre.
— J'ai appris à relativiser.
— Pourtant, Samuel me disait que tu y avais vraiment mis toute ton âme dans ce projet.
— Il avait raison, commença-t-elle tout en lançant un regard bienveillant envers son frère, mais avec le temps, on comprend qu'il y a des projets qui ne nous étaient probablement pas destinés. Alors, qui sait, peut-être que quelque chose de plus sympa m'attend ailleurs.
— C'est une bonne philosophie, s'exclama Déborah qui paraissait étonnée de voir l'évolution de Fanny depuis toutes ces années. Elle l'avait connue, légèrement frivole, mais surtout bourreau de travail, effacée par la pression qu'elle s'était imposée dans sa vie. Fanny ne sortait le nez de ses manuels scolaires que trop peu, fuyant les bals de pompiers, les 14 juillet et autres festivités auxquels les jeunes s'adonnaient avec entrain.
— Arrête de trop traîner avec Romain, bientôt tu vas devenir une nomade convertie ! annonça Samuel tout sourire.
Un fou rire s'invita généreusement dans le petit salon cosy de la rue ... , une petite ruelle calme mais qui ce soir-là laissait s'échapper un air de bonne humeur.
Lorsque Samuel raccompagna Fanny dans la demeure des Coste, en périphérie de la ville, là où les prés s'étendaient comme de grands draps verts teintés de pâquerettes, il échangèrent quelques minutes assis dans la Renault familiale aux fragrances de cèdres qui flottaient dans l'air.
— C'était une chouette soirée. Merci, Sam'.
Il la regarda un instant, détaillant les moindres traits de son visage. Malgré son caractère bien trempé hérité de son père, Fanny ressemblait à sa mère, trait pour trait. Son petit nez retroussé paraissait avoir été dessiné avec la douceur de l'orient, ses pommettes saillantes soulignaient deux grands yeux rieurs, encadrés par des sourcils épais et élégamment arqués. Son regard nuancé d'un bleu profond emprunté à Maxime étaient comme deux ancres, profonds et insaisissables à la fois, capables de retenir une tempête ou d'en déclencher une. Il y avait dans ses prunelles un mélange de candeur et de lucidité. Fanny semblait vouloir devenir une femme accomplie pour se détacher d'un passé trop lourd à porter et pourtant, de retour dans son village natal, elle redevenait celle qu'elle avait perdu depuis si longtemps, et qui tendait à lui révéler l'essentiel. Cette part d'elle-même qu'elle avait enterrée sous les silences, les rires oubliés, blessées par les non-dits et les faux-semblants. Cette part qui émergeait doucement, à mesure de ses allers et venues sur les traces de son passé. Ici, chaque pierre, chaque souffle du vent dans le creux de son coup, semblait murmurer son prénom avec bienveillance. Elle sentait qu'elle pouvait désormais se blottir entre les ruelles colorées du centre-ville, balader son regard entre les courbes voluptueuses des Alpes, savourer chaque effluve, se noyer dans les eaux turquoises du lac. Il ne s'agissait plus de fuir, ni d'oublier, mais de recoudre les fils de sa vie pour en faire une nouvelle étoffe, plus chaude, plus douce, plus solide. Une étoffe qui lui seyerait davantage.
Samuel la contemplait comme une personne qui revient de loin, portant les bagages d'un passé commun, comme une vieille valise du grenier qu'on ouvrirait de nouveau, avec la félicité des moments heureux.
— Ton sourire m'avait manqué, déclara-t-il tout simplement.
Elle baissa le regard, touchée par les mots de son frère. Samuel ne comblait jamais les silences. Il n'était pas aussi démonstratif que Romain, ni Lucas, mais lorsqu'il exprimait ses émotions, Fanny en reconnaissait la saveur.
— Tu sais, il ne sourit plus beaucoup depuis ton départ.
Fanny se figea. Parler de Maxime demeurait un sujet épineux.
— Sam...
— Je sais...je sais ce que tu vas dire. Ce qu'il a fait, ce qu'il n'a pas su faire. Mais je pense que tu devrais lui donner une chance de s'expliquer.
— Si seulement, il daignait m'écouter. Mais il semblerait que ses affaires soient plus importantes.
— Et si vous faisiez une trêve, pour quelques jours.
— Je repars dans deux jours. Je ne suis pas sûre que...
— Essaie.
Elle souffla lourdement, le cœur au bord des larmes. Il n'y avait pas de colère dans ses yeux, juste une vieille lassitude qui s'écroulait sur ses épaules.
— S'il-te-plaît, supplia-t-il.
Une promesse silencieuse venait de se tisser dans un regard fraternel. Deux sourires se croisèrent à la frontière de ce qui semblait être un nouveau départ. Elle l'embrassa sur la joue avant de l'abandonner. Dehors, la demeure des Coste sommeillait, chaque lucarne plongée dans la pénombre. Les ombres du passé valsaient sur les murs de la vieille bâtisse, attendant de se dévoiler à la lueur d'une conversation inespérée.
*
Le lac de Serre-Ponçon s'étirait, silencieux, devant ses yeux. Ses foulées battaient la mesure d'un rythme intérieur qu'elle peinait à trouver. L'air était vif, presque tranchant. Mais elle courait pour faire baisser les tensions, pour l'apaisement, pour ne plus jamais fuir. Après avoir tergiversé durant toute la nuit sur les derniers mots échangés avec Samuel, Fanny avait pris la ferme décision de confronter son père après le petit déjeuner, cependant son absence avait retardé ses plans. Bérénice avait tenté de la rassurer en lui promettant que son père serait de retour pour la pause déjeuner. Elle s'était alors mise en tête de décompresser avant la bataille en allant courir, perpétuant ainsi une tradition familiale dont elle ne pouvait se défaire. Elle savourait les quelques heures qui lui restaient avant de retourner sur Paris. Ces quelques jours en Ouzbékistan furent une belle parenthèse qu'elle espérait conserver dans un écrin, précieux, à l'abri des suspensions du quotidien, et d'un point fatal qui pourrait gâcher tout ce qu'elle commençait à tisser au fil des pages de sa vie.
Essoufflée, Fanny retourna l'esprit noyé d'incertitudes. Ne demeurait que l'espoir d'une issue favorable avec son père. Lorsqu'elle entra dans la cuisine, Maxime était là, assis autour de la table familiale, une tisane aux effluves de jasmin entre les mains. Il semblait paisible mais épuisé au vu des cernes qui creusaient le contour de ses yeux. L'arrivée de Fanny interrompit la conversation qu'il entretenait avec Bérénice. Un moment de détente qui ne lui ressemblait pas. Fanny les salua, attrapa une bouteille d'eau et s'adossa au plan de travail. Elle tenta d'adopter une attitude décontractée mais son âme hurlait intérieurement.
— Belle balade ? osa Bérénice.
Son ton se voulait bienveillant. Elle entrevoyait une issue favorable entre père et fille cependant il allait leur falloir un petit coup de pouce du destin.
— Excellente ! Meilleure qu'à Paris.
— Tu cours toujours ? s'enquit Maxime, surpris.
— Certaines habitudes ont la peau dure, répliqua Fanny tout en glissant ses prunelles océan dans celles de son père.
Ils se scrutèrent, un mélange de douceur dans la tumulte de leurs émotions qui divaguaient à chaque syllabe.
— Ta mère disait toujours que courir, c'était comme un voyage intérieur. Elle avait raison, murmura-t-il comme pour lui-même.
Cela faisait si longtemps qu'il n'avait pas parlé de sa femme. La blessure de son absence ne s'était jamais réellement refermée. Estompée, peut-être mais jamais totalement guérie.
Les doigts de Fanny tremblaient, froissant les plis de sa bouteille d'eau, en songeant à elle. Son doux sourire commençait à se voiler entre les interstices de sa mémoire.
— Elle avait une belle manière de voir le monde.
— Oui.
Le visage de Maxime se figea, engloutit par la marée de souvenirs qui le submergeait. Padma lui manquait. Il avait besoin d'elle. Fanny vint s'assoir face à lui tandis que Bérénice s'affairait à préparer le déjeuner, gardant un œil sur ces deux âmes écorchées, ces deux âmes teintées d'une tristesse commune.
— Elle me manque, souffla-t-elle comme un aveu.
— À moi aussi, se confia-t-il tout en approchant sa main près de celle de sa fille. Il hésita un court instant puis la glissa le long de sa tasse fumante. Il avait peur. Peur qu'elle le repousse encore une fois.
Le silence glissa entre eux, mais cette fois-ci plus léger comme si les nœuds de leur relation se dénouaient les uns après les autres. Lentement.
— Alors, comme ça tu es devenue une grande aventurière ?
— Oui, esquissa-t-elle dans un sourire. Enfin, pas vraiment, on va dire que je me laisse porter par...
— ... la vie ?
— Oui, c'est exactement cela.
— Et d'où vient cet intérêt soudain pour le monde ? Je pensais que tu ne t'aventurais pas trop hors des sentiers battus.
— Tu me connais bien, avoua-t-elle sans surprise. En fait, c'est une longue histoire. Laisse tomber.
Gênée, Fanny ne s'imaginait pas lui raconter cette histoire de livre et de marque-page, des coordonnées géographiques, et de tout ce qui l'avait mené sur cette voie. Son père trouverait sûrement cela ridicule, lui qui ne voyait le monde que sous un œil purement cartésien.
— On a toute la journée, n'est-ce pas ? l'interrogea-t-elle dans l'espoir de pouvoir passer plus de temps avec elle.
L'instant qu'ils partageaient ne ressemblait guère à toutes les disputes passées, les paroles déplacées et glaciales. Quelque chose s'était débloqué, et c'était l'occasion idéale pour estomper les rancunes passées, les siennes comme celles de sa fille.
Tout comme dans ses rêves, Fanny redécouvrait l'homme face à lui, une figure paternelle manipulatrice qui semblait s'évanouir pour laisser place à plus d'humanité, de sympathie, d'empathie. Le cœur battant, elle sentait qu'elle pouvait tout lui dire, tout lui avouer, tout comme lorsqu'elle était enfant. Elle finit par se convaincre que la découverte du livre pouvait être un bon fil conducteur pour tenter de lui expliquer cette envie soudaine d'évasion, et ce que ses voyages avaient fait naître en elle. Mais à peine avait-elle commencé son récit que le téléphone de Maxime sonna, suspendant dans l'inconnu ce rapprochement inattendu.
Son regard rivé sur l'écran de son téléphone, Maxime avait perdu de son éclat. Il paraissait plus tendu. Il s'excusa, quittant la cuisine sans plus de cérémonie avant de décrocher. Bérénice l'interpella du côté du plan de travail, réclamant son aide. Elle connaissait Fanny ; cette situation, cet abandon, la jeune femme l'avait connu à maintes reprises, et l'histoire ne faisait que se répéter.
— Tu m'aides à râper les carottes, ma chérie ?
— Oui, répondit-elle le regard plongé sur cette scène irréaliste qui venait de se dérouler entre elle et son père, un moment volé qui s'était effacé bien trop vite, comme s'il n'avait jamais réellement existé.
Constatant son malaise, Bérénice tenta une autre approche :
— Tu sais, ton père est pas mal occupé en ce moment...
— Je sais bien. C'est juste que...
— Écoute, je lui parlerai et ce soir, on vous laissera tout le temps pour discuter, rien que tous les deux.
— Et tu comptes lui voler son téléphone ?
— Pourquoi pas ! J'ai plus d'un tour dans mon sac, minauda Bérénice, un grand sourire figé sur ses lèvres.
Elles éclatèrent de rire tout en continuant leur discussion sous un angle plus joyeux. La promesse de la soirée attendait patiemment dans un coin de son esprit.
— Bah dis donc, y'a de l'ambiance par ici !
— Matty ! s'exclama Fanny qui n'avait pas revu son frère depuis l'annonce de la vente de la maison.
Elle lâcha l'économe, s'essuya les mains sur son pantalon et courut à la hâte en direction de son frère.
— Tu m'as manqué, glissa-t-elle à son oreille tout en s'abandonnant dans ses bras.
— Toi aussi Fifi.
Mathis réveillait en elle un puissant instant de protection. Il était le dernier de la fratrie, celui qui avait le moins connu sa mère, encore trop jeune pour en conserver des souvenirs clairs, et tangibles. Fanny avait toujours endossé le rôle de bouclier face aux attaques de leur père, encaissant les reproches, protégeant les secrets afin qu'il puisse respirer un peu mieux. Elle n'avait jamais réellement souffler, même après ces dix années d'absence, elle avait toujours été tout en retenue, la respiration coupée, suspendue à une attente qui n'avait que trop durer.
— Alors comme ça on file en douce avec Rom', sans même penser à moi, la charria-t-il avec son éternel sourire charmeur.
— T'es gonflé, quand même pour quelqu'un qui file en douce aux Seychelles avec sa chérie.
— Oh touché ! clama-t-il tout en posant une main sur le cœur de manière théâtrale
— Au lieu de vous chamailler tous les deux, venez un peu m'aider.
Bérénice les observait avec une tendresse discrète, heureuse de ce souffle nouveau dans la maison des Coste. Le sourire de Fanny manquait aux réunions de famille, et les derniers événements entachaient leur quotidien d'une nuance profondément triste.
Malgré leurs trajectoires éloignées, leurs silences, leurs absences, les retrouvailles entre les membres de cette famille cabossée avaient toujours cette même saveur : douce-amère, fragile mais précieuse.
Mathis s’attela aux tâches assignées par Bérénice avec sa bonne humeur contagieuse. De son côté, Fanny, elle, avait les yeux rivés sur la porte par laquelle son père s'était éclipsé. Son cœur oscillait entre la légèreté retrouvée et la crainte du vide. Ses rendez-vous avec Maxime ressemblaient à des montagnes russes, à un saut sans filet de sécurité. Elle avait peur de ne pas retomber sur ses pattes et en même temps, mais aussi de regretter de ne pas s'élancer. Pourquoi tout était aussi compliqué avec lui ?
Dans la cuisine, l'odeur des tomates confites et du romarin emplissait l'air. Bérénice s'affairait à terminer le repas tandis que Mathis coupait des morceaux de pain un peu trop généreux.
— Fanny, tu pourrais appeler Romain ? Qu'il ne tarde pas trop, nous allons bientôt passer à table. Et tu connais ton père, l'heure c'est l'heure.
Fanny acquiesça, posa les serviettes sur la table et sortit de la cuisine pour récupérer son téléphone portable.
— Mince ! pesta-t-elle en constatant l'écran noir de son appareil.
Son regard dériva sur le guéridon qui trônait dans l'entrée, là où gisait un bouquet de tulipes jaunes et rouges, fraîchement cueillies au cœur des jardins de la propriété. Et ce téléphone, sûrement celui de Maxime. Il n'avait pas changé ses habitudes depuis toutes ces années : clés, lunettes, porte-feuille, ..., toujours au même endroit. Sous le parasol de pétales colorés, elle aperçut le portable de son père. Elle hésita. Puis, se disant que ce n'était qu'un appel rapide à son frère, elle s'en empara. Mais en recherchant "Romain" dans le répertoire, son cœur rata un battement.
Elle jeta le téléphone sur le guéridon, recula d'un pas, comme si le téléphone venait de la brûler.
Les voix dans la cuisine continuaient, joyeuses et distraites, mais elle n'entendait plus rien. Une seule et unique question tournoyait en boucle dans son esprit : Comment Alexis Ramirez se retrouvait-il dans les contacts de son père ?
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